1.6. Etat des lieux de l’économie algérienne en 1962 : héritage colonial et désorganisation profonde

Il est admis que l’économie algérienne au lendemain de l’indépendance présentait les principaux traits d’une économie coloniale, au sens où elle a été organisée en articulation avec les intérêts de la métropole et de la minorité européenne vivant en Algérie. Cependant, il serait erroné de croire que l’Etat algérien a construit sa politique de développement à partir du « néant ». Au lendemain de l’indépendance et du départ massif des Européens qui l’a suivie, l’Algérie hérita d’une base économique importante, notamment dans le domaine agricole et celui des infrastructures économiques de base; ou encore d’un secteur pétrolier, certes récemment développé mais néanmoins productif. Affirmer cela, ce n’est pas faire l’apologie de la colonisation et de ses supposés « bienfaits » mais porter un regard objectif sur la situation35. La colonisation française étant de peuplement, les autorités coloniales étaient contraintes d’investir en Algérie pour assurer un niveau de vie élevé aux colons. Sans compter les effets du plan de Constantine, qui au-delà des arrières pensées politiques de ses concepteurs, véhiculait un modèle de développement ambitieux, qui commençait à donner ses premiers fruits quatre ans après son lancement.

Dans ce sens, il est sans doute important de rappeler que l’Algérie a hérité au lendemain de l’indépendance en 1962 d’un secteur agricole moderne et productif. A titre d’exemple, l’Algérie était parmi les plus grands producteurs et exportateurs de vin au monde : 15 à 17 millions d’hectolitres sur environs 400 000 hectares36 . Elle était un des grands producteurs de céréales; la production du blé tendre représente, en effet, 24% de la production céréalière totale en 1962 qui s’élevait à 3 302 000 quintaux. De même pour les agrumes, les fruits et les légumes dont la production en 1960/1961 était de 378 000 tonnes. Le secteur industriel a connu lui aussi un certain essor, comme le montre les tableaux suivants :

Tableau 1.9 Evolution de la Production Intérieur Brute par grands secteurs, sans le pétrole.
Valeur ajoutée en millions de NF Pourcentage d’accroissement Pourcentage du total
1959 1964 1959 1964
Agriculture 2 960 3 170 18
88
190
43
58
24,7 18,5
Industrie 1 840 3 450 9,2 16,9
BTP 1 000 2 900 16,9 20,1
Services 5 350 7 650 49,2 44,5
Total 10 880 17 170 100 100

Source. A.Benachenhou, la Formation du sous-développement en Algérie, Op.cit. p. 391.

Tableau 1.10 La production industrielle par branche (en %).
  1950 1954 1958 1960 1962
Energie
Pétrole
Industries extractives
Industries de biens de production
Industrie de biens de consommation
BTP
Industries diverses
6
-
9
19
29
33
7
7
2
8
20
27
31
5
6
14,5
5
18,5
24,5
30
1,5
4,5
33,5
3,5
13
18
26
1,5
7,5
48
5
11
17,5
9,5
1,5
Total 100 100 100 100 100

Source. A. Benachenhou, Formation du sous-développement…Op.cit. p. 419.

En ce qui concerne les infrastructures directement nécessaires à l’activité économique tels que les réseaux de transport, il est à rappeler que l’Algérie hérita d’un important réseau routier dépassant 8 500 Km de routes nationales bien entretenues, auquel s’ajoutait 12 700 Km de routes départementales, 12 200 Km de pistes « carrossables », ainsi que 18 900 Km de chemins ruraux, couvrant pratiquement toute la partie nord du pays37. De même pour ce qui est des chemins de fer, dont le réseau s’évaluait à 4 485 Km de voies ferrées. Au chapitre des infrastructures, il faut ajouter les 33 aérodromes dont 3 nationaux ainsi que de nombreux ports aménagés pour la réception de grands navires à l’instar de celui d’Alger, Annaba ou de Béjaïa qui continuent d’être les principaux ports du pays, et cela près de 50 ans après l’indépendance. En ce qui concerne l’hydraulique, l’Algérie a hérité de 14 barrages dits de la grande hydraulique d’une capacité totale théorique de 487 hm3 ainsi que plusieurs forages souterrains, surtout dans les oasis sahariennes comme celles de l’oued R’hi. A ce propos, il est significatif de constater que l’Algérie n’avait construit de 1962 à 1980 que trois barrages dont un était déjà en chantier durant la guerre de libération38.

A ces infrastructures directement liées au secteur économique s’ajoute toute l’infrastructure à but social tel que les hôpitaux, les écoles, les logements, notamment dans les villes. Ces équipements ont été certes concentrés dans les villes (au profit des européens dont le niveau de vie égalait celui de la métropole) mais néanmoins importants. On comptait en 1962 dans le secteur public trois grands hôpitaux régionaux, un hôpital dans la plupart des villes du nord et plusieurs dispensaires et centres d’assistance médicale gratuite (AMG). Au total, le secteur disposait de 40 000 lits pour 10 millions d’habitants. Le secteur privé était constitué de 2 500 cabinets39 dans les grandes villes et couvrait presque toutes les spécialités40 .

