Sans doute l’élément principal de rupture avec l’économie coloniale résida dans le changement du mode de production : de la régulation par le marché; la sphère marchande « algérienne » est passée à la gestion directe par l’Etat. Dès les premiers mois de l’indépendance en effet, les autorités algériennes proclamèrent que le modèle qui sera suivi s’écartera de la voie capitaliste de développement. Cette dernière est assimilée dans le discours officiel au colonialisme et le marché est considéré comme une source d’inégalités et de domination du capital international. La régulation par le marché a été combattue par l’Etat au profit d’un autre mode de production où le secteur public prédomine et où la gestion est assurée par la planification centralisée. Ce nouveau mode de production est qualifié de « socialisme spécifique »car conforme aux valeurs islamiques, dit-on dans le discours officiel des autorités.
A ce propos une interrogation se pose. La question de l’orientation économique de l’Etat algérien fut-elle tranchée pendant la guerre de libération ? Dit autrement, les dirigeants algériens, au lendemain d’indépendance, n’ont-ils fait qu’appliquer une promesse de la révolution de Novembre 1954 ? Rien n’est moins sûr, car contrairement à ce que laissait entendre le discours officiel, la nature du « futur » Etat algérien et de son modèle de développement ne s’est pas décidé avant 1962.
En effet, ni la plate forme de la Soummam, ni la Charte de Tripoli, encore moins le document relatif à l’organisation des institutions provisoires de l’Etat algérien adopté en 1960, n’évoquaient la perspective du couple parti unique/socialisme spécifique pour le nouvel Etat43.
Dans le cadre de la plateforme de la Soummam, il était question d’un Etat s’inscrivant dans un fond culturel différent de celui de la colonisation mais moderne, démocratique et social : « L’Etat algérien sera moderne, démocratique et social, donc adhérera à un modèle différent du fonds culturel de celui existant en Algérie » Pour sa part, la Charte de Tripoli, ne mettait en garde que contre un modèle institutionnel qui serait « étranger » à la réalité de l’Algérie : « Il faut éviter de s’inspirer des schémas tout à fait sans référence à la réalité concrète de l’Algérie » . De même, le texte relatif à l’organisation des institutions provisoires de l’Etat algérien affirmait clairement l’option démocratique comme fondement de l’organisation institutionnelle du nouvel Etat : « La séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, éléments de toute démocratie, c’est la règle dans les institutions algériennes » 44 . Or, dès les premiers mois de l’indépendance, les nouveaux dirigeants mirent fin à tout espoir démocratique, en interdisant toute expression politique ou syndicale en dehors du FLN proclamé parti unique.
L’option pour le système du parti unique et du « socialisme » n’est rien d’autre que le résultat issu des rapports de force entre les différentes factions du FLN en lutte pour le pouvoir lors de la crise de l’été 1962.
En effet, au moment de l’indépendance du pays, l’Algérie hérita d’un système constitutionnel fragile constitué de plusieurs organes et centres de pouvoir se disputant la légitimité de conduire les affaires du pays. L’exécutif provisoire, le gouvernement provisoire (le GPRA), enfin le bureau politique du FLN proclamé - contre toute attente - le 22 juillet 1962.
L’exécutif provisoire était l’organe constitué suite aux accords d’Evian du 19 mars 1962. Sa mission était de garantir la gestion des affaires publiques dans l’intervalle des trois semaines séparant la proclamation de l’indépendance et la date d’élection de l’assemblée constituante. Le renvoi de la date d’élection de l’assemblée constituante au 2 septembre 1962 à causé des dissensions entre les différentes factions du FLN au congrès de Tripoli, a de fait prolongé la durée de vie de l’exécutif provisoire qui a d’ailleurs continué à légiférer par ordonnance.
Le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) était théoriquement le dépositaire du pouvoir d’Etat, étant donné la légitimité internationale dont il disposait en plus du fait que c'était lui qui avait négocié les accords d’Evian avec les autorités françaises. Mais, le GPRA était loin d’être un organe solide et homogène en raison des dissensions internes qui le minaient, conduisant à la démission de plusieurs de ses membres. Le GPRA devint, au lendemain du cesser le feu, le lieu d’affrontement par excellence des différents « groupes » rivaux (Groupe de Tlemcen, Groupe d’Oujda, Groupe de Tizi-Ouzou…).
