1.5. Le plan de Constantine : la tentative tardive de rattrapage

Avec le déclenchement de la guerre de libération nationale, la France « redécouvrait l’Algérie ». C’était l’occasion pour ceux qui s’opposaient à l’ordre colonial, en France et en Algérie, de dénoncer les conditions inhumaines infligées aux Algériens et d’agir pour améliorer leur situation. A. Camus, dans ses reportages en Kabylie pour le quotidien Alger républicain, écrivait en 1936 déjà : « On m’avait prévenu que les salaires étaient insuffisants. Je ne savais pas qu’ils étaient insultants. On m’avait dit que la journée de travail excédait la durée légale. J’ignorais qu’elle n’était pas loin du double (…) vers 1930, la récolte fut nulle, il y en a qui sont morts de faim, c’est le moment où les commerçants, les mercantiles achètent toutes les terres pour rien » 30 .

En 1955, le rapport Maspetiol soulignait que « C’est bien là que réside le drame de ce pays : le capital productif est difficilement extensible ; les investissements agricoles ont jusqu'à présent tout au moins, coûté fort cher pour un profit apparent : les ressources minières déjà connues sont limitées : le développement des ressources énergétiques dérisoires… » 31 . Dans  les perspectives décennales de développement économique de l’Algériepubliées en mars 1958, on peut lire : « Depuis 1945 et principalement sous l’effet démographique, l’écart entre le niveau de vie des villes et des campagnes s’est élargi ». Les citations de ce type sont nombreuses. Elles illustrent la pénibilité des conditions de vie des populations.

Quatre années après le déclenchement de la Guerre de Libération Nationale, la France a lancé un plan de développent économique fort ambitieux. Ce plan visait à relever rapidement le niveau de vie de la population algérienne, dont le décalage avec la population européenne n’avait cessé de s’aggraver tout au long de la période coloniale. L’objectif politique implicite du plan de Constantine était de couper le FLN en guerre de sa base sociale. Ce qui soulignait l’importance stratégique de ce plan pour les autorités françaises.

Cette importance étaient reflétée par les prévisions économiques tracées ; il était prévu de doubler en 10 ans les niveaux de production (soit une croissance de 7,2 % par an) et de consommation de la population locale (compte tenu de la croissance démographique la consommation par tête devait augmenter en dix ans de 30 à 60 %). Pour atteindre cet objectif les autorités françaises devaient financer une part importante des investissements prévus.

Concernant le secteur agricole, une réforme agraire était lancée, visant à limiter la grosse propriété terrienne, pour permettre à une classe paysanne locale d’exister. Pour y parvenir, les autorités projetaient de récupérer par diverses manières des superficies cultivables (achat à l’amiable, expropriation, limitation des terres de grosses sociétés…) et les redistribuer aux paysans algériens sans terre. C’est dans cette perspective qu’a eu lieu la création de la Caisse d’accession à la propriété et à l’exploitation rurale en 1956. La Caper disposait en 1961 de 210 000 hectares.

Au plan d’industrialisation, le plan se fondait sur une stratégie à trois axes pour la période 1959-1964 :

  • Lancer de grands projets d’industries de base par le financement public. Ces industries étaient la sidérurgie, la chimie, ainsi que la transformation locale du phosphate et raffineries pour ce qui est du domaine pétrolier : «  seule l’industrie avec l’aide des activités de services qui en sont le complément ou le prolongement est capable de susciter l’expansion de l’emploi qu’on ne peut plus guère attendre du travail de la terre » 32
  • Accélérer l’effort de l’Etat dans le domaine des infrastructures, notamment en matière de transport, de construction d’écoles et de logements : «  le développement industriel au sens large- en incluant le bâtiment et les travaux publics- jouera un rôle capital dans l’évolution économique de l’Algérie à l’avenir » pouvait-on lire dans les perspectives décennales.
  • Enfin, appuyer les initiatives privées (locales ou françaises) dans le domaine des petites industries productrices de biens de consommation.