En ce qui concerne l’éducation, le tableau suivant rend compte de la progression des effectifs dans les différents ordres d’enseignement. Notre propos n’est pas de juger la vitesse de cette progression mais seulement de présenter un état des lieux qui permet par ailleurs de mesurer le gros effort de scolarisation entrepris durant la guerre d’Algérie. A l’évidence, l’école était utilisée à des fins de stabilisation sociale.

Cependant, il est à souligner que l’économie algérienne, au lendemain de l’indépendance, a connu une énorme désorganisation. Cette dernière, résultait essentiellement du départ massif des Européens d’Algérie qui tenaient l’essentiel de l’encadrement administratif et économique du pays. En dépit des appels à répétition lancés par le FLN, à l’instar de ceux lancés par F. Abbas,41 alors à la tête du GPRA, pour rassurer les Européens d’Algérie, ces derniers quittèrent en masse le pays après de son indépendance en 1962. En l’espace de six mois, certaines sources évoquent le chiffre d’un million de personnes qui « ont fuit » l’Algérie. Les conséquences de ce départ massif et simultané étaient désastreuses pour l’économie algérienne car la plupart de ces européens occupaient l’essentiel de l’encadrement administratif et économique du pays. Avec le million d’européens parti, l’Algérie perdit 2/3 de ses enseignants, 80% de ses hauts fonctionnaires, 50% de ses médecins. Dans les secteurs directement productifs (industrie et agriculture), les proportions de départ représentaient 60% pour les cadres et 80 à 90 % pour les propriétaires42.

Le résultat fut une chute brutale de la production. Pour ne prendre que l’exemple de la production du vin qui a connue une baisse de 17 %. Dans le secteur industriel, les conséquences ont été encore plus nombreuses, notamment en raison du manque de savoir faire local qui rendait impossible la réussite de l’autogestion dans ce secteur : arrêt de plusieurs usines, paralysie financière, absence des débouchés. A titre illustratif de cette baisse brutale de la production industrielle, certaines sources évaluent la chute de la production d’électricité à 17%, celle des minerais de fer à 28%, les matériaux de construction et la construction métallique à 40% et 63%.

Notes
35.

L’état de l’économie algérienne au lendemain de l’indépendance est présenté avec beaucoup de divergence et cela en fonction des positions politiques des uns et des autres. Pour certains, l’Algérie est comme une sorte de « paradis perdu » où il est question du niveau élevé de développement économique et social du pays ainsi que de l’importance des réalisations coloniales. A l’opposé, on y trouve des études faisant totalement fi de l’héritage colonial en présentant uniquement l’aspect d’une structure économique désarticulée, inégalitaire et sous développée sur tous les points de vue. Ces présentations - en noir et blanc - souvent idéologiques pêchent certainement par leurs excès.

36.

S. Bedrani, «L’agriculture depuis 1962, l’histoire d’un échec ? »  in L’Algérie de l’indépendance à l’état d’urgence, sous la direction de M. Lakhal, l’Harmattan 1992, p. 81.

37.

Les statistiques fournies sur cet aspect sont de D. Clerc, Economie de l’Algérie sauf indication contraire.

38.

J. Jénnès, « L’Eau et le développent agricole, un défi majeur », in L’Algérie de l’indépendance...Op.cit.p.7.

39.

En juillet sur les 2500 médecins privés 1962, il ne restait que 900 dont 300 algériens.

40.

M. Kadar, «  Les politiques sanitaires quel bilan ? » in, l’Algérie de l’indépendance… Op.cit. p. 193.

41.

Dans un de ses discours daté de 17 février 1960 F. Abbas, président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), déclarait en effet « la guerre d’Algérie n’est pas la guerre des arabes contre les européens, ni celle des musulmans contre les chrétiens…l’Algérie est le patrimoine de tous…si les patriotes algériens se refusent à reconnaitre en vous des super-citoyens, par contre, ils sont prêts à vous considérer comme d’authentiques algériens. L’Algérie aux algériens quelque que soit leur origine…dans la république que nous édifierons ensemble, il y aura la place pour tous et le travail pour tous. L’Algérie nouvelle ne connaîtra ni barrières raciales, ni haine religieuse. Elle respectera toutes les valeurs, tous les intérêts légitimes(…) », in

A. Mendouze, La Révolution algérienne par les textes, Maspero Paris, 1961. Cité par D. Clerc, in L’économie de l’Algérie, Op.cit. p. 46.

42.

D. Clerc, L’économie de l’Algérie, Op.cit. p. 47.