1. La stratégie algérienne du développement : aspects théoriques et mise en œuvre concrète

Le volontarisme économique affiché par l’Etat algérien durant les années 1960 et 1970, était justifié officiellement par la nécessité de mettre en place une Stratégie Algérienne du Développement (S.A.D) capable d’industrialiser le pays en moins de deux décennies. Cette dernière reposait sur un postulat selon lequel seul l’Etat est capable de déclencher un mécanisme de stimulation économique, au moyen de l’établissement de certaines industries de base, pour débloquer le processus d’accumulation du capital et susciter un développement technologique favorable à l’intégration économique des différents secteurs d’activité.

La S.A.D était une tentative de mise en œuvre d’un mode cumulatif particulier visant le réinvestissement d’un surplus d’origine externe (la rente pétrolière) pour développer un mode de production interne par l’industrie lourde, le tout étant sous contrôle total de l’Etat. Les objectifs de la S.A.D peuvent se résumer en quatre axes :

  • La rupture avec le schéma d’extraversion hérité de la période coloniale, par la création d’une structure de production orientée vers le marché intérieur ;
  • L’amorce de l’intégration des activités par l’intensification et la diversification des relations d’échanges inter-branches. Dit autrement, l’articulation verticale des différentes branches de l’industrie en vue de permettre aux effets multiplicateurs (de l’emploi, d’investissements, etc.) de se produire au maximum ;
  • L’accroissement des capacités d’accumulation et leur généralisation à l’ensemble des secteurs à partir de l’industrie ;
  • Enfin, le changement du schéma de répartition des revenus en vue de réaliser la justice sociale.

A ces objectifs explicites, il faut ajouter un but majeur dans le sens où il constitue une condition de succès de l’ensemble des objectifs sus cités ; celui de la soustraction du système de prix donc des revenus et des profits aux lois du marché.

Bien que l’idée de la nécessaire rupture avec l’économie coloniale par l’édification d’un appareil productif à même de moderniser le pays et de réaliser la justice sociale remonte dans le discours au mouvement national, et même si les premières nationalisations ont eu lieu dès les premières années de l’indépendance, ce n’est qu’à partir de 1966 que commencent les premières formulations théoriques de la S.A.D. Ces dernières ont été tirées à partir des travaux de l’économiste G. De Bernis autour du concept des « industries industrialisantes »50.

La théorie des « industries industrialisantes » est inspirée de la problématique des « pôles de croissance » élaborée par F. Perroux à partir des schémas de la reproduction élargie de Marx et de la Stratégie soviétique d’industrialisation. Elle stipule que seul l’investissement massif dans les industries lourdes est capable d’un effet notable sur la croissance économique et la transformation des sociétés à économies sous-développées et désarticulées. Par conséquent, seule la stratégie d’accumulation est à même de permettre aux pays dits en développement de se hisser rapidement au stade des pays industrialisés. L’industrialisation y est conçue comme le vecteur matériel et objectif permettant le bouleversement total des structures économiques et sociales existantes, et leur remplacement par d’autres qui seraient parfaitement articulées autour de noyaux industriels denses appelés « pôles de croissance ». L’expression « pôle de croissance » renvoie à l’idée de la possibilité de mise en place de centres diffuseurs du développement : « Le pôle complexe appelle de nouvelles créations, ébranle des régions et change la structure et l’environnement qu’il anime » 51  .

L’idée centrale de cette théorie est qu’il est possible de densifier le tissu industriel d’un pays, ou de « noircir la matrice inter-industrielle » pour reprendre les termes de G. De Bernis, à travers l’implantation préalable de complexes industriels composés de certaines branches motrices en raison de leurs effets d’entrainement. A ce propos, G. De Bernis souligne qu’il s’agit du « noircissement de la matrice industrielle, c'est-à-dire, dont les différents secteurs sont inter-liés par les imputs et par leurs outputs, ce qui implique la présence de secteurs de production de biens d’équipement et de produits intermédiaires destinés à une consommation productive interne » 52 .

Un certain nombre d’industries motrices ont été choisies en vertu de leurs capacités intrinsèques à entrainer le développement. Les industries sélectionnées étaient essentiellement des branches jugées capables de fournir le capital technique nécessaire au développement des autres industries : il s’agit des industries de sidérurgie/métallurgie, de la mécanique/électronique, de la chimie/pétrochimie ainsi que les industries d’énergie (hydrocarbures, électricité…).

La place stratégique de ces industries, dites de base dans la S.A.D, a été affirmée avec force dans la charte nationale de 1976 où il est souligné que : « la création d’une industrie qui revêt un caractère global et étendu suppose l’existence des industries de base qui donnent sa marque à une politique d’industrialisation véritable et en constitue la pièce maîtresse, puisque c’est par les industries de base que se fait le passage capital de la matière brute au produit élaboré. Les industries de base représentent aussi le pilier par lequel l’industrialisation s’enracine profondément dans la réalité du pays (…)ainsi les industries de base telles que la métallurgie, les fabrications mécaniques, électriques et électroniques, les constructions navales, la pétrochimie et la chimie des produits de base, jouent un rôle stratégique déterminant » 53 .

