C. Le prestige de la construction

Tout d’abord, la distribution géographique des matériaux établit que la Syrie du Nord privilégie la pierre pour les constructions de prestige par rapport au Sud. On constate que les tombes du Moyen Euphrate, construites sur le sol, sont en pierre. Il s’agit dans ce cas, non pas d’une distinction par le matériau -les tombes non monumentales du type « steingalerie » sont en pierre- mais d’une tradition, ainsi que d’une convenance puisque la pierre est plus accessible dans ces régions, même si dans certains cas, le transport des pierres est nécessaire et exige un niveau d’organisation et de contrôle important1071. Toutefois, tous les tombeaux ne sont pas en pierre : à Tell Bi’a ou Qara Quzac, par exemple, les tombes sont en briques crues.

En Mésopotamie, dans le Cimetière Royal, la pierre utilisée seule dans les tombes est vite délaissée pour être utilisée avec la brique ; l’association des deux matériaux a permis par ailleurs d’innover sur le plan architectural. Le choix de la brique cuite pour les tombeaux de la fin du IIIème millénaire, de Mari et d’Ur, est à la fois, technique et esthétique ; ce matériau est relativement moins employé que la brique crue, il permet une meilleure conservation de l’ensemble.

Le prestige ne réside pas simplement dans le matériau de construction, mais dans l’ampleur de sa mise en œuvre et la finition de la tombe. Le cas de la tombe 7 à Tell Banat est significatif : la pierre est employée pour les tombes « satellites », mais la monumentalité de la construction distingue le tombeau. Le plan similaire aux tombeaux de Tell Bi’a s’impose comme un choix distinctif inspiré des tombeaux mésopotamiens. Le matériau assure également la solidité et une résistance au temps de la sépulture de prestige. C’est un facteur temporel et idéologique significatif.

Tableau 16- Répartition des matériaux selon les types de monuments funéraires
Monuments visibles Monuments enterrés Monuments semi enterrés
Tombeau Tombes en encorbellement Tertre Fosse Tombeaux Tombeaux
Brique Pierre Pierre Mixte Mixte Simple Pierre Mixte Brique Brique Pierre
Kheit Qasim Tell Ahmar Mari 21-22,221-222,300 Umm el-Marra Tell Banat Nord Ur 755, 1068, 1524, 1130 Ur
777,779,
1054,1236
Ur 789, 800,1631 Ur 1237, Mausolées d’Ur III Tell Bi'a Tell Banat
Qara Quzac Tell
Hadidi
Jerablus T302       Ebla G4   Kish Y237, 357,
529
   
                Mari 763, 928    

Enfin, le matériau n’implique pas une complexité de l’architecture. Au côté des grands tombeaux à chambre simple ou multiples, souvent complexes dans leur mise en œuvre, se placent des tombes de forme simple, les tombes en encorbellement, reprenant un type traditionnel adapté au prestige des personnes inhumées. Les techniques de construction sont maîtrisées et permettent d’augmenter les dimensions : les tombes atteignent 80 m² de superficie, ce qui les classe parmi les plus grandes tombes (tableau 16)1072. Ce sont des tombes de prestige par leur localisation, puisque dans trois cas à Tell Ahmar, Jerablus-Tahtani, Umm el-Marra se sont des tombes construites sur le sol, visibles, construites sur des points stratégiques de la ville (remparts, Acropole). Les tombes à chambre, en pierre ou en brique, sont souvent enfouies dans le sol des palais ou des cimetières (Ur, Tell Banat, Mari, Ebla) ce qui augmente la quantité d’énergie dépensée pour la construction. Le matériau a influencé le mode de mise en œuvre, comme décrit supra pour les tombeaux d’Ur, la situation enfouie a du être un choix architectonique pour maintenir la stabilité de la construction ; en outre, il ne faut pas omettre, pour la Mésopotamie (Ur, Kish), de relier la non visibilité des tombeaux aux croyances : les défunts doivent être enterrés1073. La dichotomie soulignée en Syrie entre visibilité des sépultures et ensevelissement des corps (recouverts de terre), ne fait pas partie des traditions mésopotamiennes. Par ailleurs, les Mausolées d’Ur III ont une double fonction, funéraire et cultuelle, avec une structure supérieure et des tombes enfouies sous les bâtiments : il y a donc un jeu entre ce qui est vu et ce qui est caché.

