Introduction générale

Cette recherche inscrite dans le cadre d’un doctorat portant sur l’obstacle politique aux réformes économiques est une thèse de science politique ou de sociologie politique. Elle a pour objet ce que Lahouari Addi a appelé, il y a vingt ans, « les pratiques économiques de l’Etat algérien 1». Elle repose sur l’hypothèse- que nous voudrions démontrer- que l’économie algérienne n’obéit pas aux lois du marché mais qu’elle est soumise aux injonctions administratives de l’Etat. Ce phénomène prend sa source à deux niveaux. Primo, l’économie algérienne n’est pas développée et le marché n’est pas suffisamment élaboré pour imposer ses formes de régulation, et le champ politique ne dispose pas de groupements d’intérêts qui défendent leurs positions (patronats, syndicats, diverses corporations…). Secundo, le régime politique né de l’indépendance en 1962 a formulé un projet utopique de construire une économie soustraite aux lois du marché. C’est ce projet qui est l’objet de cette recherche, projet idéologique à finalité politique, et qui peut être étudié et analysé empiriquement à travers les pratiques économiques d’Etat. Il s’agissait surtout pour le régime d’éviter les inégalités induites par le marché et, à cet effet, il fallait administrer le champ de la production et de la répartition des biens et services. Cependant, le modèle n’a pas empêché les inégalités, la pauvreté, le gaspillage et la corruption. Il a par ailleurs handicapé l’accumulation dépendante essentiellement de l’exportation des hydrocarbures et donc de la rente d’origine externe.

Vers la fin des années 1980, les dirigeants ont accepté de réformer l’économie dans la perspective de la transition vers le marché et ont mis fin à plusieurs monopoles d’Etat, dont celui du commerce extérieur. Cependant après vingt ans de réformes, l’économie présente encore les mêmes caractéristiques, à savoir la faiblesse de la rentabilité des capitaux et la forte dépendance de la rente pétrolière. Le régime algérien est confronté à un dilemme et ne veut pas choisir entre l’une ou l’autre solution. D’un côté, il souhaite libéraliser pour favoriser les dynamiques locales de création de richesses, et d’un autre côté, il ne veut pas renoncer à utiliser l’économie comme ressource politique. Les dirigeants savent que s’ils abandonnent l’Economie au Marché, ils ne contrôleront plus la société qui s’émanciperait à travers des corporations professionnelles autonomes et des partis politiques libres de la tutelle de l’administration.

Cette recherche tend à mettre en lumière cette contradiction au cœur de l’idéologie politique de l’Etat, lui-même issu d’un mouvement de libération populiste et tiers-mondiste.

Bien que nous fassions souvent recours à des problématiques et à des concepts économiques, le centre de l’objet est l’Etat, catégorie constitutive de la science politique. A ce sujet nous voudrions faire une digression d’ordre méthodologique. Il nous semble que la formation des disciplines des sciences sociales soit en rapport avec le contenu historique de l’objet étudié. Les sciences sociales ont pour objet des aspects différenciés des pratiques sociales dans des champs, dans le sens que donne Bourdieu à ce concept. L’indifférenciation relative des champs en Algérie ne permet pas de fonder ni une véritable économie politique, ni une véritable science politique. La première a pour objet le marché, la seconde l’Etat : or ces deux objets sont inexistants en Algérie. Il y a néanmoins des richesses qui circulent et des rapports d’autorité qui régulent cette circulation. Nous voudrions étudier cette circulation des richesses et ces rapports d’autorité dans le cadre d’une sociologie politique des pratiques économiques de l’Etat. C’est ce qui nous a amené à inscrire cette thèse en science politique sous la direction de Lahouari Addi dont les travaux dans cette perspective nous ont fortement inspirés.