Après l’agriculture et l’industrie, le troisième projet formulé par le plan de Constantine était l’accélération du développement du secteur pétrolier. « L’Algérie dispose avec les hydrocarbures liquides ou gazeux du Sahara d’une ressource nouvelle qui lui donne une vocation à certaines formes de grande industrie, et permet de développer sur son sol des activités de grandes exportation » 33 . Sans doute, le secteur pétrolier était celui qui a bénéficié le plus de la politique d’investissement public désormais en œuvre en Algérie. La croissance des investissements consentis par l’Etat Français pour développer le secteur de l’énergie était, comme le montre le graphique suivant, spectaculaire. Le niveau d’investissement était vingt fois plus important en 1961 qu’en 1952. Cette tendance va être reconduite au lendemain de l’indépendance, jusqu'à à ce jour. Après s’être spécialisée dans l’agriculture, l’Algérie est devenue un pays pétrolier par excellence.

Graphique 1.1 Investissements pétroliers en Algérie (1952- 1962) (en millions de NF).

Source. Construit par nos soins à partir des données collectées par A.Benachenhou, Formation du sous développement, Op.cit. p. 398

La production pétrolière en Algérie, commencée à partir de 1957 connaissait une progression permanente. Le chiffre d’affaire des sociétés françaises est passé de 80 millions en 1959 à 1 820 millions de Francs en 1962.

Le graphique suivant retrace l’évolution de la production pétrolière durant cette période.

Graphique 1.2 Activité de l’industrie pétrolière en Algérie (U= 1.000 T).

Source. Construit par nos soins à partir des données d’A. Benachenhou, op.cit p. 399.

Mais le plan de Constantine n’a pas atteint ses objectifs pour la simple raison qu’il n’a pas été mis en œuvre pour des raisons essentiellement liées au contexte politique de l’époque. Comme l’indiquait à juste titre S. Amine «  la cohérence de ce modèle de développement est irréprochable, comme la qualité des techniciens qui l’ont élaboré. Mais le refus de considérer les données politiques élémentaires du problème en faisait un bel exemple d’irréalisme » 34

Cependant, il y a lieu de souligner que le plan de Constantine a permis une forte croissance de la PIB entre 1955 et 1962, même si cette croissance est due aux investissements publics massifs et à l’augmentation des effectifs de l’armée française en Algérie. Le tableau récapitulatif suivant le montre amplement.

Tableau 1.8 Evolution de la Production Intérieure Brute et ses emplois en Millions de NF courants.
  1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962
PIB 4 132 4 687 5 484 5 608 5 960 6 275 7 259 8 328 9 830 11 630 12 990 12 010 8 000
Consommation des ménages 2 883 3 680 4 317 4 312 4 622 4 909 6 369 6 760 9 780 9 120 9 625 6 670 -
Consommation publique 171 216 238 260 264 450 960 1 349 1 680 2 090 2 400 1 920 -
F.B.C.F 1 379 1 536 1 623 1 602 1 720 1 480 1 995 2 267 2 720 3 640 4 650 4 660 2 850
Exportations 1 271 1 470 1 598 1 526 1 564 1 850 1 710 1 999 2 270 2 100 2 250 3 330 3 781
Importations 1 572 2 215 2 292 2 097 2 249 2 520 2 815 3 831 5 030 5 630 6 245 5 057 3 682

Source.A. Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie, Op.cit. p. 413.

Tout au long des développements précédents, nous avons esquissé une présentation des principales caractéristiques de l’économie coloniale. Nous avons souligné tour à tour les différentes politiques sectorielles menées par les autorités coloniales, leurs principaux résultats visibles notamment à travers la structure du commerce extérieur. Ce dernier reflétait, en effet, l’état d’une économie intérieure agricole, sous industrialisée, extravertie et dépendante de la métropole. A présent, nous tenterons d’établir un état des lieux de l’économie algérienne au lendemain du départ des Français en 1962. Même si l’objectif de ce travail n’est pas de dresser un inventaire détaillé du « legs économique» colonial, il est tout de même nécessaire de relever certaines réalisations.

Notes
30.

Cité par H. Benissad in, Economie de développement de l’Algérie… Op.cit.p.14.

31.

Cité par A. Benachenhou in, Formation du sous développement… Op.cit. p. 373.

32.

Voir « les perspectives décennales » cité plus haut.

33.

Une des recommandations des rédacteurs des « perspectives décennales »

34.

Cité par D. Clerc, Economie de l’Algérie, Op.cit. p.16.