Le troisième organe était celui dit le bureau politique du FLN proclamé le 22 juillet 1965. Présidé par A. Ben Bella, soutenu par l’armée des frontières et constitué de transfuges de divers horizons.
L’issue de la lutte entre ces trois organes revint, par l’épreuve de force armée, au Bureau Politique. Ce dernier réussit, en quelques mois, à s’imposer comme seul dépositaire de l’autorité. Il s'imposa à l’assemblée constituante45 -une constitution élaborée exclusivement par les membres qui lui étaient acquis- proclamant le principe du parti unique et le « socialisme » comme option irréversible de l’Etat46. Depuis, l’économique occupe une place de plus en plus centrale dans le discours politique des dirigeants algériens et dans tous les textes idéologiques ayant jalonnés la vie politique du pays. Ce discours de légitimation politique par le développement économique a évolué en se radicalisant, en fonction des événements et de la conjoncture, en faveur d’un développement planifié, industriel et autocentré dans lequel l’intervention de l’Etat était toujours présentée comme une alternative à la régulation par le marché.
Ainsi, près de deux années après l’indépendance, la Charte d’Alger de 1964 rejetait explicitement la voie capitaliste du développement et évoquait la nécessaire nationalisation du secteur privé et des intérêts étrangers remettant, de fait, en cause le Code d’investissements du 26 juillet 1963, celui-ci fut promulgué justement pour freiner la fuite de capitaux consécutive au climat d’instabilité qu’a connu le pays suite à la crise politique de l’été 1962. La Charte d’Alger marqua ainsi une rupture et ouvrit la voie aux nationalisations et à l’implantation des monopoles étatiques notamment dans le secteur industriel. Dans le même sens, il y eu la promulgation du Code de l’investissement privé de 1966. Ce dernier, bien qu’il reconnaissait l’importance du secteur privé dans la construction de l’économie nationale, soumettait tout investissement privé à un agrément de l’Etat et donnait à ce dernier le droit de racheter les parts ou actions de toute entreprise privée; et celui de refuser tout investissement touchant aux domaines stratégiques, donc réservés exclusivement aux investissements publics.
A ce propos, il y a lieu de faire remarquer que la promulgation du Code d’investissement de 1966 marque le début d’une longue séries de contradictions qui vont caractériser durablement l’attitude de l’Etat algérien vis- à-vis du secteur privé ; d’un côté, l’Etat proclamait sa volonté d’encourager l’investissement privé, d’un autre, il prenait des mesures limitant son extension . Cette ambigüité laissa le privé national et étranger dans une sorte de « liberté conditionnelle », pouvant être remise en cause à tout moment. A cela s’ajoutait l’effet du discours dominant relayé par la Charte nationale et les discours du président Boumediene qui stigmatisait systématiquement l’exploitation privée qualifiée souvent d’exploiteuse. Cette situation, faite d’incertitude et de menace permanente de nationalisation, explique en partie la faible orientation de l’investissement privé algérien vers les activités de production, préférant le commerce et la spéculation permettant la récupération, en un temps court, des capitaux investis.
En résumé, nous pouvons dire que les cinq premières années de l’indépendance du pays ont été marquées par un discours politique et des actions économiques œuvrant pour la rupture avec l’économie coloniale, notamment par le changement du mode de production. De la régulation par le marché, la sphère marchande algérienne était soumise désormais à la régulation par l’Etat à travers l’administration.
À l’évidence nous n’ignorons pas que l’idéologie du mouvement nationale construite dans le cadre de la lutte anti colonialiste assimilait dans ses expressions colonialisme à l’impérialisme et exprime la volonté de mettre fin à l’exploitation qui caractérisait la période coloniale. Cependant il nous semble qu’il est erroné de lui attribuer un quelconque penchant explicite pour le système du parti unique/ économie administrée imposé par le régime politique algérien après l’indépendance du pays en 1962.
Les trois citations contenues dans ce paragraphe ont été rapportées par R. Zouaîmia « Institutions et forces politiques, l’incertitude » in, L’Algérie de l’indépendance à l’état d’urgence, Op.cit. p. 227.
Avant de rendre effective « sa constitution » le Bureau politique réussit à imposer les listes uniques.
Pour plus de détails sur la crise de l’été 1962, voir notamment, A.Yefsah, La Question du pouvoir en Algérie, ANAP Alger 1990.