2.2 L’autogestion, l’étatisation et le choix politique de l’industrie

Comme il à été souligné précédemment, au lendemain de l’indépendance, l’économie algérienne était encore largement tournée vers la France. Le secteur industriel hérité de la colonisation était faible et essentiellement un appoint de la production française. Quant à l’agriculture, elle était, malgré son importance, incapable d’absorber la main d’œuvre locale et le commerce extérieur était fortement dépendant du marché métropolitain. À cela s’ajoutait les effets déstabilisateurs du départ massif des propriétaires et des cadres européens.

La gestion du patrimoine colonial était sans doute parmi les plus importantes questions économiques qui se sont posées aux dirigeants algériens au lendemain de l’indépendance. Cette question étaient d’autant plus importante qu’au lendemain de l’indépendance, les luttes pour le pouvoir entre les différentes factions du FLN ont totalement brouillé le débat sur un projet économique d’avenir.

Dans une analyse stimulante à propos de cette période importante dans l’histoire de l’Algérie indépendante M. Ollivier explique : « Avec le recul du temps, on perçoit mieux le caractère crucial des débats et des affrontements qui ont caractérisé ces premières années de l’indépendance. Au lendemain de l’indépendance en effet, trois questions majeures devaient être tranchées rapidement : que faire du patrimoine abandonné par les Français ? Comment organiser le nouvel Etat ? A quelles forces politiques confier sa direction ? Les trois problèmes étaient évidemment liés, mais avaient chacun des caractéristiques spécifiques, si bien que leurs résolutions ne mettaient pas en jeu les mêmes forces et les mêmes moyens. Mais ces solutions devaient orienter d’une façon décisive l’avenir économique du pays » Il ajoute  « Comme c’est souvent le cas, ce sont les aspects concrets, les contraintes matérielles de la situation qui jouèrent le rôle décisif pour trancher la question. Il fallait en effet labourer les terres, irriguer les vergers, faire marcher les usines, et il se produisit un évènement que personne n’avait prévu : partout, dans les fermes de colonisation comme dans les usines abandonnés, soit spontanément, soit sous des impulsions diverses selon les régions (syndicats, militaires, officiers à peine sortis des maquis, petits fonctionnaires des administrations locales..), les travailleurs de chaque domaine, de chaque entreprise, s’organisèrent en « comité de gestion » et il réussissent, vaille que vaille, à faire marcher l’appareil productif : un véritable mouvement autogestionnaire se manifesta ainsi, avec beaucoup d’efficacité, pour faire face aux impératifs du moment (…). C’est certainement ce mouvement qui donna l’impulsion décisive : le nouveau pouvoir comprit vite qu’il ne pouvait que suivre ces initiatives, sous peine d’accroître le désordre et de créer les conflits très inopportuns, quitte à les récupérer plus tard et à en prendre le contrôle » 47 .

Par « mouvement d’autogestion » on désigne ce sursaut politique et économique initié par les anciens travailleurs des domaines agricoles et des entreprises industrielles face au chaos généré par les effets de la guerre et du départ inopiné des européens au lendemain de l’indépendance. Partout dans les firmes et les usines, les ouvriers s’organisèrent spontanément et démocratiquement afin de faire fonctionner l’économie et de continuer la production malgré le départ des colons48.

Au départ spontané et toléré, le mouvement d’autogestion fut vite soumis au contrôle bureaucratique de l’Etat. En effet, les premières actions du pouvoir algérien ont toutes été dans le sens de prendre le contrôle de ce mouvement. Les décisions prises au nom de « l’organisation de l’autogestion » visaient en premier lieu l’instauration du contrôle étatique sur les collectifs de travailleurs et des agriculteurs qui avaient assuré la continuité de fonctionnement des unités de production et des fermes abandonnées.

Au plan agricole, le secteur ou le mouvement d’autogestion était le plus ancré, l’Etat avait placé des fonctionnaires à la tête des  comités d’autogestion. A ce propos S. Bedrani souligne : « la politique a, elle, consisté dès le départ à regrouper plusieurs fermes coloniales en grands domaines (…) formellement autogérés mais en fait très contrôlés par des institutions étatiques et para-étatiques ». L’auteur poursuit : « (...) après les premières années d’enthousiasme révolutionnaires au cours desquelles la production fut maintenue, le désintérêt des travailleurs des fermes s’installa en même temps que se renforça une gestion fortement centralisée et bureaucratique »49.

De même pour le secteur industriel autogéré qui a été soumis, dés les premiers mois de son institution; à la tutelle bureaucratique concernant les questions de financement, de commercialisation et d’approvisionnement. Peu à peu les entreprises industrielles autogérées ont été absorbées par les sociétés nationales du secteur public disposant du monopole dans leurs branches de production.

L’expérience de l’autogestion n’a pas duré longtemps, quelques mois seulement après l’indépendance. L’Etat lança en effet, le projet d’étatisation et d’industrialisation de l’économie. Ce projet se radicalisera, notamment après le coup d’Etat de juin 1965 qui a permis l’arrivée au pouvoir de H. Boumediene. Les lignes de rupture apparaissent plus clairement lorsque l’on se penche sur l’analyse des axes stratégiques de ce qui est communément appelé le modèle algérien de développement. Celui-ci, malgré sa tentative de « continuer » le volet industriel du plan de Constantine, comportait plusieurs différences, notamment la réorientation de la stratégie de développement vers l’industrie au détriment de l’agriculture dont le poids était, comme il a été souligné précédemment, important. Ce choix de l’industrie, comme vecteur essentiel du développement, est justifié par l’état du sous développement du pays. Selon le discours politique de cette période, seul un investissement massif de l’Etat dans le secteur industriel était capable d’enclencher une dynamique d’accumulation interne permettant de rattraper le retard en termes de développement provoqué par la colonisation.

Les premières tentatives de doter l’Algérie d’une base industrielle sous contrôle étatique remontaient aux premières années de l’indépendance. Elles se sont manifestées par la constitution de grandes sociétés nationales contrôlant les secteurs clef de l’industrie. Ces sociétés qui étaient soit créées ex-nihilo, soit issues des opérations de nationalisations ou du rachat des actifs étrangers étaient considérées par la charte d‘Alger comme « la forme ultime de la propriété sociale ». Elles exprimaient la volonté de l’Etat de constituer lui-même la nouvelle économie nationale. Elles sont organisées comme une administration à la tête desquelles l’Etat désignait des fonctionnaires nommés par décret (le directeur général) recevant leurs ordres des ministères de tutelle, eux-mêmes sous le contrôle du gouvernement central. Parmi les premières sociétés algériennes, on cite la SONATRACH créée en 1963 dans le domaine des hydrocarbures, la SNTA en 1963 pour le tabac et les allumettes, la SNS en 1964 pour la sidérurgie, la SOMEA pour la construction mécanique et aéronautique, etc.

Notes
47.

M. Ollivier, « Les choix industriels » inAlgérie de l’indépendance…Op.cit. p. 112.

48.

Nous insistons pour associer dans le mouvement d’autogestion les agricultures et les ouvriers du secteur industriel car contrairement à une idée reçue l’autogestion ne concerne pas uniquement le secteur agricole. En mars 1963, plus de 500 entreprises industrielles employant 15000 ouvriers ont été concernés par ce mouvement.

49.

S. Bedrani, «  L’agriculture algérienne depuis 1962… » In l’Algérie de l’indépendance à l’état d’urgence… Op.cit. p.81.