Les pratiques funéraires royales et de prestige : les données

Nous avons déterminé quatre facteurs pour démontrer les modalités de représentations sociales et idéologiques. Ces facteurs sont la localisation, l’architecture, les rituels funèbres et le matériel, reconnus pour définir les tombes royales et de prestige2283. Ces facteurs sont complexes dans leurs élaborations et leurs interprétations car ils représentent des enjeux socio-politiques importants dans leur contexte local. De plus, dans certains cas déterminés (le cimetière d’Ur) ils sont sujets à des manipulations et à des transferts de symboles entre les groupes sociaux.

La topographie funéraire de prestige

L’étude de la topographie n’avait jamais été approfondie concernant les complexes funéraires de prestige dans le Proche-Orient, à l’exception des approches philologiques2284. Pourtant, il est apparu que la localisation n’est pas le fruit du hasard ; elle répond à des impératifs sociaux, elle fait partie intégrante des projets politiques et de l’organisation du pouvoir.

Tout d’abord, la place des élites dans la répartition funéraire des groupes sociaux indique deux tendances : la première, appartenant au sud mésopotamien, privilégie le regroupement des tombes de l’élite en nécropole, tandis que dans la seconde, dans la vallée de l’Euphrate et en Syrie du Nord, le centre urbain est réservé aux individus de prestige. Dans les deux cas, le projet est d’envergure. La tombe est à la fois issue de la volonté d’une personne ou d’un groupe, et un projet politique et idéologique. La localisation met en évidence la maturation de la conception du projet car les sépultures précèdent l’élévation d’un bâtiment officiel (Ebla, Mari, Tell Banat), et elles s’insèrent dans l’espace urbain lorsque des changements sont apportés à celui-ci (Jerablus-Tahtani). L’attention apportée au projet funéraire correspond à l’ostentation recherchée, et montre l’importance du funéraire dans le projet social. La sépulture monumentale intervient à une période charnière de l’évolution politique marquée soit par l’émergence d’une élite, soit par le renforcement du pouvoir.

La problématique du choix de la situation dépend, selon nous, de la politique locale et de l’identité des communautés. C’est un point qui est également évoqué pour l’architecture car il associe la tradition à des choix identitaires et idéologiques. La situation met en évidence l’importance dialectique du visible/non visible, du dessus/dessous sur laquelle s’élaborent les relations sociales entre les vivants/morts dans l’idéologie. Sur la base des propositions de Jonker présentées en première partie, nous avons tenté de démontrer, en corrélation avec les modalités architecturales, les fondements symboliques des localisations topographiques dans l’établissement et le renforcement des relations sociales entre les individus et dans les représentations collectives de la société elle-même.

Les regroupements autour des tombes monumentales élargissent les champs d’investigation sur la topographie funéraire. Ils supposent la préservation de surfaces intra-muros et extra-muros, en tant qu’espaces funéraires. La tombe monumentale est un phénomène attractif, même a posteriori ; il est cependant difficile d’identifier la nature des rapports entre la tombe principale et les tombes « satellites », si ces dernières sont prévues ou non, et la nature des relations entre les individus. Les regroupements mettent en exergue des rapports hiérarchiques, familiaux ou statutaires, se manifestant au sein même des tombes de l’élite royale (Ur). Il faut également insister sur le lien des rituels réguliers qui associent les tombes à proximité de la sépulture monumentale ; dans le cas particulier de Tell Banat, la relation hiérarchique entre les tombes « satellites » et la tombe 7 n’est pas discutée, seule le sont les pratiques de transfert d’ossements -évoquées par Porter- qui, en l’état de nos connaissances, ne concernent pas la tombe principale.

