C. Discussion

Les ustensiles de la vie courante font partie intégrante du mobilier funéraire (les scies, les tables en basalte, les meules, les broyeurs), ce qui peut sembler inapproprié dans un contexte de prestige ; par contre, certains d’entre eux tiennent une place privilégiée dans le mobilier (ciseaux, pierre à aiguiser) ce qui incline à penser que ce sont des « objets personnels » comme le suggère la position de découverte (une pierre à aiguiser dans la tombe 1054 II était dans une bourse à la ceinture). Ce qui expliquerait que ces ustensiles, tels que les ciseaux ou les pierres à aiguiser, soient en matériaux précieux (Ur, tombes 580, 800). À part les ciseaux, les pierres à aiguiser et des ustensiles particuliers (les tiges bifides, les meules), la concentration d’outils et d’ustensiles reste limitée dans les tombes.

Concernant les assemblages des paraphernaux, la fréquence de l’association -haches, poignards, lances- dans les tombes de prestige se distingue très nettement1500. Ce sont surtout les haches et les poignards qui ont retenu notre attention. L’absence de lances dans trois cas (Tell Bi’a, Mari, Kish) renforce l’hypothèse que les haches et les poignards sont des armes de prestige, autant en quantité quand qualité. Nous avons souligné, par ailleurs, leur signification dans les tombes, économique et symbolique sur lesquelles nous allons encore insister infra. Il est difficile d’expliquer l’absence de haches et de poignards à Qarac Quzac sans des données complémentaires sur les autres sépultures. Dans les tombes d’Umm el-Marra, il n’y a pas non plus de haches : seuls les lances et les poignards sont présents. Est-ce à dire qu’il s’agit de spécificités locales ? Il faudrait rechercher les raisons de ces choix sur un plan économique ou idéologique. En outre, la répartition du couteau ne concerne que la Mésopotamie (Ur, Kish, Kheit Qasim)1501. À Kheit Qasim, le couteau est associé avec des haches, sans poignard ni lances. À Ur, site pour lequel les informations sont les plus complètes, les couteaux supplantent les poignards, qui sont moins présents dans les tombes en fosse ou absents dans les tombes d’Ur III.

On constate également, au sein des ensembles et des tombes, des regroupements de certaines catégories de matériel. La répartition entre les armes et les outils est spécifique dans le cas de la tombe 302 de Jerablus-Tahtani ; en effet, les outils et les ustensiles sont mentionnés dans la première phase et la quatrième phase, tandis que les armes sont toutes orésentes dans la phase trois1502. Dans l’état actuel des publications il n’est pas possible de corréler ces concentrations avec des dépôts humains dans la tombe. Par contre, dans le cimetière de Kheit Qasim, les armes et les outils sont regroupés dans les grands tombeaux de la rangée Ouest. À Umm el-Marra, les armes sont associées aux inhumations masculines dans les tombes 1 (au niveau 2), 6, peut-être 41503, alors que les autres objets personnels sont les mêmes pour les deux sexes. Dans un premier temps, le fouilleur avançait comme interprétation, que les hommes, plus « pauvrement » pourvus que les femmes, étaient de rang inférieur ; Schwartz est revenu sur cette hypothèse en suggérant que les paraphernaux déposés auprès des individus de sexe féminin illustrent le prestige des maris et du groupe familial1504. L’organisation sociale d’Umm el-Marra serait basée sur un système clanique dans lequel les liens de parenté sont forts et exacerbés dans les moments tels que la mort1505. Il nous semble cependant qu’une activité ait été plus spécifiquement associée au sexe de l’individu. À Ur, la hiérarchie est complexe, le prestige ne se fonderait pas seulement sur le sexe mais sur l’appartenance sociale : ainsi des haches sont déposées dans les tombes de femmes (tombes 800, 1130) et un poignard auprès du corps principal de la tombe 1054. Une question se pose alors sur le statut des individus principaux des Tombes Royales, identifiés comme des femmes qui, contrairement à la tombe 1130, ne possèdent pas d’armes (tombe 777). En outre, les tombes d’enfants ne contiennent pas d’armes ; leur appartenance sociale (fils ou fille de) et leur sexe sont toutefois marqués au travers d’attributs adultes comme le sceptre dans la tombe 1133. Les armes auraient une connotation symbolique et sociale spécifique d’une fonction, dont les enfants ou les jeunes adultes sont écartés.

