B. Les rituels

Les rituels sont une période charnière permettant la séparation du mort d’avec les vivants et sa réintégration dans la communauté sous une autre entité1307. Cohen divise les rituels funéraires pratiqués en trois temps : le deuil, le corps et le « fantôme ». La préparation du corps est le temps de la séparation et de la transformation physique du mort en une image «idéale », qui se renforce dans les processions et les chants. Les cérémonies accompagnant les morts, minutieusement préparées, sont destinées à une plus large audience : Cohen considère, dans le cas des Tombes Royales, que ces pratiques ont pour but de promouvoir et diffuser le discours idéologique pour maintenir l’institution palatiale1308. Les traditions funéraires ne sont pas identiques et présentent des variantes entre le Nord et le Sud, ce qui signifie que la hiérarchie sociale est moins segmentée. Néanmoins, les cérémonies à caractère public, telles que les processions, ont dû jouer un rôle similaire dans les différentes communautés : il s’agit d’une manifestation durant laquelle le prestige de l’élite au travers de l’individu défunt, s’affiche et, ainsi que nous l’avons souligné, son image est utilisée dans le discours idéologique. En outre, durant ces cérémonies, le lien entre les membres de la communauté, la continuité temporelle et celle des institutions sont affirmés : le lien est affiché entre le successeur au trône et son prédécesseur1309.

La relation au mort est déterminante pour l’ensemble de la communauté et les rituels commémoratifs établis selon des calendriers précis sont marqués par des offrandes et des libations.

Bien que le discours soit politique, les rituels et les gestes sont pratiqués dans une croyance dans l’au-delà et le besoin de satisfaire les dieux1310 : l’idéologie est complexe. Le sacrifice et la consommation de viande sont ritualisés, comme l’illustre la scène de la lyre 789. La viande bien que consommée en partie par les vivants, est destinée au défunt, pour lui et pour en faire don aux divinités. Il ne faut pas seulement penser aux vivants et aux morts mais également aux divinités qui doivent accueillir les morts pour leur repos et celui des vivants. L’abondance de dépôts dans les tombes suggère la multiplication des rituels (tableau 22) et l’attention particulière apportée au défunt royal ou princier. Nous le verrons dans les chapitres suivants, la mort d’un souverain est un moment d’instabilité, de rupture de l’équilibre social et de l’environnement ; le rétablissement de la norme passe par les rituels, le dépôt d’objets symboliques. Les symboles apparaissant dans l’iconographie renforcent l’hypothèse de l’intégration des morts royaux dans la reproduction des cycles de la vie.

L’iconographie, comme les rituels, transmet une certaine image du défunt : le roi vainqueur de l’Étendard d’Ur et les vignettes de la lyre de la tombe 789 perpétuent les gestes rituels. Une des scènes représente un chacal tenant une table sur laquelle sont disposés des morceaux de viande ; il porte un couteau à la ceinture1311. Derrière lui, se tient un lion debout, tenant dans la patte gauche une jarre avec une anse, et dans l’autre, le récipient identifié à une « lampe ». Cette scène apporte un éclairage sur le cadre rituel, dans lequel sont pratiqués les sacrifices, puis le découpage ; ces gestes sont accompagnés de musique. Un autre registre représente une chèvre debout devant une grande jarre, elle tient dans les deux mains des gobelets ; devant elle, les mains levées en signe d’adoration, se tient un homme scorpion.

Que penser des tombes sans offrandes, ni traces de rituel, comme à Mari dans les tombeaux du palais oriental et les Mausolées d’Ur ? Margueron émet l’hypothèse de  « tombe rituelle » pour la tombe 763, située sous la salle du trône. Bien qu’il ne soit pas possible d’infirmer ou de confirmer cette proposition, de quels éléments disposons-nous ? Les tombes de Mari n’étaient pas totalement vides, il y avait encore quelques vases provenant des puits creusés par les clandestins, et du sol de la tombe. Dans les Mausolées, des offrandes étaient disposées, selon le fouilleur, à la porte du tombeau. Les constructions apparentes à Ur, au-dessus des tombes ne possèdent pas de traces de rituels ; à Mari on peut supposer des rituels pratiqués par la réouverture des caveaux, ce qui est proposé par le fouilleur pour le caveau de la salle XVI, le plus proche du sol de la pièce. Ces hypothèses seraient en accord avec une pratique des rites de kispum, dédié aux ancêtres. Pour Mari la présence de tombes vides peut aussi suggérer la présence de tombes « leurres » : les caveaux des rois pouvaient être situés ailleurs dans des endroits cachés.