La pierre est souvent privilégiée dans les constructions de prestige. Cette préférence des constructeurs est liée à la nature du matériau et à ce qu’il symbolise : le prestige, la permanence de la construction dans l’espace et le temps. Cette constatation n’est pas spécifique au Proche-Orient ; dans d’autres régions, la pierre est employée dans les constructions funéraires car elle symbolise la permanence de la tombe et la continuité du groupe au travers de ces morts1074. La recherche de l’éternité dans la construction est aussi marquée dans nos sociétés contemporaines : les monuments commémoratifs, de la simple pierre tombale aux monuments aux morts, sont en pierre et souvent en marbre, la pierre dure par excellence. La volonté de bâtir des bâtiments durables capables de protéger le mort et d’être le lieu de la continuité est un fait marquant des monuments funéraires de prestige.

* * *

La construction monumentale et les modes de mise en œuvre utilisés, toujours améliorés par les constructeurs, démontrent toute l’attention portée aux monuments de prestige. La structure idéologique du pouvoir mise en place par les élites, ainsi que la référence identitaire que représente la tombe, influencent son architecture et sa localisation. Il faut souligner à ce propos que ce sont des monuments qui nécessitent une dépense d’énergie considérable (que certains chercheurs ont tenté de quantifier) de la part de l’ensemble de la communauté. Ainsi, l’étude attentive des matériaux, des méthodes de construction et des superficies illustre de quelles manières l’élite investit en temps et en moyens pour son prestige et celui de la communauté, car les monuments funéraires sont des référents communautaires : soit par leur visibilité permanente dans l’espace territorial, soit lors des fêtes. Ils participent au maintien des relations sociales.

D’un point de vue architectural, ces liens s’expriment distinctement entre la Syrie et la Mésopotamie ; au sein de la même région, des différences apparaissent également dans l’organisation de l’espace funéraire de prestige au sein de l’espace urbain ou à l’extérieur. On constate une cohésion régionale par l’emploi d’un type spécifique, la tombe en encorbellement ; cependant certains types architecturaux distincts apparaissent et mettent en évidence des constructions idéologiques et identitaires locales, tels que Tell Banat, Umm el-Marra. Les groupes, dans des communautés plus restreintes, manifestent en effet plus d’originalité dans un désir de s’imposer et de s’affirmer face aux Cités-Etats d’Ebla, ou Mari ; ces dernières montrent une permanence dans les pratiques funéraires de prestige qui correspond à une tradition du pouvoir ancestral.

L’espace urbain et souterrain est organisé pour mettre en contact les morts et les vivants : les premiers se rappelant à chaque instant consciemment ou inconsciemment, à la mémoire des vivants. Pour De Cesari la tombe est le « locus de la mémoire » et un espace public, c’est en effet ce qui ressort de cette analyse. Il apparaît que les espaces funéraires dans des palais ou des temples sont intégrés dans une relation au public par l’organisation spatiale ou des rituels menant vers l’extérieur. Les rituels réguliers dans le calendrier sont là pour reproduire et construire une relation au passé et intégrer les défunts royaux dans le passé commun et la mémoire collective. Porter l’a souligné, le monument funéraire s’impose dans la relation des individus (semi-nomades ou sédentaires) au territoire.

L’une des manifestations de la relation morts/vivants autour de la tombe se déroule lors des cérémonies funéraires : un temps crucial pour la communauté et le mort durant lequel se multiplient les rituels.

Notes
1071.

Peltenburg 1999b : 431.

1072.

Cf. supra tableau 14.

1073.

Bottéro 1979 : 374-75 ; Bottéro 1989 : “Le mariage de Martu”, 434, v. 138, « Et, quand il meurt, n’est pas enseveli selon les rites ! ».

1074.

Bloch 1987 : 288, “The Merina do not stress the continuity of the individual, but the permanence of the tomb, a solid stone structure which symbolises the permanence of the undivided descent group.” (notre insistance) ; Parker Pearson, Ramilisonina 1998 : 308-326.