C. Approches anthropologiques

Nous insistons encore sur la multiplicité des signes et des symboles dans l’analyse du matériel de prestige, idéologique et religieux. Les paraphernaux, ainsi que la valeur intrinsèque des matériaux et l’iconographie associent la fertilité, les forces vitales et la mort : l’ensemble du matériel funéraire représente la perception du monde des individus, leur interaction sociétale et le système dans lesquels ces individus évoluent, vivent et meurent. La vie et la mort sont liées : la permanence de ce lien et de l’échange symbolique entre vivants et morts se maintient aussi bien dans le dépôt d’offrandes, représentant l’appartenance à la famille, au clan ou à la communauté, que dans les rites des funérailles ou commémoratifs.

La cérémonie funéraire est composée de plusieurs formes de rituels : la préparation du corps, l’ornementation du corps, les rituels commensaux et les libations. Les objets qui entrent dans la pratique de ces gestes rituels sont sujets à la manipulation idéologique. À différentes reprises, la vaisselle retrouvée dans les tombes est reconnue dans la pratique de libations et le service de banquets.

Dans les croyances populaires, l’Enfer ou le Monde d’En Bas est décrit comme un monde hostile ; il est nécessaire que le mort possède de l’eau et de la nourriture pour son voyage et pour que sa nouvelle existence soit moins morne ; le but étant pour les vivants d’éviter que le défunt ne revienne se manifester sous la forme de mauvais esprit. Les récipients, les coupes à portée de la main, des morceaux de viandes ont été interprétés comme les restes de nourriture partagée entre les vivants et les défunts. La réunion autour d’un défunt permet de reconstituer les relations sociales et de maintenir l’équilibre, vital dans la pensée mésopotamienne ; l’équilibre est d’autant plus fragilisé que le statut du défunt est important. Mais ces hypothèses ne sauraient être l’unique raison de la présence de vaisselle en abondance à l’intérieur de la sépulture.

La typologie de certains récipients (coupes deltoïdes, aiguières, coupes à fruits) a permis d’établir des parallèles avec des activités commensales et des pratiques rituelles ; la double utilisation dans des occasions particulières suppose une valeur « symbolique »2278. Si les rites de libations ont été réellement pratiqués, il était important d’en laisser des traces dans la sépulture ; nous suggérons ainsi que le dépôt de vaisselle est une façon symbolique de perpétuer les gestes rituels réellement ou symboliquement pratiqués.

Le banquet ou le partage de nourriture durant les funérailles, réel ou symbolique entre les vivants, le mort et les divinités est une forme rituelle des réunions commensales, un condensé de représentations symboliques complexes des relations sociales2279.

L’ordre social se justifie dans l’ordre hiérarchique divin ; les dieux sont les garants de l’équilibre social et écologique. Les cérémonies funéraires ont certainement une intention sociale, c’est-à-dire établir une continuité entre le défunt et son successeur : le défunt est intégré dans la communauté des morts (avec l’ensemble des paraphernaux liés à sa fonction) tandis que le nouveau souverain prend sa place. L’enjeu est également d’ordre religieux dans le sens où le successeur est redevable devant les dieux de sa nouvelle position, ainsi que de celle du défunt.