Nous nous sommes nourris aussi des travaux de K. Polanyi grâce à qui nous avons appris que le marché est une construction historique et que, dès lors que la société- au sens que Durkheim donne à ce concept- se forme sur des débris des communautés traditionnelles, ou à l’issue de ce que Marx appelle l’accumulation primitive qui livre l’individu porteur d’une force de travail à l’échange monétaire, il est essentiel que l’Etat protège la société des effets dévastateurs du marché. K. Polanyi montre que les communautés humaines ont « encastré » l’économie dans les relations sociales pour atténuer le caractère conflictuel de l’échange marchand. Mais, dès que l’échange marchand prédomine, l’Etat de droit devient indispensable pour gérer les conflictualités que provoque la mécanique des intérêts contradictoires des membres de la société. L’Etat en s’intercalant entre la société et le marché assure la cohésion sociale ; tantôt pour protéger la société des forces anonymes et centrifuges du marché, tantôt pour relancer le marché quand celui-ci est en crise.

K. Polanyi est parmi les auteurs qui ont le plus insisté sur les conséquences économiques, sociales et politiques induites par le passage de l’économie à marché régulé vers une économie à marché autorégulateur. Dans La Grande Transformation, il distingue entre les sociétés anciennes et les sociétés contemporaines par la place qu’occupe l’économie dans la vie sociale. Il analyse comment l’économie passe du statut de sphère déterminée à celui de sphère déterminante2.

L’auteur explique en se basant sur une réflexion anthropologique, que dans les formations sociales précapitalistes l’économie est encastrée dans les relations sociales et la création et la répartition de richesses n’obéit pas à la logique du profit individuel. Il montre que dans les systèmes d’échange selon les principes de la réciprocité, de la redistribution et de l’échange domestique, l’économie n’occupe qu’une fonction secondaire. Elle est un appendice des institutions non-économiques telles que la famille, la tribu, la religion ou le gouvernement. Par exemple, la création et la circulation des biens et services dans les sociétés primitives obéissaient essentiellement aux réseaux complexes des devoirs sociaux réciproques (dons et contre-dons) unissant les membres de la communauté. L’autre idée centrale développée par Polanyi est que le marché autorégulateur n’est pas un résultat d’une addition quantitative des marchés régulés. Il a fallu d’abord que le marché devienne une institution autonome, débarrassée des entraves administratives des marchés autoritaires : l’Etat bourgeois a dû créer des institutions pour faciliter la production selon la logique capitaliste. Le passage de l’économie à marché régulé vers une économie à marché autorégulateur qui a eu lieu en Europe n’est donc pas un résultat d’une quelconque spontanéité, mais un produit de « stimulants extrêmement artificiels que l’on avait administrés au corps social afin de répondre à une situation non moins artificielle qui est la machine » 3 , souligne K. Polanyi. Pour l’auteur, la grande transformation de l’histoire de l’humanité provient de la rupture dans les rapports entre le marché et les autres sphères de la vie sociale. En banalisant la terre, le travail et la monnaie, devenues des marchandises comme toutes les autres - soumises à la logique de l’offre et de la demande - les marchés annexent tous les aspects de la vie économique et sociale à leur logique.

À ce propos, il est utile de rappeler que les travaux de P. Bourdieu sur la Kabylie s’inscrivent dans cette approche. Bourdieu souligne de manière magistrale dans ses travaux, il y a une rationalité qui régule non pas les biens marchands mais les capitaux symboliques. Le capital symbolique soumet le capital marchand au sens de l’honneur4. À partir d’enquêtes du terrain effectuées en Kabylie, dans les années 1950 et 1960, l’auteur explique que les choix d’affectation de ressources chez l’agent économique kabyle n’obéissaient pas uniquement à la logique du profit matériel, tel que pourrait le laisser supposer le discours économique. La rationalité qui dicte le comportement économique dans le village Kabyle, explique Bourdieu, est fonction d’un intérêt de type particulier, symbolique, en relation avec la quête du prestige social, de l’honneur et de la quête de la respectabilité au sein de la communauté. Cette pratique, loin d’être irrationnelle, est plutôt révélatrice du caractère normatif et ethnocentrique du discours économique. Ceci explique les appels insistants de P. Bourdieu pour prendre les précautions méthodologiques nécessaires pour l’étude des sociétés indifférenciées. La présente recherche se veut, aussi, une continuité de cette posture méthodologique consistant à éviter, à priori, la coupure entre l’économique et le non-économique. Cette posture est d’autant plus nécessaire quand on sait que la société algérienne demeure largement indifférenciée, c’est- à-dire que ses différents champs (économique, politique, culturel,…) ne sont pas autonomes les uns des autres. Cette situation fait que le non-économique pourrait avoir une interférence déterminante sur la signification de l’objet étudié, à savoir les réformes économiques en Algérie.