L’armement et l’outillage en métal sont variés. Force est de constater le peu de diversité des formes des ustensiles, tels que les ciseaux. Ceux-ci sont répandus dans l’ensemble des régions orientales avec des formes très semblables, ce qui tend à supposer que ce sont des objets utilitaires dont la forme est déterminée par leur efficacité ; l’esthétisme reste néanmoins une préoccupation. La variété des types d’armes montre la vivacité de la production régionale, syrienne et mésopotamienne, ainsi que l’apport des influences supra-régionales1506. Les exportations sont peu nombreuses, mais manifestes, car elles concernent des formes typiques des productions exogènes, telles la hache-pique de Tell Ahmar et les lances anatoliennes d’Umm el-Marra. La double hache en électrum provenant de la tombe 755 est une forme exogène, mais il est fort probable qu’elle ait été produite dans les ateliers d’Ur. Les productions métallurgiques locales, syriennes et mésopotamiennes, montrent des liens indéniables, rares sont les formes que l’on retrouve dans une seule région.

Le matériau le plus employé au IIIème millénaire pour les armes comme les outils est le cuivre-bronze, à l’exception des Tombes Royales d’Ur qui possèdent un éventail de matériaux précieux (or, argent, electrum)1507. Les types d’armes ou d’outils ne varient pas selon le matériau employé, on constate une parfaite maîtrise technologique qui permet l’utilisation de tous les matériaux. Néanmoins, le matériau peut indiquer si l’objet est utilisé et il est ainsi possible de déduire une interprétation symbolique de l’objet.