Il est envisageable que les parures somptueuses, les objets en matériaux précieux, les banquets participent des échanges symboliques, des dons, qui lient les individus et surtout font partie intégrante de la vie sociale dont les relations sont particulièrement soulignées dans les funérailles tant elles sont modifiées pour le défunt d’une part, pour les vivants d’autre part. Dans la pratique du don, le don honore celui qui donne, et gratifie celui qui le reçoit ; la pratique n’est pas égalitaire dans le prestige. Dans le texte d’Ur Nammu aux Enfers, le roi fait les sacrifices, mais ce sont les dieux qui « offrent » le banquet, car ce sont eux qui ont le pouvoir décisionnaire d’accepter le souverain défunt auprès d’eux2280. Il apparaît ainsi que les dons matériels sont destinés à valoriser le prestige des vivants au travers de la personnalité du mort, mais le receveur et le décideur sont les divinités. Godelier souligne à ce propos que l’homme est débiteur envers les dieux, « véritables propriétaires des choses et des biens de ce monde»2281. Selon les principes du don-contre don2282, dans le cas d’un don hiérarchique, le receveur est supérieur au donateur : dans un rapport par nature inégal, entre le roi et ses vassaux ou entre homme et divinités, les dons sont inégaux et la hiérarchie n’est pas renversable. S’il est inégal, l’échange symbolique lie les individus et les divinités dans le but de maintenir le pouvoir, d’assurer un équilibre social avec les parties en présence dans les funérailles, et d’assurer la reproduction sociale. L’hypothèse « du don » dans le contexte funéraire de prestige permet d’ouvrir une autre voie dans l’interprétation du matériel funéraire.

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L’axe de cette recherche sur le matériel est double : d’une part, identifier les assemblages matériels présents dans les tombes de prestige, puis interpréter les objets dans le cadre d’une représentation sociale et symbolique du prestige dans les tombes monumentales.

L’étude des assemblages dans le détail de la typologie et la qualité des objets a permis d’approfondir les fonctions dans le contexte funéraire. Nous avons insisté sur deux points : la fonction en relation avec la proximité du mort et la fonction lors des rituels. Certains objets sont recherchés par les élites pour leur valeur, ce que l’on appelle les objets de « luxe » (la vaisselle en pierre par exemple), et aussi pour leur valeur symbolique statutaire. Les échanges, entre les élites, de certains objets sont un symbole de reconnaissance mutuelle des souverains, au travers du roi défunt. Les objets témoignent des relations supra régionales qu’entretiennent les élites entre elles pour des raisons économiques (besoin en matériaux) et politique.

Nous avons insisté sur la polysémie du matériel : les objets sont déposés pour leur valeur intrinsèque, leur valeur symbolique liée au statut du défunt, à la fonction lors des funérailles, et aux signes associés à des conceptions humaines. La relation des objets au cadavre distingue les objets personnels, des objets de communication. Le corps devient, selon nos observations, un « objet » signifiant autant que les objets qui lui sont associés, de près ou de loin. Au travers du matériel nous avons mis en évidence la symbolique des relations sociales établies au travers du matérielle sous forme de cadeaux, d’offrandes. Le matériel utilisé pour les banquets en est la preuve.

La dialectique du prestige au travers du matériel est particulièrement intéressante et subtile. Peut-être n’était-elle pas consciente pour les individus, néanmoins, l’exposition de la richesse et la signification de certains objets sont importants. L’ostentation est un moyen de donner à voir, tout en donnant symboliquement au défunt pour l’intégrer au monde des dieux. Les funérailles sont des moments où les symboles sont manipulés au profit de l’image de l’élite et de l’individu défunt. L’individu devient un objet de propagande au profit de l’idéologie politique. L’ensemble de l’ostentation est l’objet de cette manipulation. Les croyances religieuses, officielles ou populaires vont jouer le rôle de vecteur et de justification pour la continuité de la lignée, de la dynastie en place. L’individu défunt dans la cérémonie funèbre est intégré auprès des dieux pour être ensuite inséré dans la lignée des ancêtres.

Les constructions idéologiques suivent une logique complexe qui est à la fois un rituel religieux et social.

Notes
2278.

Soulignons une fois encore que la localisation des coupes, des aiguières, suppose une relation symbolique forte. Cf. supra pp. 383-384.

2279.

Dietler 2001 : 69-75 ; Pollock 2003 : 18-20.

2280.

Godelier 1973.

2281.

Mauss 1989: 167 ; Godelier 1973: 250.

2282.

Mauss 1989 ; Testart 1983.