La conception de la transition des économies centralement planifiées vers le marché conforte largement les problématiques de K. Polanyi et de Pierre Bourdieu concernant le rapport entre l’économie et les liens sociaux. En effet, les mesures réformatrices que dictent les Institutions Financières Internationales dans le cadre du consensus de Washington ou les réformes structurelles adoptées par plusieurs gouvernements s’inscrivent dans cette perspective de transformation « volontariste » des structures du marché régulé par d’autres obéissant aux principes de l’autorégulation. On parle alors d’instauration de l’économie de marché, c'est-à-dire de la mise en place d’institutions garantissant à la mécanique des prix d’exercer pleinement ses effets.

En revanche, la question qui se pose est celle de savoir  pourquoi cette « inoculation » au corps social des règles du marché autorégulateur réussit dans certaines sphères marchandes et non dans d’autres ? Ainsi posée ? Cette question incite à la recherche de facteurs à l’origine de la réussite des réformes économiques dans certains pays et les causes de leur échec dans d’autres. L’économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché comme dirait Polanyi. Cette assertion devient évidente dès lors que l’on constate l’existence d’espaces économiques qui, bien que possédant un marché ne fonctionnent pas selon les principes de l’économie de marché.

Ce constat conduit à une autre interrogation : comment une société évolue-t-elle en société de marché ? Ceci pose la problématique de la formation de la société civile et de l’autonomie des acteurs économiques par rapport à l’Etat.

La société civile est une forme d’organisation sociale bâtie sur une matrice à triple dimensions : politique, économique et culturelle. Elle se distingue par sa capacité à imposer son autonomie dans le rapport de forces qui l’oppose aux tentations hégémoniques qui apparaissent parmi les détenteurs de l’autorité politique.

La dimension politique de la société civile apparaît à travers sa capacité à imposer l’institutionnalisation du pouvoir, c'est-à-dire de s’organiser en Etat de droit. Au plan économique, la société civile s’organise pour produire les richesses nécessaires à son existence à travers le marché par la concurrence. Pour ce faire, elle a dû neutraliser les positions rentières par le changement des règles de production et de répartition provoquant ainsi le déclassement des forces sociales prédatrices qui se reproduisaient sur des revenus économiquement illégitimes (les rentes). Au niveau culturel, la société civile place l’individu au cœur du processus social, et met ainsi fin aux visions communautaristes et aux conceptions métaphysiques du monde. En Bref, la forme d’organisation politique occidentale - la nation – s’est imposée au reste du monde. Historiquement en effet, c’est en Europe occidentale que la nation s’est organisée politiquement en Etat, économiquement en marché et sociologiquement en société civile. Depuis, ce modèle n’a pas cessé de se diffuser en se développant à travers le monde mais non sans obstacles. La transition vers le marché entamée dans les ex-pays socialistes et la plupart des pays du tiers monde s’inscrit dans cette perspective de généralisation de ce modèle d’organisation perçu partout comme un moyen approprié pour produire le développement.

Cette présentation brève de certaines idées de Addi, de Polanyi et de Bourdieu ainsi que ce rappel succinct de la formation de la société civile en guise d’introduction à notre recherche portant sur les raisons de l’échec des réformes économiques algériennes n’est pas fortuite. L’Algérie après avoir inscrit son expérience de développement contre le marché autorégulateur, « tente » depuis au moins deux décennies de réformer son économie afin de la soumettre à la régulation par le marché. Cependant, l’économie algérienne n’a réussi ni à dépasser le marché, ni à fonctionner selon ses règles. En ce sens, elle pose à la fois la problématique du blocage des dynamiques d’accumulation autorégulatrices et celle de la formation d’une société civile autonome du pouvoir central. C’est dans ce cadre que nous inscrivons le débat sur l’expérience algérienne des réformes économiques.

