3.3. La détermination des salaires 

La question de la détermination des salaires est d’une importance capitale car elle révèle les fondements idéologiques et politiques du statut de travailleur et du type d’autorité présidant les relations de travail. La rémunération de la force de travail est en effet le point nodal du rapport salarial dans lequel se trouvent liés les composantes principales des combinaisons productives, à savoir le capital et le travail. Elle assure la jonction entre les lois de production et celles de la répartition. Par ailleurs, la question salariale est de part les rapports de force qu’elle provoque entre les détenteurs du capital et les offreurs de force de travail est porteuse des dynamiques socio-politiques déterminantes pour la construction de l’Etat et le développement politiques des nations. A ce propos, l’expérience des sociétés occidentales est édifiante.

Dans le cadre de l’expérience algérienne du développement, le choix politique du contrôle administratif des prix et de taux de change va être également appliqué à la rémunération de la force de travail ; c'est-à-dire les salaires67. Ces derniers ne sont pas considérés, en effet, par l’Etat algérien comme une fraction de la valeur ajoutée, mais une avance de l’Etat distribuée aux travailleurs du secteur public sans tenir compte ni de la productivité, ni des coûts. Ils ne sont pas non plus un résultat de négociations- résultat d’un rapport de force au sein de l’entreprise et de la société en général– entre les syndicats et les propriétaires du capital.

L’article 127 du Statut Général des Travailleurs (SGT) stipule à cet égardque « la fixation des salaires, qui doit être liée aux objectifs du plan, est une prérogative du Gouvernement ajoutant qu’elle ne saurait être déléguée aux organismes employeurs » 68. Ce sont des « salaires politiques » tels qu'ils sont qualifiés par L. Addi. Ils sont octroyés par l’Etat, à fonds perdus, indépendamment des résultats économiques des entreprises publiques.

L'histoire ultérieure de l'Algérie indépendante montre que la fixation administrative des salaires a provoqué un cycle infernal qui éloigne « un peu plus » l’Etat des objectifs économiques qu’il s’était fixé ; à savoir la mise en place d’une économie industrielle et productive à travers le réinvestissement de la rente pétrolière. D’une part, l’Etat stérilisait une partie de la rente pétrolière qu’il était censé « semer en développement » dans le paiement des salaires sans contrepartie productive, d’autre part, il augmentait sans cesse sa facture d’importation, car il faut donner un contenu économique à ces salaires.

Par ailleurs, ces «  salaires politiques » ne contribuaient nullement au renforcement du pouvoir d'achat de la population, car ils étaient systématiquement  aspirés par le secteur privé à travers le marché informel dont les prix vont, selon les produits, jusqu'à 5 à 6 fois les prix administrés. Un paradoxe parmi d'autres qui caractérisait l'expérience algérienne du développement : des salaires distribués et protégés par les subventions des prix pour sauvegarder le pouvoir d'achat des couches sociales défavorisées, mais qui profitaient en premier lieu au secteur privé que l'Etat cherchait officiellement à limiter69.

Au terme de ce point consacré à la présentation des modes de régulation de l’économie administrée que l’Etat avait conçus comme le meilleur moyen de réaliser l’entreprise de modernisation, il nous reste à éclairer en quoi ce mode « choisi » était le reflet du volontarisme économique de l’Etat.

Il a été souligné que l’Etat avait opté pour la substitution des modes de régulation par le marché par la détermination administrative des grandeurs économiques commandant le flux et reflux des richesses matérielles et immatérielles investies et/ où à créer à partir de cet investissement. Cette démarche est en elle-même l’expression d’un volontarisme étatique voulant contrôler le système de prix en le soumettant aux décisions administratives émanant de l’autorité politique. A travers son acharnement à contrôler les prix, l’Etat exprimait une volonté de se soustraire aux lois de l’économie politique. A ce propos Y. Benabdellah souligne : « on peut se rendre compte de l’existence d’un volontarisme en analysant le discours économique officiel qui fustige toutes les initiatives relevant de la rationalité économique et d’un souci pour contenir à un niveau acceptable de la dépense vis à vis de la rente et de la dette » 70 .Afin d’illustrer ses propos, l’auteur cite, entre autres, les déclarations de B. Abdeslam, ministre de l’Industrie durant les années 1970. Ce dernier déclarait en effet : «  Nous nous sommes trouvés en opposition complète avec la démarche du plan qui continuait à raisonner selon les termes de l’économie classique : revenus, épargne consommation, etc. ».  En avançant que « pour freiner l’élan de développement, le plan a commencé à plaider la théorie des équilibres globaux ; ensuite celle du déséquilibre entre l’industrie et les autres secteurs » 71 . Ces citations d’un ministre dont le poids politique fut sans commune mesure durant les années 1970 - d’ailleurs surnommé le père de l’industrialisation algérienne- sont assez révélatrices des représentations économiques des dirigeants et leurs conceptions de la gestion des affaires publiques en général et celle de l’économie en particulier. Le volontarisme qui est à la base des pratiques économiques de l’Etat était un sous produit du nationalisme qui caractérisait le mouvement national algérien.

Notes
67.

L’article 128 de la loi portant sur le Statut Général du Travail SGT stipule clairement que «  le niveau et l’éventail des salaires ainsi que le niveau de la masse des salaires sont liés aux impératifs de développement, aux objectifs économiques, culturels et sociaux fixés par la planification, à l’évolution de la production et de la valeur ajoutée ainsi qu’à une politique de juste répartition du revenu national et aux effets de la croissance économique »

68.

Charte et ordonnance du 16.11.1971  portant sur la Gestion Socialiste des Entreprises (SGE), Ministère l’information Alger 1972.

69.

Un paradoxe parmi d’autres qui caractérise l’économie administrée par l’Etat rentier. Nous reviendrons sur cet aspect dans les pages qui suivent et tout au long du chapitre prochain consacré aux contradictions de l’économie administrée.

70.

Y. Benabdallah, Economie rentière et surendettement, Thèse Doctorat Lyon II, 1999. p. 22.

71.

Voir Y. Benabdellah, Economie rentière te surendettement, Op.cit. p. 223.