2. Les liens entre le territoire et les tombes royales

Avec l’exemple d’Ebla, nous avons mis en évidence la relation entre le territoire, et le rôle du culte des ancêtres dans la transmission du pouvoir royal. Les ancêtres sont ancrés dans l’espace du territoire élargi de la ville, tandis que la tombe est située au cœur de la ville. Certains espaces sont réservés pour des rites qui relèvent du privé, mais qui, par extension, concernent le public. Dès lors que la tombe ou le complexe funéraire (Umm el-Marra) est visible, les actions rituelles funéraires sont significatives dans le fondement de la communauté étroite ou élargie.

L’une des premières hypothèses sur l’importance de la spatialité a été émise par Saxe, mais ne touchait que les regroupements sépulcraux dans une communauté. Les hypothèses 5 et 8 de Saxe, réévaluées par Goldstein, ont été évoquées supra dans le chapitre 2645. Pour résumer le propos de Goldstein, celle-ci propose trois « sous-hypothèses » : tout d’abord elle introduit dans l’hypothèse 8 formulée par Saxe, l’utilisation des croyances et des rites par le groupe dominant pour réaffirmer sa légitimité sur le contrôle des ressources ; si un secteur funéraire est délimité par un groupe, celui-ci représente un groupe corporatiste, légitimé par un lignage. Enfin, la complexité du secteur est d’autant plus grande que les alternatives sociales sont réduites. Morris reprend ces propositions, en arguant que, malgré les critiques, celles-ci sont des orientations possibles dans l’analyse des  comportements funéraires646 ; il établit un lien entre les cultes des ancêtres et les pratiques funéraires :

‘“ Ancestors cult and mortuary rituals are interconnected […] In any group where social and economic power is transferred through claims of lineal descent from the dead, the placing or their physical remains can hardly fail to be significant, but the actions which produce burial evidence are only part of a larger discourse of the death.”647. ’

Les ancêtres jouent un rôle majeur dans la cohésion de la société, ce sont des éléments structurants dans la référence à une origine commune. Les ancêtres royaux ont un rôle particulièrement important dans les rites de légitimation et de transmission du pouvoir dans les dynasties ; les rites funéraires en sont le « théâtre », puisque les rites de passages intègrent le défunt royal dans la communauté des Ancêtres et intronisent le successeur648.

Le lien entre territoire et ancêtres est explicite dans les propositions de Saxe, ou de Goldstein : c’est le contrôle des ressources économiques du groupe, et les Ancêtres légitiment la possession d’une partie du territoire. Ainsi que nous l’avons souligné supra, l’élévation de structures monumentales sur le territoire légitime l’implantation territoriale de la communauté et de la dynastie. Dans le cas de la Syrie du Nord, la disposition des tombes monumentales dans des secteurs en relation étroite avec le pouvoir est signifiante d’un lien idéologique entre morts/vivants (c’est une manifestation de la conservation de la mémoire en un lieu « protégé » de la communauté et du pouvoir) et d’un lien parental direct649 ; comme le souligne Morris, ce sont les rites funéraires qui sont significatifs de la cohésion sociale et du maintient des relations sociales650.

À Ur, par exemple, le regroupement, dans un secteur délimité, d’individus de prestige s’accorde avec les hypothèses précitées. Cependant, dans le cimetière d’Ur nous ne pouvons supposer un lien avec un culte des Ancêtres. Nous avons affaire à une idéologie politique « palatiale » qui tend à renforcer le pouvoir du souverain, qu’il partage et ne peut assumer qu’en relation étroite avec les divinités651. Cependant la tradition ancestrale apparaît dans les Mausolées d’Ur des rois de la IIIème Dynastie. Ceux-ci se réfèrent aux ancêtres des premières dynasties fondatrices (Mesannepada, Meskalamdug) en se plaçant à leurs côtés ; ainsi les rituels de succession tels ceux cités supra désignent les rois défunts et sont déplacés dans des lieux fondateurs dans la royauté sumérienne.

Les stratégies ne sont pas figées dans le temps et l’espace ; les relations avec les morts sont adaptées selon le discours idéologique auquel se réfère la communauté. Dans les cas étudiés, la relation au territoire est moins perceptible en Mésopotamie du Sud à l’époque des premières dynasties : le lien entre territoire et ville se comprend dans une dialectique dichotomique, terroir de subsistances et centre du pouvoir. La tombe monumentale et le complexe de prestige sont liés à la ville et à son espace intérieur ou limitrophe. L’idéologie politique se situe dans les murs même si elle se pratique vers l’extérieur et elle trouve ses racines dans l’espace intemporel du territoire. À Ur, les tombes ne sont pas visibles mais leur localisation est connue et matérialisée, donc le cimetière est le lieu de la mémoire collective. Une nette transformation idéologique s’opère à la fin du IIIème millénaire avec à Ur la construction des Mausolées ; en outre, plusieurs textes nous enseignent comment le territoire est valorisé par l’intermédiaire des lieux symboliques de la royauté au travers desquels elle se légitime et par là même les nouveaux accédants au trône652.

Le territoire a une grande importance idéologique : il permet de se définir par rapport aux autres. À l’intérieur du territoire se définissent également les frontières temporelles de ce qui est et de ce qui a été : les monuments funéraires, comme les vestiges du passé, s’imposent comme des « référents » temporels (pour la continuité), des référents identitaires et sanctionnent l’ordre social653. Le mort en tant que référent reste en contact avec les vivants.

En conclusion, deux axes ont été suivis : le premier axe concernait l’évolution de la recherche sur les tombes royales et les pratiques funéraires en archéologie du Proche-Orient, ainsi que les nouvelles orientations proposées dans l’utilisation dialectique des pratiques funéraires de prestige dans les recherches sur la société orientale antique. Le corpus archéologique des sites présente une grande diversité dans les formes de pratiques. Ainsi, la confrontation entre ces micro-régions est stimulante pour établir les différentes stratégies d’intégration des tombes et des morts de prestige.

Il a été mis en évidence que l’étude du prestige est marginalisée par la richesse de quelques découvertes et leur caractère exceptionnel. Les pratiques funéraires de prestige n’étaient pas intégrées dans une analyse globale des phénomènes sociaux. L’impact progressif de la sociologie et de l’anthropologie dans le milieu anglo-saxon en particulier, a eu pour effet d’orienter l’archéologie vers l’analyse des pratiques funéraires comme phénomène social, par lequel les statuts sociaux pouvaient être distingués, ainsi que la complexité de la structure. Les diverses approches n’ont eu de cesse de démontrer la potentialité des pratiques funéraires et des représentations sociales.

Les orientations retenues concernent surtout les manifestations des représentations symboliques au travers des pratiques funéraires de prestige. Un ensemble complexe de pratiques sociales (et donc symboliques) intègre le mort de prestige dans la société des vivants en tant que représentant de la cohésion. La dialectique des pratiques funéraires tient un rôle structurel dans l’organisation sociale. Différents symboles (ou facteurs) sont utilisés et sont signifiants dans la construction idéologique du pouvoir. L’espace, le territoire de la communauté, la tombe de prestige, les rites funéraires forment une « arène de communication » dans laquelle se joue la reproduction de la société, du pouvoir en place et des individus.

Notes
645.

Saxe 1970 ; Goldstein 1982.

646.

Morris 1991 : 148.

647.

Morris 1991 : 150.

648.

Porter 2002 : 3.

649.

McClellan 1999 .

650.

Morris 1991 : 150.

651.

Cohen 2005.

652.

Michalowski 1977b ; Sigrist 1989.

653.

Jonker 1995 : 189.