Accaparer le maximum de terres agricoles algériennes a constitué la première préoccupation des autorités coloniales après l’entrée des troupes françaises à Alger, le 5 juillet 1830. La colonisation de l'Algérie étant une colonisation de peuplement, le corps expéditionnaire a été suivi par plusieurs vagues d’immigrants aux origines ethniques et sociales diverses. Français, Espagnols, Italiens, Maltais, simples ouvriers fuyant la misère ou de riches propriétaires désireux de lancer des exploitations modernes. L’Algérie était devenue la destinée de plusieurs milliers d’Européens en quête de meilleures conditions de vie, voire de fortune. Il a fallu donc à tous ces immigrants des terres qui n'étaient pas faciles à acquérir, étant donné la nature foncière de la terre musulmane marquée par l’indivision et la non-aliénation. La solution trouvée fut donc l’expropriation sous diverses formes.
Les différentes lois foncières promulguées par les autorités coloniales visaient toutes le même objectif. A savoir, transférer le maximum de terres fertiles de leurs propriétaires originels (individus et tribus) vers les colons.
La situation foncière en Algérie au moment de sa colonisation en 1830 était caractérisée par l’existence de plusieurs natures de propriété. On y distinguait : les terres dite du Beylik, les terres Azel, les Habous, les terre Arch, enfin les terres dites Melk.
Les terres dites Beylik appartenaient au domaine public, et étaient soumises à l’autorité directe du dey ou de ses mandataires hiérarchiques, pour le compte de ce dernier. « Ce sont généralement des bonnes terres autour des villes de garnison. Elles sont mises en culture grâce à des corvées imposées aux tribus voisines ou directement grâce à des khammès qui reçoivent de l’Etat charrues, bêtes de somme, semences et comme rétribution de leur travail 1/5 du produit. La production est ensuite centralisée par la régence dans les magasins et silos publics »17
Ces terres sont dites aussi du Makhzen,, pour les distinguer de celles des rebelles, ou l’autorité du Dey est quasiment nulle, comme c’était le cas en Kabylie, région réfractaire au pouvoir central, représentant des Ottomans. Comme au Maroc, les terres appartenant aux tribus berbères récalcitrantes sont dites « Bled el Siba », qui veut dire « terre des insoumis ». A ce propos A. Benachenhou souligne : « Le pouvoir turc ne contrôle ni directement, ni indirectement la totalité des tribus situées sur le territoire. De même qu’il existe un bled Makhzen (soumis à la perception fiscale), il existe un bled Siba (échappant à cette imposition). Le critère décisif de la soumission est constitué par la force armée » 18 .
Au sein du domaine public, certaines terres sont dites Azels. Elles sont confiées à des hauts dignitaires de la régence qui les font cultiver par une clientèle de paysans, à des tribus appelées Azelas, avec pour contre-partie de lever les troupes pour le Bey ou de lui apporter l’allégeance, ou encore à des fermiers individuels avec redevance en nature.
Ces mandataires révocables s’acquittaient d’un loyer, une sorte de rente foncière versée à la trésorerie publique sous contrôle direct du Dey.
A côté de ces terres dites Beylik et Azels il y aviat les terres Arch. des terres collectives et inaliénables, appartenant à une tribu ou à un village. Elles formaient l’essentiel du patrimoine foncier, jouant un rôle important comme base de sécurité collective.
Les Habous appartenaient aux autorités religieuses, généralement représentées par les confréries. Les terres Habous provenaient de donations de propriétaires terriens aux religieux. Elles pouvaient êtres privées : la jouissance pouvait en être laissée à la famille donataire qui en conservait l’usufruit tant que la famille avait des héritiers directs. En cas de déshérence, ces terre devenaient Habous public : les revenus étaient alors destinés à l’entretien des mosquées et autres biens religieux.
Enfin, les terres dites Melk, elles, sont classées propriété familiale privative. Mais à l’inverse du droit français, la règle de l’héritage encourage l’indivision des terres avec comme objectif d’éviter le morcellement des biens fonciers. Ce genre de propriété est encore aujourd’hui présent partout en Algérie, notamment en Kabylie.