Près d’un demi-siècle après son indépendance, l’Algérie demeure dépendante de la rente pétrolière pour ses entrées en devises, et du marché international pour ses approvisionnements. Son économie est en rupture avec les dynamiques internes d’accumulation. En effet, ni les promesses du développement accéléré et autocentré du président H. Boumediene dans les années1970, ni les différentes initiatives de réformes initiées et mises en œuvre depuis le début des années 1980, n’ont réussi à rompre ce lien «ombilical» entre l’économie et la rente pétrolière qui s’avère être un puissant facteur de sous-développement5.

Pourtant, dans un passé récent, l’heure était à l’optimisme et «l’expérience algérienne de développement» était présentée comme un exemple à suivre pour les pays du tiers monde. Les dirigeants nationaux et plusieurs observateurs étrangers pensaient en effet que le développement était à portée de main. Le modèle algérien était perçu comme une référence originale permettant l’émergence d’une économie industrielle, autocentrée et indépendante des deux modèles dominants durant la guerre froide. Volontariste et développementaliste, l’Algérie semblait être consciente de son retard, convaincue de ses choix et surtout déterminée à prendre son destin en main. Du reste, le discours officiel n’était pas sans rassurer : les affirmations incantatoires de l’irréversibilité des choix économiques, et de la détermination politique d’aller au bout de leur mise en œuvre, ont fini par séduire tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Cependant, l’illusion n’a pas duré longtemps. Dès la deuxième moitié des années 1970, il est apparu que l’évolution du système ne correspondait pas au schéma des «modernisateurs». Les indicateurs économiques et sociaux affichaient sans ambigüité que tous les secteurs d’activité fonctionnaient sous perfusion étatique, et le modèle ne reposait que sur la rente pétrolière et le charisme de son initiateur, en l’occurrence H. Boumediene. La manipulation de la rente et l’exploitation du charisme du «leader» ont pu masquer provisoirement les impasses d’un modèle en crise. Cependant, elles ne pouvaient empêcher les contradictions de ronger le système de l’intérieur. Le modèle politico-économique mis en place produisait de puissants facteurs à l’encontre des dynamiques d’accumulation. De ce fait, c’est tout l’édifice étatique qui s'est retrouvé adossé à la rente pétrolière. S’entamait alors une marche forcée vers la «rentiérisation» de l’ensemble des rapports économiques et sociaux. L’Algérie est passée de l’Etat développementaliste à l’Etat rentier et distributeur.

A la fin des années 1970, le réveil fut brutal. Quelques mois après la disparition inattendue de H. Boumediene, il était devenu clair que l’unanimisme affiché autour de la stratégie de développement adoptée auparavant n’était qu’une façade entretenue. Elle commençait à se fissurer ; le langage révolutionnaire et « tiers-mondiste » des années 1960 et 1970 va progressivement laisser place à un nouveau discours idéologiquement moins marqué et plus souple faisant des « réformes correctrices » une nécessité absolue. Désormais, une page se tournait dans l’histoire de l’Algérie indépendante.

Depuis le début des années 1980, le thème des réformes économiques domine le discours politique des autorités algériennes. L’ensemble des gouvernements désignés durant ces trois dernières décennies (d’A. Brahimi à A. Ouyahia) avait, en effet, pour principale mission, de concevoir et de mettre en œuvre les actions susceptibles de pallier aux dysfonctionnements de l’économie. Autrement dit, donner de l’efficacité à la sphère économique, annihiler le déficit des entreprises publiques et réconcilier l’appareil productif national avec la rationalité économique en le soumettant à la logique de la rentabilité. Des restructurations des entreprises publiques aux derniers plans de relance économique, en passant par les réformes politiques et économiques du gouvernement réformateur de M. Hamrouche et le plan d’ajustement structurel, l’histoire économique algérienne a connu au moins quatre séries de réformes d’intensité et de rythme variables.