La tombe royale et de prestige : l’architecture et les rites funéraires

L’architecture est un moyen d’ostentation symboliquement important. Les investissements économiques et humains sont considérables. Les matériaux choisis sont parfois rares -tels que la pierre ou le bois- en Mésopotamie du Sud, et leurs transports couteux ; l’élaboration de la construction de type monumental nécessite des techniques architectoniques novatrices. La tombe de prestige est un investissement calculé pour s’inscrire dans le temps, et les matériaux utilisés sont réservés aux bâtiments destinés à durer. La tombe monumentale représente la permanence de la communauté en même temps que la stabilité de son pouvoir. D’un autre côté, pour les élites, il s’agit d’installer la cohésion autour de ce bâtiment commémoratif, pour légitimer leur pouvoir en se référant aux prédécesseurs. Le concept de la temporalité est central, il est symbolisé d’une part dans les rituels funèbres dans le but de perpétuer la mémoire du mort, et d’autre part, dans la solidité « intemporelle » de la construction, visible ou non, qui représente la stabilité, la permanence, la mémoire. Jonker et De Cesari avaient désigné cette dialectique funéraire comme le fondement de la « construction de la mémoire collective ». La tombe monumentale est au cœur de la politique sociale de la ville et la communauté se construit autour d’elle. Les stratégies sont distinctes et sont le reflet des traditions et du niveau de développement ; mais les projets sont ambitieux.

L’architecture funéraire relève de la tradition locale ou régionale. Les types de sépultures distingués et décrits sont des formes locales adaptées au projet de prestige2285 ou des formes empruntées qui sont associées au prestige. 

Dans la vallée de l’Euphrate, les sépultures monumentales sont issues d’un type commun de sépultures (Jerablus-Tahtani, Umm el-Marra, Mari), à chambre simple, longue et étroite à encorbellement. Dans la même région, d’autres tombes monumentales de Tell Banat, de Tell Bi’a, d’Ebla, de Mari, de Qara Quzac reprennent une construction en pierre ou en brique, à deux ou plusieurs chambres, similaires aux sépultures royales de Kish et d’Ur. Carter et Parker ont constaté que les tombes construites en puits, inspirées d’une tradition du Sud, sont associées à une élite2286. Ce modèle semble plus recherché par une élite royale ayant des relations étroites avec le Sud. Toutes les élites cependant ne s’identifient pas systématiquement à des modèles non locaux, symboles de prestige ; leurs choix évoluent dans le temps. Pour les communautés de la vallée de l’Euphrate, les formes sont variables : les raisons de ces variations sont sans doute matérielles et idéologiques. À Mari, on constate une évolution des tombes en encorbellement aux tombeaux à chambre du Petit Palais, le phénomène inverse se produit à Ebla : la tombe G4 à deux chambres est remplacée au Bronze Moyen par les tombes creusées correspondant à un modèle régional. L’une des hypothèses retenues est que la forme de la tombe correspond -à un moment donné- aux ambitions d’une élite, à sa construction identitaire, ainsi qu’à celle de la communauté, car celle-ci doit se reconnaître dans le projet. La personnalisation du prestige va se manifester dans les modalités de mises en œuvre (le choix du matériau), les variations formelles apportées à la structure (ajout d’annexe, entrée in-antis) ou les choix de localisation (regroupement des tombes, annexe), et surtout dans les modalités des rituels associés à la tombe. Les variations régionales constatées dans la vallée de l’Euphrate mais également en Mésopotamie du Sud entre Kish et Ur peuvent ainsi s’expliquer.

Les formes locales, privilégiées sur les sites émergents, tels qu’Umm el-Marra, Jerablus-Tahtani, Tell Hadidi, dont les groupes élitaires se distinguent dans des projets monumentaux, témoignent plutôt d’affinités avec leurs voisins du Haut Euphrate Anatolien. La tombe royale d’Arslantepe est une forme très proche, le complexe funéraire de Gre Virike présente de fortes similitudes avec Umm el-Marra. Les relations avec le Nord sont également notables dans les symboles élitaires, par exemple dans le mobilier de la tombe 7 de Banat avec la présence des « idoles » en or ou des spirales. Ces sites bénéficient de l’essor de la région, ils se situent sur des réseaux stratégiques de transit commercial entre des centres régionaux tels Ebla et Mari, entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. Il existe une double influence pour les élites du Moyen Euphrate : les centres royaux reconnus tels que Mari, Ebla sont plus imprégnés des influences méridionales qui se manifestent dans les sépultures monumentales, tandis que des sites émergents sont proches des centres anatoliens. Une distinction, peut être artificielle, apparaît donc entre les symboles reconnus par les élites royales dynastiques et les élites locales émergentes.

