2. Étatisation de l’économie et planification centralisée

Sur le plan économique, les choix industriels du planificateur ont déterminé, dans une large mesure, la nature de l’organisation commandant le système économique algérien. En effet, les industries industrialisantes possèdent deux caractéristiques ; elles sont hautement capitalistiques et faiblement rentables à court et moyen terme. Par conséquent, seul l’Etat est capable de les réaliser56. Pour ce faire, un vaste mouvement d'étatisation de richesses a été mis en œuvre et de gigantesques monopoles ont été créés -les Sociétés Nationales- pour assurer le contrôle et la gestion de tous les secteurs d'activités, de la production à la distribution en passant par l'approvisionnement.

L’objectif tracé par l’Etat était de dissoudre toutes les structures économiques dans une grande organisation administrative afin de permettre au planificateur d’intervenir à tous les stades du processus de développement. Planification préalable, investissement public en aval et contrôle en amont de l’ensemble des activités économiques, le tout tiré par le secteur industriel. Telles étaient les grandes lignes qui définissaient le processus étatique de la mise en œuvre de la S-A-D.

Une Economie Centralement Planifiée (ECP) se définit comme le souligne W. Andreff par «  La planification directive de l'économie, la propriété étatique des entreprises et des banques, la collectivisation de l'agriculture, une stratégie de développement basée sur l'industrialisation accélérée, la recherche d'autarcie commerciale et l'interdiction de l'investissement direct étranger » 57 . L'ECP est organisée sur un mode hiérarchique à la tête duquel il y a un centre de planification qui envoie des directives aux différents ministères-tutelles qui les transmettent, à leur tour, aux entreprises étatiques.

La détermination des investissements à réaliser et les budgets qui leur sont nécessaires se concevaient en fonction d'un plan préalablement établi. C’est l’Etat, à travers ses différentes structures administratives, qui se substitue aux modes de régulation par le marché. Par définition, une économie dite administrée se traduit par la négation des agents économiques au sens que suggère l'économie politique. Leur autonomie vis-à-vis de la tutelle politique étant absente, les agents économiques ne peuvent s'organiser économiquement et politiquement pour la défense de leurs intérêts ; ce sont des acteurs passifs.

Dans les pays à économie administrée dirigé par un parti unique -souvent à idéologie populiste- l'unité du peuple est proclamée autour des objectifs centraux du plan de développement et nul n'est censé défendre ses intérêts en fonction de sa classe sociale, de sa profession, etc. Ainsi, tous les pouvoirs (économique, syndical, monétaire, etc.), sont combattus par l’Etat au nom de l’impérative édification nationale. A titre d’exemple, les entreprises ne peuvaient pas licencier les travailleurs, mais ces derniers ne pouvaient pas, non plus, se constituer en syndicat autonome pour défendre leurs droits socio- professionnels. L'activité économique et sociale se développait entièrement par et autour de l'Etat, y compris l'action du privé national dont les intérêts étaient fortement liés à l'autorité politique.

Ce schéma organisationnel, défini plus haut, a été adopté en Algérie. L'organisation et le fonctionnement du système économique mis en place au lendemain de l'indépendance en 1962, renforcés après le coup d'état de 1965, ne reposaient sur aucune institution économique. La Banque Centrale et le secteur bancaire étaient entre les mains de l'Etat. Les entreprises publiques, les chambres de commerce et d’industrie,… étaient organisées et gérées comme n'importe quelle administration. Leurs rôles consistaient à exécuter les décisions prises dans le cadre du plan confectionné au sommet de l'Etat.

Le fonctionnement institutionnel de ce modèle repose sur une pyramide : Le centre -lieu de prise de décision- est occupé par les institutions politiques de l'Etat (présidence, conseil de la révolution, quelques puissants ministères tels que les finances et l'industrie). Le deuxième niveau est représenté par l'administration centrale, les ministères de tutelle ainsi que la Banque Centrale. Il occupe le rôle de courroie de transmission entre le centre et les agents économiques sans aucun pouvoir effectif de décision. Arrive enfin le centre d’exécution. Il est chargé de mettre en œuvre scrupuleusement les volontésde la hiérarchie. À ce niveau, se trouvent les entreprises publiques et les différentes institutions monétaires et financières qui sont juridiquement propriétés de l'Etat. Elles sont, par conséquent, à sa disposition pour concrétiser ses projets de développement. À ce propos, la Charte nationale de 1976 stipulait clairement que : « l’économie socialiste implique au premier chef l’intervention, à travers la planification nationale, du pouvoir politique qui doit orienter les actions économiques, sociales et culturelles » 58 .Cette orientation impérative de l’action économique conférée au pouvoir politique par les différents textes qui ont jalonné la vie politique et économique du pays (constitution, différentes chartes nationales…) s’est traduite par l’abolition de toute autonomie des agents économiques.