La décennie 1980 s'est ouverte sur un projet de réformes économiques avec l’objectif de ré-impulser le processus de développement entamé dans les années 1970. Le rééquilibrage du système économique en faveur des secteurs retardataires (agriculture, infrastructures, etc.) et les restructurations financières et organiques des entreprises publiques, étaient présentés comme la solution adéquate pour remédier aux «dysfonctionnements» constatés dans la conduite de la stratégie de développement adoptée auparavant. Les résultats de ce projet - abandonné quelques années plus tard – sont, de l’avis unanime des observateurs, désastreux.

En tant que pays mono-exportateur, l’Algérie est économiquement très vulnérable. Elle dépend exclusivement des fluctuations du marché international des hydrocarbures. Ce dernier va connaitre au milieu des années 1980, une baisse importante des prix et l’Algérie en pâtira durablement. Elle perdit près de la moitié de ses ressources en devises en quelques mois, et c’est tout le système politico-économique qui s'est trouvé en crise. A nouveau l’Etat relança le processus de réforme.

Une année après le contrechoc pétrolier, soit en 1987, un nouveau projet de réforme vit le jour. Il est l’œuvre d’une équipe restreinte installée à cet effet. L’axe principal de cette nouvelle réforme est l’autonomisation du secteur public économique, c'est-à-dire sa soumission aux règles de rentabilité en le libérant de la gestion directe par l’administration.

L’année 1988 est particulière dans l’histoire de l’Algérie indépendante. Elle est synonyme de la fin du monolithisme politique et économique en place depuis 1962. Les événements du 5 octobre de cette année vont en effet provoquer un changement constitutionnel qui mit fin au système du parti unique et de l’économie centralement planifiée. Le projet d’autonomie des entreprises publiques, entamé vers la fin des années 1980, s'est transformé en projet politique de transition vers la démocratie et le marché, notamment après l’arrivée au pouvoir du gouvernement réformateur de M. Hamrouche. Ce dernier va s’atteler durant près de deux années au démantèlement progressif mais radical des mécanismes rentiers de l’économie administrée, par le changement de l’environnement politico-juridique régissant la sphère économique. Il libéra les marchés des biens, des services et des facteurs de production ; il libéra aussi le pouvoir monétaire de l’administration à travers l’indépendance de la Banque Centrale d’Algérie, et mit fin au monopole de l’Etat sur le commerce extérieur.

La réorganisation de l’économie impulsée par le gouvernement de M. Hamrouche va susciter des oppositions tant économiques que politiques. Ces dernières se sont exprimées de plusieurs façons, allant de la non application sur le terrain des recommandations du gouvernement à la provocation de troubles sur la voie publique (événements de juin 1991), en passant par une campagne médiatique de déstabilisation permanente. Le gouvernement fut démis de ses fonctions et son projet de réformes remis en cause.

Après plusieurs mois de tergiversations, l’Algérie a été dans l’incapacité d’honorer ses engagements extérieurs en matière d’endettement, et s'est donc retrouvée en cessation de paiement. En avril 1994, elle signa, sous la contrainte, un premier accord pour le rééchelonnement de sa dette extérieure, et accepta la mise en œuvre d’un Plan d’ajustement structurel sous l’égide des Institutions Financières Internationales.

Les résultats des quatre ans d’application du Plan d’Ajustement Structurel étaient mitigés. L’Algérie avait certes réussi le rétablissement de ses équilibres macro-financiers -par la contraction de la demande interne en dévaluant sa monnaie- mais les secteurs réels ont sombré dans une régression jamais connue auparavant. Le déficit des entreprises publiques s’est accentué et l’ouverture extérieure imposée a étouffé la production locale déjà fragile.

Depuis la fin des années 1990, la situation financière de l’Algérie a connu une aisance jamais égalée depuis son indépendance en 1962. L’augmentation durable et soutenue des prix internationaux des hydrocarbures lui a permis à la fois de desserrer la contrainte extérieure par le paiement anticipé de sa dette, et d’accumuler des réserves de change importantes.