En principe, la convention signée entre le Dey et les autorités coloniales en juillet 1830, devait protéger de l'armée française les biens de l’Etat Turc et les terres appartenant aux Habous. Mais dès l’hiver de la même année, « les biens du Beylik et les Habous étaient rattaché au domaine qui en disposa au profit de la colonisation » 19 souligne l’historien M. Keddache. Dans le même sens, D. Clerc affirme que « le traité est violé par un décret attribuant à l’Etat français les terres de Beylik (Azel) et celles des fonctionnaires turcs ».20
Le décret spécifique de 1833 (d’ailleurs aussitôt annulé)21, n’avait pas connu une application sur le terrain, car il aurait dépossédé la quasi-totalité des autochtones, mais les ordonnances de 1844 et 184622, ont réussi à rendre les Habous et terres Archs aliénables. Avant cela, il y a lieu de souligner que les terres appartenant aux tribus ralliées à l’Emir Abd-El-Kader ont été confisquées.
A partir de l’année 1851, une nouvelle étape a commencé. Aux projets des généraux Lamoricière et Bedeau, ou celui de Bugeaud qui prévoyaient une colonisation essentiellement rurale avec des petites propriétés, va se succéder le projet d’aménagement du territoire agricole algérien en vastes surfaces23. C’est dans ce sens que des grands domaines furent attribués à des sociétés capitalistes avec obligation de respecter un cahier de charge, à savoir, la mise en valeur des terres avec la prise en charge des ouvriers en termes de logements en construisant des maisons sur les lieux de travail. A titre d’exemple nous citons la société genevoise qui a obtenu 20 000 hectares près de Sétif, et la société générale algérienne qui a reçu 100 000 hectares avec des titres de propriété définitifs.
Mais malgré son innovation, cette nouvelle politique de distribution des terres n’a pas atteint tous ses objectifs, selon plusieurs auteurs et historiens. Le tableau suivant retrace la situation en 1851.
Musulmans | Européens | Centre et fermes crées | Nombre de concessions | Superficie des concessions |
2 200 000 | 66 050 | 150 | 7 446 | 103 654 ha |
Source. M. Keddache, l’Algérie des Algériens, histoire de l’Algérie 1830-1954, Rocher noir Alger 1998, p. 98
Parallèlement aux politiques sus citées, la politique de cantonnement fut lancée. Cette dernière a été élaborée à partir de l’idée selon laquelle les tribus possédaient des surfaces de terres largement supérieure à leurs besoins. Elle consistait à confisquer les terres jugées « excédentaires » en contrepartie de remise aux membres de la tribu d’un acte officiel de propriété. Selon l’historien M. Keddache « en 1857 le cantonnement avait amené l’expropriation de 61 000 ha des plus belles terres appartenant à 16 tribus, soit près de 22 % de leurs propriétés » 24 . Etantdonné le flou caractérisant le notion de « terres excédentaires » aux besoins de la tribu, les saisies dépendaient du bon vouloir des autorités et des estimations des officiers des « Bureaux arabes ».
Le projet de décret, instituant légalement le cantonnement échoua, car les abus étaient tels que mêmes les bureaux arabes s’y opposaient. A ce propos Y. Lacoste explique : « la pratique du cantonnement (…) contrecarrait la politique menée par les Bureaux arabes. Ceux-ci essayaient de consolider la société rurale indigène en la fixant au sol, en introduisant des cultures, des instruments et des techniques culturelles nouvelles » 25
Le 22 avril 1863, le sénatus-consulte de Napoléon II relatif à l’organisation administrative de l’Algérie parut. Les conséquences du sénatus-consulte, appliqué entre 1836 et 1870, étaient, selon M. Keddache, désastreuses pour les Algériens. Il a permis « le vol légal » aux Algériens de 2 520 207 hectares, soit 36% de leurs terres. Le tableau suivant montre les surfaces et les différents statuts des terres touchées par le sénatus-consulte.
Terre « Melk »……………………………………………………….. 2 840 591 ha Terres « Arch »………………………………………………………. 1 523 013 ha Terres de parcours communaux ……………………………………. 1 336 492 ha Domaine de l’Etat……………………………………………………. 1 003 072 ha Domaine du public…………………………………………………… 180 643 ha |
Source : M. Keddache, Algérie des Algériens, Histoire de l’Algérie 1830-1954, Rocher noir, Alger 1998, p. 107
En 1871 éclatait, à partir de la Kabylie, l’insurrection populaire d’El Mokrani et d'El Heddad contre la colonisation. Elle fut le prétexte pour renouer avec la politique de spoliation. il fut en effet décrété, sous la troisième république, le séquestre individuel des biens des individus ayant joué, ou semblant de jouer un rôle important dans la révolte; ainsi que le séquestre collectif sur les biens immobiliers des tribus insurgées.