A titre indicatif, l'entreprise publique en Algérie était propriété de l'Etat qui était non seulement présent à travers son capital, mais intervenait également dans toutes les fonctions de l'entreprise à travers les ministères de tutelle. En effet, les entreprises publiques n'étaient dotées ni de personnalité juridique ni d’autonomie financière tel que cela est le cas pour les entreprises des économies mixtes. Ne disposant d'aucun moyen juridique de prendre les décisions relevant des attributs classiques d'unité économique, l'entreprise publique en Algérie se présentait, telle que le souligne L. Addi comme « une unité politico-administrative chargée de fonctions économiques » 59 . Ce transfert du pouvoir économique des entreprises publiques vers les ministères de tutelle était consacré officiellement par la charte de l’organisation socialiste des entreprises communément appelée Gestion Socialiste des Entreprises (GSE) de décembre 1971.

De même pour les institutions devant assurer le financement de l'économie, elles appartenaient dans leur quasi-totalité au secteur public60. Les banques commerciales recevaient directement leurs ressources de l'Etat qui était juridiquement leur propriétaire et gestionnaire. Ces dernières obéissaient, à l'instar du reste des entreprises publiques et des firmes d'Etat, aux injonctions administratives de l'autorité centrale. Dans le cadre de l’expérience algérienne du développement, le pouvoir d'orientation des flux d'investissements et/ou des flux monétaires par le truchement des taux d'intérêt, d'escompte et de réescompte n'était pas du ressort des banques. C'est pourquoi, il n'est pas convenable de considérer les institutions monétaires et financières dans un système de planification impérative comme un agent économique à part entière. Les banques publiques algériennes étaient des entités politico-administratives (comme le reste des entreprises publiques) chargées des fonctions monétaires et financières. Le rôle de ces institutions dans l'organisation économique algérienne était d'assurer au système ses grands équilibres. Elles étaient le principal canal par le biais duquel s'opérait la fonction distributive de l'Etat. En d’autres termes, les banques étaient tenues d’assurer le financement des investissements du plan et d’alimenter en permanence le fond de roulement des entreprises publiques souvent déficitaires.

En outre la représentation syndicale était interdite au nom de la communauté d’intérêt entre l’Etat et les travailleurs. Dans l’entreprise publique socialiste «  les intérêts de l’Etat et ceux des producteurs sont indissociables » 61, souligne la Charte nationale. Par conséquent, nulle expression n’était concevable en dehors du syndicat officiel (UGTA) dont le statut est plus proche d’une organisation de masse que d’un syndicat revendicatif. La Gestion Socialiste des Entreprises (GSE), en légalisant le transfert du pouvoir économique de l’entreprise vers l’Etat, donnait l’impression aux travailleurs de participer à la gestion effective de leurs entreprises62. En réalité, ni la direction, ni les travailleurs ne pouvaient prendre la moindre décision car l’entreprise était dans sa globalité sans aucun pouvoir décisionnel. Mais cela donnait l’avantage d’éviter à l’Etat l’arbitrage dans les conflits entre le travail et le capital, et cela n’est pas un mince avantage pour un Etat qui se voulait unificateur du corps social dans le cadre de l’entreprise « d’édification nationale ».

A travers les quelques indications soulignées ci-dessus, nous voulons donner une idée sur la hiérarchie décisionnelle qui préside l’organisation économique algérienne sous le système de planification centralisée. Cette dernière est entièrement prise en charge par l’Etat : ayant été dessaisis de tout pouvoir, les agents économiques n’apparaissaient que comme des acteurs passifs répondant aux injonctions de l’administration. L’allocation et l’affectation des ressources étaient du ressort exclusif de l’autorité politique, incarnée par le régime du parti unique : c’est pourquoi nous parlons d’économie administrée lorsque nous évoquons l’histoire économique algérienne durant cette période.

Les grandes lignes organisationnelles de l’économie administrée ayant été soulignées, nous procéderons à la présentation de ses modes de régulation. Dit autrement, nous analyserons la manière dont l’Etat, à travers l’administration, comptait définir un système de valeurs des biens et services, de la monnaie, du prix du capital et du travail en l’absence de mécanismes classiques de régulation par le marché.

Notes
56.

Cela est d’autant plus vrai en Algérie lorsque l’on connaît la faiblesse du capital privé national au lendemain de l’indépendance.

57.

W .Andreff, Economie de la transition, Bréal 2007. p. 11.

58.

Front de Libération Nationale, Charte Nationale, 1976. p. 140.

59.

L. Addi, L’Impasse du populisme. Op.cit. p. 213.

60.

Nous allons développer en détails dans les pages qui suivent comment le pouvoir monétaire est approprié par l’Etat.

61.

Charte et ordonnance du 16.11.1976, portant sur la Gestion Socialiste des Entreprises, Ministère de l’information, Alger. 1972.

62.

La Gestion Socialiste des Entreprises (GSE) est instaurée par la loi 71-12.