Cette amélioration de la situation financière devait théoriquement être l’occasion pour accélérer les réformes économiques afin d’atténuer la vulnérabilité de l’économie et sa dépendance chronique des ressources pétrolières. Paradoxalement, l’Algérie a emprunté le chemin inverse. Depuis 2000, nous assistons, en effet, à la remise en cause progressive des plus importantes mesures réformatrices initiées dans les années 1990.

Aujourd’hui, après plus de trois décennies de mise en œuvre des mesures censées ajuster l’économie du pays en la soumettant aux règles de la concurrence et de la rentabilité, la réalité des performances économiques algériennes demeure pratiquement inchangée. Et la transition de l’économie algérienne vers le marché est une tâche qui reste toujours à faire, selon les observateurs et même le discours officiel ! En effet, mis à part le rétablissement des équilibres macro-financiers grâce à l’augmentation des prix internationaux du pétrole, l’économie algérienne demeure loin des dynamiques d’accumulation. Visiblement, ni les contraintes internes, ni les conditions du FMI et ses recommandations, n’ont résisté à la «réalité algérienne».

La présente thèse, qui se veut une contribution à la définition des conditions de succès de la transition économique vers le marché à la lumière de l’expérience algérienne des réformes, pose dans toutes ses dimensions la question des obstacles aux réformes dans les périodes de transition. Plus concrètement, elle se propose de comprendre l’origine de cette attitude contradictoire de l’Etat algérien par rapport à la question des réformes économiques. Autrement dit : nous tenterons d’expliquer pourquoi, malgré ses discours, l’Etat algérien, n’arrive pas à réformer son économie. De cette question centrale découlent plusieurs questions subsidiaires.

Cet échec de l’Etat à réformer provient-il d’un mauvais choix de méthode ? Est-il confronté à de fortes résistances sociales contre le changement de modèle économique ? Ou au contraire, est-ce la nature de l’Etat -ou du régime politique qui l’a investi- qui ne s’accommode pas avec une économie à marché autorégulateur ?

L’hypothèse que nous avançons et que nous tâcherons de vérifier, tout au long de ce travail, lie la question de l’échec de la transition algérienne vers le marché au type de relations entre l’économique et le politique imposées par l’Etat. Nous supposons que c’est parce que l’économie ne s'est pas émancipée de la politique que la transition algérienne vers le marché n’a pas pu atteindre ses objectifs proclamés. En ce sens, nous pensons que l’analyse du système politique, de ses contraintes et contradictions est le point de départ de toute réflexion sur les problématiques de transition. Le poids du passé et son influence déterminante sur le déroulement du passage d’une organisation économique à une autre est, quant à lui, un facteur que nous questionnerons dans cette perspective.

La formulation de cette hypothèse est le résultat de lecture de plusieurs travaux de recherche s’intéressant aux origines et développement du capitalisme, mais aussi et surtout un fruit d’une réflexion sur l’Etat indépendant. Celui-ci est construit, pour des raisons historiques et idéologiques, sur une conception populiste et «néo-patrimonialiste» de la société et de l’économie. Cette conception a produit un système politique qui se caractérise par l’indissociable unité entre le politique et l’économique, qui a provoqué la crise de l’autorité sur les lieux de travail et la présence dans les institutions administratives et économiques des forces sociales prédatrices. La rente pétrolière est un élément structurel de cet ensemble social, dans lequel l’économique a toujours été dépendant du politique, l’Etat est privatisé, et la formation des classes sociales se déroule dans la violence.

S’agissant du cadre conceptuel et des questions de méthodes, la première difficulté rencontrée dans l’étude de la sphère marchande algérienne est d’ordre méthodologique. Elle est relative au cadre conceptuel adéquat pour analyser les différentes mutations d’un champ économique dans lequel l’essentiel des richesses proviennent d’une rente d’origine externe avec tout ce que cela implique sur les rapports économiques et sociaux.