L’architecture, la localisation sont liées aux rituels. Les cortèges mis au jour dans les tombes royales d’Ur et de Kish sont des images rares de funérailles. Quel que soit le choix d’intégration des sépultures intra ou extra-muros, il est nécessaire d’affirmer le nouveau statut du défunt dans la société lors de processions funèbres. La cérémonie publique exprime l’émotion collective ; elle permet de maintenir la cohésion sociale face au déséquilibre créé par la mort en renforçant le lien entre la population et les élites. Les rituels funèbres, publics comme privés, sont des moments de renégociation sociale et de théâtralisation du pouvoir.

L’identification des gestes est compliquée par la diversité du matériel ce qui nécessite d’envisager plusieurs hypothèses. Des successions complexes de gestes sont apparues dont la signification est encore imprécise. La pratique la plus manifeste est le banquet funéraire ; elle revêt une dimension rituelle déterminante. L’anthropologie a démontré les implications sociales très complexes du banquet qui vont au-delà d’une simple réunion, et constituent un véritable rituel commensal crucial où se renégocient les positions sociales entre les individus de pouvoir. Ce rituel se joue entre différents acteurs, dont le central est le mort. Les divinités interviennent symboliquement car ce sont auprès d’elles que les vivants intercèdent pour faire accéder le défunt dans le Monde des Morts2287. Le rituel joue un rôle social mais il reste étroitement lié aux croyances. Parmi les fonctions possibles des récipients en matières précieuses, nous avons identifié les libations. Les libations participent à la relation avec la divinité : cette constatation étaye notre suggestion de l’importance des liens renouvelés entre vivants-mort-divinités lors des rituels funéraires de prestige pour des raisons sociales et idéologiques.

Le matériel de prestige : l’expression complexe du symbolisme du prestige social

L’étude du matériel a tenu une grande partie de cette étude pour deux raisons inhérentes aux tombes de prestige : la quantité et la diversité du matériel déposé, la qualité de celui-ci. La richesse du matériel est le trait définissant la tombe royale et de prestige2288. Le prestige se définit selon le contexte socio-culturel de l’objet, c’est-à-dire qu’il doit être tenu compte de la valeur symbolique et sociale de celui-ci dans le contexte funéraire.

La méthodologie a mis l’accent sur les axes suivants : les catégories de matériel, les modes de déposition, les origines et les influences, les rapports quantitatifs et qualitatifs entre les différentes catégories d’objets. L’approche croisée a fait apparaître des données constructives pour une analyse avancée du mobilier.

La typologie insiste sur le rôle des objets selon les catégories reconnues dans le contexte funéraire. Nous avons distingué la fonction « primaire » et les fonctions symboliques car chaque objet, intégré dans un ensemble dialectique spécifique, prend une autre dimension suivant la concordance entre les traits reconnus qualitatifs ou quantitatifs, et les modes de déposition. Les bijoux et les armes sont des objets personnels, et ils sont représentatifs du statut de l’individu. Toutefois, « l’arme ne fait pas le guerrier », et le dépôt d’une arme auprès d’un mort symbolise le prestige du groupe et valorise son origine sociale : les haches sont reconnues en tant que symboles de pouvoir, et armes d’apparat. Ce sont les objets d’un échange entre les élites, confirmé, selon nous, par la place des types exogènes dans le mobilier funéraire de prestige pour leur valeur symbolique autant que pour leur valeur d’échange. Les échanges de dons et de cadeaux, à courtes ou longues distances, sont ainsi intégrés dans des échanges symboliques d’objets de reconnaissance des élites locales et supra locales.