A ces mesures dites d’intérêt général, s’ajoutait la loi foncière du 26 juillet 1873, qui ne reconnaissait que le type de propriété auquel s’appliquait le droit civil français. L’article 815 de ce dernier stipule en effet, que « Nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision ». Ainsi, le statut de toutes les terres Arch était hors la loi. Les « exploits» de cette loi sont remarquables : en moins d’une décennie (1872-1880) le domaine de l’Etat, qui pouvait être accordé en concession, s’évaluait à 400 000 hectares, soit plus que ce qui fut accordé de 1830 à 1871. La raison en est simple : il suffisait qu’un européen ait acquis un lopin de terre dans un domaine appartenant à une tribu pour qu’il soit en droit d'exiger un partage en vertu de l’article 815 du code civil.
La dernière étape de cette entreprise de confiscation des terres algériennes au profit des colons fut la promulgation du décret de cantonnement en avril 1887.A l’évidence, l’exploitation de ces terres nécessitait un besoin particulier de financement. La politique agricole coloniale était aussi un effort financier particulier afin de permettre à une agriculture moderne d’émerger en Algérie.
Après une période relativement peu riche en octroi de crédits agricoles, la Banque d’Algérie, créée en 1851, s'est lancé dans une politique de financement active des exploitations agricoles. Elle octroya plus de 20 Millions de Francs Or de crédits, notamment pour la plantation de vignobles. A côté du financement assuré par la Banque d’Algérie, les exploitations coloniales bénéficièrent des apports de plusieurs organismes financiers tels que le crédit foncier d’Algérie, ouvert en 1880, et les Caisses de crédit agricole mutuel, ainsi que les Sociétés agricoles de prévoyance (S.A.P).
Deux types de crédits étaient alors utilisés : le crédit de campagne et le crédit de financement des récoltes. En dehors de ces financements a court terme, les S.A.P étaient habilité à accorder des crédits à moyen et long terme dans le domaine de l’équipement agricole.
Le résultat de toutes ces mesures a été une extension importante du domaine foncier et le développement d’un secteur agricole moderne, essentiellement contrôlé par les colons. Mais à contrario, les exploitations traditionnelles qui sont restées la propriété de la communauté musulmane étaient totalement négligées par les autorités coloniales. D. Clerc écrit à ce propos qu’il y a eu une « coexistence entre d’une part, des exploitations de grandes superficies, utilisant des techniques modernes de mise en valeur, assez souvent intensive, tournées vers la commercialisation et l’exportation ; d’autre part, des exploitations de petite taille aux terres pauvres et mal mises en valeur, axées sur l’autosubsistance ou fourniture à un marché local exigu. Entre ces deux mondes, un mur étanche : le progrès des uns ne se diffuse pas chez les autres » 26 .
A. Benachenhou, Formation du sous- développement en Algérie…, Op.cit. p. 29.
A. Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie…, Op.cit. p.38.
M. Keddache, L’Algérie des algériens, histoire de l’Algérie 1830-1954, Rocher noir Alger 1998, p. 96.
D. Clerc, l’économie de l’Algérie, Op.cit.p. 22.
Ce décret indique que toute terre sans titre écrit est automatiquement attribué au domaine français
A ce propos D. Clerc souligne qu’en1844, une ordonnance vient valider les acquisitions de terres faites par les Français, même dans des conditions irrégulières. Cette ordonnance fut suivie d’une autre en 1846, qui décida la confiscation des terres « Arch » sans titre de propriété.
A la différence des deux premiers célèbres généraux qui distribuaient les terres pour des colons civils, Bugeaud voulait que les propriétés agricoles reviennent en premier lieu aux soldats, voir, D. Clerc, L’Economie de l’Algérie Op.cit. p. 23.
M. Keddache, l’Algérie des algériens…Op.cit. p. 98.
Cité par D. Clerc, Economie de l’Algérie .Op. cit. p. 24.
D. Clerc, économie de l’Algérie, Op.cit. p. 31.