De par son objet d’étude la science économique parait, à première vue, comme la discipline la mieux outillée pour cette analyse : sa longue tradition de recherche en matière de relations économiques, son enrichissement par l’adoption de modèles économétriques et la domination apparente en nombre de centres producteurs de données et d’analyses économiques - notamment ceux liés aux institutions financières internationales - lui confèrent généralement un statut privilégié en la matière. Mais aussitôt entamée, l’analyse de l’expérience algérienne de développement en fonction des hypothèses de la science économique se heurte à un problème méthodologique de fond.

L’origine de cette situation provient du fait que la science économique est fondée sur des postulats et des catégories d’analyse forgés dans une situation historique totalement différente de celle dans laquelle évolue la sphère marchande algérienne. En effet, en tant que reflet de la réalité historique capitaliste, l’objet d’étude de la science économique est la création et la répartition des richesses à travers les prix dont la formation obéit à la logique de l’offre et de la demande. Les concepts de profit, de salaire, de prix,…n’ont de pouvoir interprétatif que dans un contexte historique dans lequel la sphère économique est autonome, c’est-à-dire qu’elle fonctionne selon ses propres lois. Ceci suppose l’existence d’une organisation politique respectueuse de l’autonomie des agents économiques et garante des conditions concurrentielles permettant l’évolution de la loi de la valeur. Ceci pour souligner que lorsqu’elle est extraite de son contexte historique et coupée des relations politiques qu’elle instaure entre les agents économiques, la science économique - actuellement dominée par les approches néo-classiques et les courants qu’elles inspirent à l’image des monétaristes - perd toute sa pertinence.

Face à cet épineux problème plusieurs économistes se résignent à réduire leurs réflexions à l’analyse dite «  purement économique » ; c'est-à-dire, limiter leur champ d’investigation aux hypothèses de l’économie politique walrassienne. Par conséquent, ils laissent échapper une partie essentielle de la réalité en analysant le flux en valeur du champ économique algérien à partir de la seule logique des marchés, elle-même prise sous l’unique perspective de la rationalité économique individuelle6. Or, en Algérie le marché ne joue qu’un rôle marginal dans la création de richesses. La sphère dominante est celle de la rente que distribue l’Etat suivant des critères politiques.

Les experts du FMI et les concepteurs de la politique économique algérienne s’inscrivent dans cette catégorie. C’est ce qui explique en grande partie le fait que l’ensemble des politiques préconisées pour l’Algérie, y compris celle du plan d’ajustement structurel, n’ont pas enclenché le développement. Dès lors, la question qui se pose est celle de l’alternative à laquelle pourrait recourir un économiste afin d’échapper à cette « impasse méthodologique ».

Dans un premier temps, nous avons tenté de faire recours à l’économie politique classique. Cette motivation est justifiée car c’est l’économie politique classique, à travers notamment l’œuvre de Ricardo, qui a identifié la rente comme handicap des dynamiques d’accumulation. C’est elle aussi qui a montré les voies de son extinction pour libérer la demande effective à travers le renforcement des salaires réels et des profits.

Cependant, un autre obstacle s’est posé : l’économie politique classique n’intègre pas dans son objet d’étude la théorie de l’Etat. Ce dernier est considéré comme une donnée. D’ailleurs, le débat parmi les économistes classiques est resté concis à la question du degré nécessaire du désengagement de l’Etat sans poser la problématique de sa nature. Dans les analyses des économistes classiques tout indique, en effet, que l’Etat est considéré comme un concept universel ayant partout la même signification. Or, cette nouvelle forme d’organisation et d’exercice de pouvoir née en Europe occidentale à partir du XVIième siècle, a connu une formation différente notamment dans les pays du tiers monde après le mouvement de décolonisation. Dès lors, l’analyse de la nature de l’Etat et ses rapports avec l’économie devient un préalable pour toute réflexion sur les problématiques des transitions. Ce que l’économie politique classique ne permet pas car son objet d’étude est essentiellement centré sur le marché.