Le matériau est effectivement un choix lié au prestige, mais la majorité de l’armement sont des objets en cuivre-bronze, ou cuivre ; quelque soit le matériau, la présence d’armes dans les tombes est indéniablement une marque de distinction sociale et de prestige. Ce qui est difficile à déterminer ce sont les valeurs attribuées à ces armes ; notre interprétation s’est orientée sur deux constats : la valeur intrinsèque de l’objet et la valeur symbolique. Nous avons évoqué supra la valeur économique que représente l’arme, en particulier la hache, pour son métal. L’accumulation de métal sous forme d’armes peut être interprétée comme une richesse, mais la présence d’objet issue d’échanges lointains représente également une richesse, ce sont des objets de « luxe » prisés car ils sont réservés à l’élite. Par conséquent, les armes ont une valeur de référence (lingots, poids en métal) et ce sont des objets d’échanges. En outre, les armes sont des présents symboliques lors des funérailles de souverains. L’arme katappum est mentionnée dans les archives royales de Mari : elle est envoyée par le roi de Mari comme cadeau pour les funérailles des souverains étrangers1508 ; l’envoi d’armes peut être postérieur et correspondre à la succession au trône du nouveau souverain1509. Le type d’arme katappum n’a pas été identifié, il est donc impossible d’affirmer que tel type d’arme représente un symbole royal susceptible d’être échangé aux funérailles et d’être déposé dans la tombe du roi. La répartition supra a montré que des types d’armes spécifiques sont déposés préférentiellement dans la sépulture de prestige : les haches et les poignards sont des armes prisées par l’élite et présentes dans leur équipement funéraire1510. La hache semble être représentative du prestige de l’individu, d’après les représentations iconographiques et sa présence dans la tombe 755 du Cimetière Royal et dans l’hypogée de Tell Ahmar, dans lesquelles elle apparaît sous différents types. Il peut s’agir de dépôts successifs (Tell Ahmar), ou d’un dépôt unique et massif : le cas de la tombe 755 est tout à fait intéressant puisque l’individu n’a pas été reconnu par le fouilleur comme le roi cité sur un sceau provenant de la tombe 1054, alors que l’armement n’est pas conventionnel1511. La multiplication de haches et de poignards dans la fosse et le cercueil est sans doute liée à une stratégie sociale d’affirmation du statut du défunt ou à une manipulation de ces symboles. La hache est présente dans les Tombes Royales (tombes 580, 789, 800, 1054) et absente des « tombes secondaires » (tombes 1618, 1631, 1648). L’arme est donc liée à une fonction et un statut1512. D’après les travaux de Nissen, repris par Watkins, il apparaît pourtant que les Tombes Royales seraient les moins pourvues en armement1513. L’armement est très répandu à Ur, alors que sur d’autres sites, il est au contraire plus rare dans les tombes du Dynastique Archaïque (Kish, Khafadjé). Quelques unes des armes du Cimetière Royal, qui sont de remarquables exemples de la maîtrise des métallurgistes sumériens, appartiennent aux Tombes Royales. Watkins interprète ces armes en tant que symbole pour les individus inhumés d’un statut social élevé1514. Les armes ne sont pas considérées comme des armes personnelles de guerrier, mais comme les « reliques d’une aristocratie guerrière »1515. Les individus revendiquent leur statut par la présence de ces armes, qui n’ont pas dû être utilisées, comme nous le supposons pour les armes de Meskalamdug (tombe 755). Cohen suggère que les armes seraient utilisées également dans une transformation de l’image du défunt en héros. Selon l’auteur, dans le cas de Meskalamdug, le préfixe MES signifie « héro », et l’ensemble des paraphernaux militaires similaires à ceux d’Eannatum sur la stèle des Vautours idéaliseraient l’image du souverain combattant, vainqueur et héroïque1516. Les armes de Meskalamdug, comme celle de la reine Pu’abi et des autres tombes, auraient une fonction éminement symbolique liée au pouvoir. Cette constatation peut prévaloir pour les autres sites du corpus étudiés. Les armes sont le symbole d’un statut dominant de chef de clan (Kheit Qasim) et dans des sociétés plus hiérarchisées le symbole de commandement. À Umm el-Marra, si la possession d’armes serait liée au sexe, elle serait aussi déterminée par l’appartenance à l’élite. La présence d’armes dans les tombes pourrait être liée à la représentation du pouvoir des élites d’autant que ce sont des objets d’une grande valeur d’échange.

Notes
1500.

Annexe 4-Aa, graphique 1.

1501.

Annexe 4-Aa, graphique 3.

1502.

Deux meules sont mentionnées à ce niveau, des figurines en argile, et des parures complètent l’ensemble.

1503.

Schwartz et alii 2006 : 629.

1504.

Schwartz et alii 2006: 630.

1505.

Stein 2004 cité dans Schwartz et alii 2006 : 629.

1506.

Philip 1989 : 140.

1507.

Annexe 4-Aa, graphique 4.

1508.

Lerouxel 2002 : 439-440, ARMT XXV 17, ARM XXI 329, à Tell Asmar un envoi d’armes pour les funérailles AS 22 15 (période paléo-babylonienne archaïque) ; McGinnis 1987 (cf. annexe 1-Ae).

1509.

Charpin 2001.

1510.

Moorey 1982 : 32.

1511.

Moorey 1977 : 25-29 ; Cohen 2005 : 139.

1512.

Le symbole est connu dans le Monde Egéen où la double hache apparaît dans les zones palatiales, sous des formes variées en tant qu’objets dits « cultuels » (cf. suprapp. 273-274), Mallia, dans un dépôt sont associés des épées, des poignards et une hache en pierre décorée) ou sur des vases (Cnossos) ou gravé sur les pierres d’une cour principale du palais de Cnossos. La hache est également considérée comme un objet cultuel et à fort pouvoir symbolique en Europe.

1513.

Watkins 1983a : 100-103 ; Philip 1989 : 151, “Weaponry is at all times a minority grave item.”.

1514.

Watkins 1983a : 102.

1515.

Watkins 1983a : 103.

1516.

Cohen 2005 : 140.