Les représentations matérielles du prestige sont complexifiées car certains objets sont associés à des individus de statut différent, telles que les parures des accompagnantes des Tombes Royales d’Ur, et de certains individus des tombes privées du cimetière. Les associations et les variations dans les assemblages doivent être soulignées car elles sont des signes de distinctions statutaires ou de manipulations de l’identité du mort.

Nous avons tenté de distinguer ce qui appartient strictement au mobilier funéraire, des « dépôts », et des offrandes. Contrairement à ce qui apparaît souvent dans la littérature, tout le mobilier funéraire n’appartient pas à la catégorie des offrandes. Cette différentiation paraît subtile en l’état de nos connaissances, cependant elle permet d’envisager une nouvelle perspective d’interprétation du mobilier funéraire dans un contexte de prestige : les catégories distinguées ont des rôles attribués dans les jeux symboliques du prestige que représentent les pratiques funéraires. Les offrandes et les sacrifices sont des dons, et les destinataires sont les morts et les divinités2289. L’offrande, dans l’esprit du don, rentre dans un système d’échange, c’est-à-dire que l’offrande funéraire s’insère dans une réciprocité sous entendue même s’il n’y a pas de réciprocité matérielle. Les « cadeaux » royaux pour les funérailles sont des dons renforçant les relations entre les élites. Le don, les cadeaux entrent dans la symbolique des relations sociales liée au maintien de la stabilité de la communauté, qu’il y ait contre-don ou non2290. Le texte d’Ur Nammu témoigne de l’importance du don de nourriture et de cadeaux ; les cadeaux lors des funérailles royales sont par ailleurs mentionnés par d’autres sources. Les échanges et les dons sont au centre des rites des funérailles car, comme dans d’autres sociétés, ils régulent les relations sociales, les relations avec les morts et avec les vivants.

Parmi les catégories identifiées, nous avons distingué des dépôts de métal calibré, des lingots, ayant la forme d’ « anneaux » ou de haches. Les tombes de prestige pourraient être considérées donc comme des cachettes ; néanmoins l’accumulation volontaire de métal soustrait au système économique sous une forme ou une autre (« lingot », armes, vaisselle) peut être aussi interprétée en tant que réserve monétaire. D’autres hypothèses sont envisagées comme l’accumulation de matériaux précieux liés au prestige de l’individu, dans le but d’une transaction monétaire. Il est, cependant, difficilement concevable qu’une grande quantité de matières précieuses et de monnaie soit extraite des réserves royales « pour rien ». Pourtant, l’hypothèse est qu’il n’y a pas de perte, ou pas de perte non calculée : l’ensemble du mobilier, les objets personnels, la vaisselle, les dépôts, les offrandes font partie de la représentation du prestige du défunt de la communauté. Il s’agit d’un investissement économique et symbolique.

Il nous semble intéressant de constater l’élaboration d’un système complexe lié à l’ensemble des objets retrouvés dans la tombe de prestige soit sous forme de don, soit de dépôt dans lequel la nécessité économique et la dimension symbolique se confondent. La quantité du mobilier est ostentatoire et s’inscrit dans une logique de stabilité sociale, et politique.

Notes
2283.

Woolley 1934 ; Childe 1945 cité dans Morris 1999 : 57 ; Parker Pearson 2001 : 87 ; Young 2004 : 82.

2284.

Jonker 1993.

2285.

Cf. supra p. 209, tableau 16.

2286.

Carter, Parker 1999 : 113.

2287.

Cf. annexe 1-Bb.

2288.

Cf. suprapp. 7-8.

2289.

Hubert, Mauss 1899.

2290.

Selon Godelier (1989), les dons aux divinités sont par essence inégaux, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de contre-dons.