Cependant, malgré son orientation résolument industrielle, la S.A.D se voulait globale, c'est-à-dire en incluant l’ensemble des secteurs d’activité. La Charte nationale soulignait en effet que le planificateur a pour tâche « d’élaborer une politique de développement qui embrasse tous les aspects de la vie nationale » 54 d’où l’idée de la révolution agraire. C’est pourquoi, l'Etat algérien lança, dès 1971, une vaste opération de nationalisation des terres et des firmes agricoles. L'organisation des exploitations se faisait par le biais des coopératives agricoles à la tête desquelles l'Etat désignait des fonctionnaires. Cette opération visait, selon le discours officiel, d’une part, l’augmentation de la productivité de travail agricole afin de libérer la main d’œuvre pour l’industrie, d’autre part, à préparer le secteur à un vaste mouvement de mécanisation grâce aux machines qui seraient produites par le secteur industriel.

Dans un discours à l’occasion du premier Novembre 1966, H. Boumediene affirmait, en effet, que «  le réalisme nous commande de ne pas oublier que notre agriculture ne trouvera pas elle-même tous les moyens nécessaires de concrétiser les espoirs que le socialisme porte en lui. C’est à l’industrialisation que reviendra le rôle décisif de créer de nouvelles sources de revenus » 55 .

La mise en place d’un modèle d’industries industrialisantes posait plusieurs problèmes. Nous en citons deux qui semblent fondamentaux : celui du type de régulation adéquat pour l’enclenchement des effets d’entraînement de l’aval vers l’amont, et celui des sources de financement préalable des « pôles de croissance entraînants ».

En effet, la propagation des effets d’entraînement attendus des industries de base ne se fait pas spontanément. Elle nécessite - pour qu’à terme le noircissement de la matrice inter industrielle soit réalisé- l’intervention d’une puissance, en l’occurrence l’Etat, aux différentes étapes du processus de réalisation pour réajuster l’investissement en fonction du niveau d’accommodation entre l’amont et l’aval. Quant au problème de financement des investissements, celui-ci se posait car la taille et la nature sophistiquée des technologies des industries, devant entraîner le développement du reste de l’économie, nécessitaient des investissements qui n'étaient rentables qu’à moyen et à court terme. De plus, ils ne peuvaient pas parvenir du secteur industriel. En ex- URSS durant les années 1920, l’Etat a fait recours à « l’épargne forcée » supportée par la paysannerie à qui il a imposé l’austérité jusqu'à la fin du processus d’industrialisation.

A l’évidence, les deux problèmes sus-cités se sont posés à l’Algérie des années 1970. Les solutions apportées différaient radicalement de celles de l’URSS : en ce qui concerne le financement préalable des investissements industriels, l’Algérie a recouru à ses ressources énergétiques et à l’endettement, quant à la forme de régulation, les pouvoirs publics optèrent pour l’étatisation radicale de l’économie et la planification centralisée des investissements et des variables économiques régissant le système productif (prix, salaires, taux d’intérêt, etc.).

Pour les pouvoirs publics, la S.A.D ne pouvait se mettre en œuvre sans une planification préalable du processus de développement dans sa globalité et ses différentes étapes d’évolution. Autrement dit, il fallait que l’Etat consente un investissement public important, contrôle les activités économiques (y compris celles du privé) et surtout instaure un contrôle administratif du système de prix, car ce dernier était capable de dérégler toute la stratégie que l’Etat voulait mettre en œuvre. C’est dans cette logique que l’Etat avait établi son monopole par la création de sociétés publiques afin de couvrir l’ensemble des circuits de production, de commercialisation et de distribution. Par ailleurs, l’Etat algérien procèda au contrôle total du secteur monétaire et financier par la nationalisation des banques étrangères et du secteur des assurances, la création de nouvelles banques publiques et enfin la mise sous l’autorité de l’exécutif de la Banque Centrale d’Algérie.

Notes
50.

G. De Bernis « Les Industries industrialisantes et les options algériennes » in Tiers-Monde, n° 47, juillet-septembre 1971.

51.

F. Perroux, L’Économie du XX Ième siècle, OPU, Alger 1969, p. 180.

52.

Cité par A. Amarouche in  Libéralisation économique et problèmes de la transition en Algérie-Essai sur les limites d’un système d’économie à base de rente  Thèse de Doctorat l’université de Lyon II, 2004, p. 154.

53.

Front de Libération Nationale, Charte Nationale, Alger 1976. p. 167.

54.

Idem, .p. 166.

55.

Discours de H. Boumediene du 01 Novembre 1966. Ministère de l’information, Alger 1967.