Dans une sphère marchande dans laquelle l’économie ne s’est pas encore émancipée de la politique, le recours à la sociologie politique devient indispensable. Ce travail s’inscrit donc dans le cadre d’une sociologie politique des pratiques économiques de l’Etat.Il a pour objectif d’interpréter une réalité marchande d’un espace économique dans lequel les interactions entre les processus politiques, les changements dans les institutions et le mode de développement économique sont fondés essentiellement sur le partage de la rente

Par ailleurs, nous nous sommes inspirés de plusieurs courants qualifiés d’orthodoxes, comme ceux de l’école de la régulation, les travaux des économistes institutionnalistes ou encore ceux plus récents de chercheurs sur l’économie de la transition que l’on peut regrouper sous le vocable général de gradualistes par opposition aux partisans de la thérapie de choc adeptes du consensus de Washington.

De la sorte, la présente étude est constituée de deux parties. La première est intitulée L'économie administrée comme projet politique populiste : 1962-1988. La seconde est consacrée à l’analyse de l’histoire algérienne des réformes. Elle pose la problématique de la nature des obstacles qui se dressent devant l’instauration de l’économie de marché en Algérie.

Il s’agira, dans la première partie, de retracer les soubassements idéologiques et les principales étapes ayant conduit à l’instauration de l’économie administrée. Il s’agira également de présenter les principaux résultats quantitatifs et qualitatifs de ce qui est communément appelé la « stratégie algérienne de développement ». Ces résultats, comme on le verra dans le détail plus loin, sont contraires aux objectifs initialement proclamés par le discours politique. C’est à partir de là en effet que l’idée de réaménager l’économie nationale émerge au sein des cercles dirigeants. Cette idée consiste à restructurer les entreprises publiques, à modifier les priorités sectorielles de l’Etat et enfin, à « céder » quelques activités au secteur privé. Cela suffira-t-il pour dépasser les contradictions de l’économie administrée et du projet politique qui l’a véhiculé ? C’est ce que nous tenterons de vérifier tout au long de la première partie composée de trois chapitres intitulés respectivement ; le volontarisme économique des années 1960 et 1970 et les limites de l’économie administrée, et Enfin, les premiers réaménagements à la crise ouverte, le tout est introduit par un chapitre intitulé la rupture avec l’économie coloniale.La seconde partie est une analyse critique de l’histoire des réformes économiques en Algérie. Elle est élaborée autour de trois axes complémentaires ; le premier est relatif à la présentation chronologique des différentes générations de réformes économiques initiées dans le cadre de la transition vers le marché, entamée au lendemain des évènements d’Octobre 1988. Le second est une analyse des contextes politique, économique et social d’élaboration et de mise en œuvre de ces réformes. Enfin, il s’agit de comprendre la nature des obstacles qui sont à l’origine de l’échec de l’expérience algérienne de transition. Concrètement cette partie est composée de trois chapitres intitulés respectivement ; la transition avortée, de l’ajustement structurel au gel de la transition : 1994-2010, et enfin, la problématique de la nature des obstacles aux réformes économiques en Algérie.

Notes
1.

Cf. L. Addi, L’impasse du populisme. L’Algérie : collectivité politique et Etat en construction, ENAL, 1990. Cf. aussi L’Algérie et la démocratie, La Découverte, 1994, et les différents articles cités en bibliographie où l’auteur développe cette thèse de l’imbrication du politique et de l’économique dans une situation postcoloniale.

2.

K. Polanyi, La Grande transformation, Gallimard, 1983.

3.

K. Polanyi, La Grande transformation, Gallimard, 1983, p.89

4.

L. Addi, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu, le paradigme anthropologique Kabyle et ses conséquences théoriques, La Découverte, 2002.

5.

À l’évidence la rente pétrolière ne peut être considérée ni comme une malédiction, ni non plus une bénédiction, tout dépend de son utilisation. Pour le cas particulier de l’Algérie, la rente est un facteur de blocage économique à cause de son utilisation politique par le régime. Nous y reviendrons tout au long de ce travail.

6.

B. Hibou a rappelé les critiques formulées par Max Weber, il y a près d’un siècle, à l’encontre de ce qui devenu l’approche dominante de la science économique d’aujourd’hui, toujours plus mathématisée, toujours plus abstraite et déconceptualisée. B.Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste. Editions Karthala, 1996.