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Nous avons détaillé l’ensemble des rituels d’enterrement concernant les inhumations, les traitements apportés aux corps et les rituels pratiqués lors des funérailles. Le traitement du mort dans les tombes de prestige n’est pas un facteur de distinction : la présence ou non d’un coffre ou d’un cercueil ne semble pas significative. Les tombes en fosse ordinaires d’Ur en apportent la démonstration. Cependant le type des inhumations collectives, multiples ou individuelles sont des facteurs distinctifs selon les régions concernées. En effet des différences de traditions ont été mises en exergue entre la Mésopotamie et la Syrie du Nord. Le cas d’Ur est exemplaire car les « morts d’accompagnements » dans les Tombes Royales distinguent les tombes individuelles simples. Ces pratiques mettent en évidence une société pyramidale fortement hiérarchisée, tandis que les tombes de prestige de la vallée de l’Euphrate, pratiquant les inhumations multiples ou collectives, insistent sur les relations élargies de la société. Des gestes spécifiques concernant le moment de l’inhumation, les rites des réouvertures de sépultures ou les commémorations ne doivent pas être dissociés de ces deux traditions.

La complexité des rituels, des sacrifices d’animaux (équidés), des « morts d’accompagnement » et l’abondance de matériel (en particulier les conteneurs de nourriture ou de liquide) sont des pratiques liées au prestige des individus. La signification idéologique du matériel nous est apparue très forte ; nous avons surtout insisté sur les conteneurs de liquide, mais l’abondance de jarres pour des nourritures solides est aussi significative. L’acte social et idéologique que représentent les banquets est de toute évidence essentiel ; les scènes de banquets confirment l’importance idéologique des activités commensales pratiquées aux moments cruciaux de la vie du défunt.

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Cette première partie a abordé trois facteurs essentiels dans la distinction des ensembles de prestige à des ensembles funéraires communs : la localisation des monuments de prestige, leurs modes de constructions et les pratiques d’inhumations. En tout point les ensembles de prestige impliquent des pratiques inhabituelles : la localisation dans des lieux symboliquement significatifs, la monumentalité des constructions et des pratiques d’inhumations multiples ou collectives associées à des rituels multiples.

Ainsi les ensembles funéraires de prestige engagent, autant en argent qu’en hommes, une grande quantité d’énergie ceci au profit d’un groupe d’individu et de son pouvoir. Le monument funéraire est placé au centre de la communauté, au si bien physiquement que symboliquement, pour permettre à la communauté de maintenir sa cohésion, renouveler ses liens sociaux et hiérarchiques ainsi maintenir le pourvoir accorder à l’élite qui la dirige, par des rites réguliers. La construction d’une sépulture monumentale est en soi un acte rituel.

Dans le système de représentation du prestige des individus et du groupe social il faut également retenir un quatrième facteur qui est, la quantité et la qualité du matériel funéraire déposé dans la sépulture.

Notes
1307.

Van Gennep 1981[1909].

1308.

Cohen 2005 : 148-151.

1309.

La succession au trône de Šu-Šin (Sigrist 1989).

1310.

Bottéro 1973.

1311.

Woolley 1934 : pl. 105 ; Pritchard 1954 : 61, n°192,193 ; Winter 1999a : 241-242, fig. 9. Nous reviendrons par la suite sur l’implication de cette représentation sur la pratique de rituel lors des funérailles (Winter 1999a). Des sceaux cylindres de scènes commensales représentent également des morceaux de viandes (Collon 1992 : 24, fig. 3). Cf. infra pp. 411-412.