A. Les rites sacrificiels

1. Le rôle du sacrifice dans la pratique religieuse et différence avec les morts d’accompagnement

L’une des difficultés sur la définition des « sacrifices » est d’ordre méthodologique. Le sacrifice renvoie à des représentations religieuses, c’est-à-dire à des pratiques intégrées dans un système de culte dédié à des divinités517. D’après le dictionnaire, le sacrifice est une «offrande rituelle à la divinité, caractérisée par la destruction […] ou l’abandon volontaire de la chose offerte ». Bien que le « sacrifice » se distingue d’une simple offrande, l’idée de l’offrande à des puissances surnaturelles est intrinsèque au sacrifice. Selon Hubert et Mauss, dans leur essai fondateur, le sacrifice est un « […] acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse »518. Ils évoquent également le « sacrifice don », comme une modalité contractuelle entre les hommes et les dieux519. C’est un échange ternaire entre le sacrifiant, la chose sacrifiée et le destinataire520. Cet échange peut être soit une manipulation de l’ordre cosmique ou, au contraire, comme dans la Grèce antique, une reproduction du mythe de Prométhée marquant la séparation entre les dieux et les hommes521. Ce ne sont pas aux dieux que l’on sacrifie, mais aux Ancêtres, chez les Mofu, en Afrique522. Comme le souligne De Heusch les deux pratiques sont similaires, elles s’accomplissent dans un partage commun de nourriture. En fait, cette constatation supra-régionale, dans deux univers symboliques distincts, montre l’importance du sacrifice, réunissant la communauté autour de la préparation rituelle de nourriture et la consommation ; c’est « expression de l’ordre social »523.

Un court passage est consacré au sacrifice par Edgard Morin dans L’Homme et la Mort. Le sacrifice est un acte fécond, « vivifiant » ; mais c’est également « un nœud de mort » auquel s’ajoutent d’autres interprétations. Le sacrifice purificateur -expiateur de la faute- est l’une des critiques faites à Hubert et Mauss d’une généralisation des principes sacrificiels empreints d’une conception judéo-chrétienne de la faute et de l’expiation524. Par ailleurs, Morin insiste sur la fonction du sacrifice comme tractation avec les divinités, dans certaines circonstances de ruptures pour remettre les systèmes en ordre525. Nous revenons donc aux sacrifices dans le cadre de réunions commensales qui sont le temps de manipulation ou de réaffirmation des relations entre les hommes et les dieux et entre les hommes. Le sacrifice est certainement un « nœud de mort » mais également « un nœud social ».

Quelle est l’importance -idéologique et rituelle- des dits « sacrifices  humains» dans les sociétés complexes ? Selon Testart, il n’y a pas de destinataire dans cette pratique, qu’il se refuse à appeler « sacrifices », mais «morts d’accompagnement »526. Pour Marchesi, les « victimes humaines » des tombes d’Ur ne semblent pas être des offrandes dans une transaction avec le divin527. Cependant la mort, surtout celle d’un chef, déclenche des bouleversements, des « désordres » d’ordre cosmique appelant un surcroît de sacrifices : c’est la dette sacrificielle. Si le défunt n’est pas le destinataire528, qui est-il ? En fait, la littérature anthropologique s’est focalisée sur les formes sacrées du pouvoir, la royauté divine, dont le sacrifice est un rituel royal central529. Dans les pratiques funéraires, le rituel et les concepts religieux qui le justifient, ne peuvent pas être exclus, ni niés, même en l’absence de références textuelles530. En outre la conception de la dette et de l’ordre justifie l’ordre social.

Notes
517.

Xella 1976 : 187 ; Albert, Duday, Midant Reynes 2000 : 9-16.

518.

Hubert, Mauss 1899 : 205 .

519.

De Heusch 1986 : 37.

520.

De Heusch 1986 : 4 .

521.

Vernant 1979.

522.

De Heusch 1986.

523.

De Heusch 1986 : 37 sq.

524.

Morin 1970 : 131 ; De Heusch 1986 : 33.

525.

Morin 1970 : 131.

526.

Testart 2004a : 30-31. Cf. infra n. 541. Testart se garde de parler de « sacrifices» puisque le « sacrifice » renvoit à des croyances dans une vie dans l’au-delà (p. 34). De plus, les croyances et des conceptions religieuses ne sont pas les causes de ces pratiques de morts humaines accompagnant un individu principal.

527.

Marchesi 2004 : 154, n. 7 : “[…] since sacrifice denotes the rituals killing of a living being […] as an offering to a deity in order to obtain or maintain the favour and protection of the latter.”.

528.

Albert, Duday, Midant Reynes 2000 : 14.

529.

Rowlands 1999 : 166-167, “anthropological discussion of divine kingship have traditionally focussed the role of the king as sacrificer who end became himself a sacrifiant.[…]. Sacrifice […] is motivated by denial and restoration or regeneration of life through re-establishing relations with permanents, transcendental order. The key therefore to understanding sacred power is sacrifice and its mediation through the body and actions of ritual leader.”

530.

Albert, Duday, Midant Reynes 2000 : 10.