2. Les représentations du territoire

Dans les textes cités, le lieu où se déroule le rite est significatif. Le mausolée, par exemple, est un lieu particulièrement symbolique dans la progression des rituels et les déplacements par procession dans ces différents lieux de rituels font partie du rite et de la représentation idéologique entre la royauté et le territoire.

Ainsi, le territoire est une notion politique : elle concerne un espace plus ou moins vaste associé à un ou plusieurs groupes -nomade ou non-, et à un pouvoir qui dirige un ensemble de villages en relation avec une plus grande unité. On parle du territoire de la cité au sujet de l’espace et des villes ou villages qui sont placés sous son influence. Comme nous l’avons souligné supra le territoire est lié à des frontières naturelles ou des limites historiques ou culturelles.

Le territoire se distingue de l’environnement. Celui-ci a des implications géographiques liées aux conditions climatiques et morphologiques ; mais le territoire dépend également de facteurs environnementaux pour la gestion agricole et économique.

Le lien au territoire est duelle par essence : d’un côté, il fait référence à la perception qu’ont les individus du territoire, l’usage qu’ils en font et de quelle manière cela agit sur l’organisation sociale ; de l’autre, comment l’organisation sociale utilise le territoire621. Dans les textes d’Ebla les concepts de lieux sont très présents et indiquent une délimitation idéologique de l’espace. Le territoire est constitué d’un ensemble de relations spacio-temporelles, c’est-à-dire que l’importance symbolico-religieuse de certains lieux s’est construite dans le temps. Ce sont des espaces naturels, dans lesquels se reconnaissent les individus, individuellement ou en tant que groupe. Cette connaissance constitue le premier lien social ; le contrôle de cette connaissance est le premier pas vers la reproduction d’un pouvoir dominant622.

Trois points essentiels sont à retenir : la perception du territoire, l’action sur l’organisation sociale et l’utilisation par celle-ci du territoire. La perception du territoire par les individus est empirique, liée à l’expérience immédiate : ce qu’ils ressentent, ce qui les marque est lié à de profondes conceptions cosmologiques, qui sont matérialisées en Europe du Nord dans des architectures mégalithiques623. La perception du monde, les cycles stellaires et saisonniers sont reproduits dans la structure mégalithique et funéraire624 ; l’organisation de l’habitat et des ensembles cultuels se trouve marquée également625. En Mésopotamie, la perception du territoire semble dichotomique, le connu et l’inconnu, soi et les autres. Perceptible dans les textes mythologiques et d’autres récits, la peur du déséquilibre, des cataclysmes naturels, d’un environnement peu hospitalier, est liée à une nécessité de maîtrise du territoire (l’agriculture, l’irrigation, forme de pouvoir) qui trouve une justification dans l’ordre cosmologique. Le processus d’évolution de la pensée religieuse est difficile à reconstituer ; pour le IIIème millénaire, il est possible d’établir que les divinités, et le temple d’une cité, organisent les rapports politiques et religieux et construisent une identité locale régionale626 : le temple, expression de solidarité communautaire, est une des premières actions sur l’organisation sociale. Ces rapports sont amenés à évoluer dans le temps selon les rapports politiques entre les cités.

Comment se manifeste, alors, l’utilisation du territoire par les sociétés ? Que ce soit en Europe du Nord ou en Mésopotamie, les monuments cultuels et funéraires sont des éléments structurants du paysage et de la société : ils symbolisent l’appartenance territoriale, politique, religieuse d’une communauté.

L’un des constats, pour de nombreuses régions, est la nécessité d’une visibilité des monuments funéraires. Celle-ci par ailleurs est plus pratiquée dans la moyenne vallée de l’Euphrate qui forme, en anticipant sur le développement, une entité culturelle politique distincte du sud mésopotamien627. La place du mort peut sembler ambivalente628, à la fois dessous et dessus, visible et non visible, mais c’est une volonté idéologique, dans le contexte syro-mésopotamien, d’affirmer le lien entre la communauté des vivants et la communauté des morts. Les liens sont constamment renouvelés et réaffirmés dans des rituels et au travers du monument. Le monument funéraire est le contexte des rites funéraires et l’élément structurant dans l’espace et le temps629. Les morts, eux, dans les deux cas présentés, dans les « rites de passage » ont rejoint la place des morts. Le monument funéraire devient alors, comme réceptacle des morts, le symbole du passé, des ancêtres où se redéfinissent les statuts630 :

‘“ […] as Chapman argues for similar phenomena, its prominence “in the landscape provides a stronger link with the ancestral world” than other visible funerary setting […]”631.’

Le lien du territoire et des individus s’exprime avant tout dans un lien avec les ancêtres. Ce lien est idéologique, les relations sont manipulées et constamment renouvelées pour légitimer la royauté et le pouvoir sur le territoire. Bloch, chez les Merina, observe que les morts sont regroupés dans la tombe des ancêtres, construite en pierre sur le territoire du lignage. Des rituels royaux réguliers passent par la tombe632. Il y a donc une double dialectique : l’utilisation des ancêtres pour la légitimation de l’autorité et de la structure sociale par monumentalisation du territoire, et par conséquent, la médiation entre les différentes entités en présence le pouvoir et la communauté, incluant la cité et les environs, par le rituel. C’est ce qui apparaît clairement dans les textes d’Ebla pour la seconde moitié du IIIème millénaire.

Notes
621.

Tilley 1996 : 161-162 ; Porter 2000 : 39-40.

622.

Tilley 1996 : 162.

623.

Richards 1996 : 193.

624.

Richards 1996 : 202.

625.

Parker Pearson 1998 : 317-319, fig. 8.

626.

Collins 2000 : 17

627.

Postgate (1995) parle de « koiné culturelle» pour définir les relations économiques, politique et les alliances tissées entre les différentes Cités- états.

628.

Richards 1996 : “ this monument (Maeshowe) embodies the remarquable characteristics of being both conceptually below and physically above ground. The place of the dead is therefore in an ambiguous position located between the two worlds.” (p. 202).

629.

Barrett 1990 : 182.

630.

Barrett 1990 : 184-185.

631.

Peltenburg 1999b : 430.

632.

Bloch 1981 : 139-141.