4.2 Le secteur agricole : de l’autogestion à la révolution agraire -ou l’obsession étatique d’absorber le pouvoir économique du monde rural

A l’instar du reste des secteurs, les actions initiées durant les décennies 1960 et 1970 en direction de l’agriculture sont motivées par la volonté de mise sous la coupe étatique du secteur agraire et du monde rural. L’analyse des différents réaménagements de ce secteur de l’autogestion à la révolution agraire, montre clairement que la «  fonctionnarisation » des travailleurs agricoles était au centre des préoccupations des pouvoirs publics. L’ensemble des textes législatifs promulgués par l’Etat et des actions entamées pour les mettre en œuvre concourait à cet objectif.

En effet, dès les premières années de l’indépendance, les pouvoirs publics ont introduit de multiples changements pour instaurer un secteur agricole socialiste visant à absorber l’ensemble des sous-secteurs de l’agriculture algérienne (secteur autogéré, privé…). A l’évidence, la politique étatique concernant la structure et l’organisation des exploitations agricoles s’est centrée dans un premier temps sur le foncier laissé par la colonisation en partie pris en charge par les paysans dans le cadre du mouvement d’autogestion.

Après s’être constitués spontanément au départ (dès octobre 1962), les comités de gestion formés de vrais paysans  ont été concurrencés par de nombreux autres comités installés sur l’instigation du parti, de certains officiers de l’armée, de l’UGTA ... Une sorte de « course » entre les clients du nouveau régime s’est installée et les anciens paysans travaillant chez les colons, pour l’occupation des domaines vacants75. Ensuite, il y a eu la promulgation de plusieurs décrets dont l’objectif était de contrôler directement le mouvement d’autogestion. Nous citerons, à titre d’exemple, la création de l’Office National de la Révolution Agraire le 18 mars 1963 qui a eu pour objectif d’organiser les fermes abandonnées et de participer à  l’administration des firmes autogérées. Aussi, l’on peut évoquer le cas de l’opération de regroupement des fermes en de grands domaines dont l'objectif était de permettre à l’administration centrale de chapeauter le mouvement d’autogestion. S. Bedrani évoque ce cas en ces termes « la politique a-t-elle consisté dès le départ à regrouper plusieurs fermes coloniales en grands domaines (sous prétexte d’économie d’échelle en matière d’utilisation de matériel et d’emploi optimal de la force de travail qualifiée disponible) formellement autogérés mais en fait très contrôlés par des institutions étatiques ou para étatique » 76 .

Dans le même sens, nous citerons les textes de 1968/1969 imposant aux comités d’autogestion un « assistant » en la personne du directeur représentant le ministère de l’Agriculture, membre de droit du comité d’autogestion et qui a un droit de véto sur les décisions du comités si elles paraissaient contraires au plan de développement économique et social du pays… » 77 . C’est pour toutes ces raisons que, l’autogestion s’est renfermée dans une centralisation qui va l’étouffer.

Cet acharnement des pouvoirs publics à mettre fin à la libre organisation du mouvement autogestionnaire s’expliquait, à notre avis, essentiellement par l’incompatibilité de l’essence de ce mouvement avec la nature de l’Etat qui se mettait en place. A ce propos il y a lieu de rappeler deux faits : le premier est relatif à l’importance économique du secteur agricole durant les premières années de l’indépendance dans lequel la part des domaines autogérés était conséquente, le second concerne la dynamique politique qui animait l’organisation du mouvement autogestionnaire.

En ce qui concerne le poids stratégique du secteur agricole, il y a lieu de rappeler qu’en dépit de l’état de confusion dans lequel il a été lancé (départ de colons, crise de l’été 1962…), le mouvement d’autogestion a impulsé une dynamique économique importante permettant à la fois à la production agricole de continuer malgré le départ massif des européens et aux paysans de disposer d’un pouvoir économique indépendant de l’Etat. En effet, si l’on retrace les rapports chiffrés de l’agriculture algérienne, on constate qu’au cours des premières années d'indépendance, l'agriculture représentait plus de 20% du produit intérieur brut, occupait plus de la moitié (55%) de la population active et exportait plus de 1,1 milliard de DA annuellement, ce qui représentait le tiers (33%) des exportations totales du pays.

Ces exportations couvraient largement les importations alimentaires (0,7 milliard de DA par an). La contraction de la demande locale -suite au départ de la population européenne- a laissé apparaître d'importants excédents agricoles. L'agriculture assura ainsi, au cours de ces premières années, le financement d'une partie des importations, relais assuré, à partir de 1967, par les hydrocarbures. Ce poids relatif de l’agriculture constituait aux yeux des dirigeants algériens un pouvoir qu’il fallait maitriser, pour empêcher, disait-on officiellement, qu’il ne constitue une classe de propriétaires terriens ou de « paysans bourgeois » au détriment de la paysannerie pauvre.

Par ailleurs, il est important de souligner que le mouvement d’autogestion était porteur d’une dynamique politique dont les principes sont contradictoires avec ceux de l’idéologie étatique. En effet, les comités d’autogestion étaient, au départ, organisés selon les principes démocratiques fondés sur l’élection à tous les niveaux de responsabilité. Le président du comité, ou celui du domaine et l’ensemble des cadres gestionnaires étaient élus librement par les paysans eux-mêmes. Cette dynamique était en contradiction avec l’idéologie populiste du régime politique qui était imposée au lendemain de l’indépendance, œuvrant pour l’absorption de tous les pouvoirs, au premier desquels il y avait le pouvoir économique par l’Etat. C’est là tout le sens de l’arsenal juridique mis en place durant les années 1960-1970 pour assurer le contrôle administratif des domaines autogérés.

Aux cotés des domaines autogérés, il y avait ce que l’on appelle les domaines abandonnés. Ces derniers appartenaient aux anciens colons mais ils n’avaient pas été repris par le mouvement d’autogestion. Ils ont fait l’objet d’un décret de nationalisation définitive dès 1963 et ont été directement gérés par l’Etat.

Autre forme juridique : les grosses propriétés qui demeuraient entre les mains des propriétaires fonciers nationaux. Ces dernières ont été également nationalisées avec le lancement de la révolution agraire en 1971. L’objectif affiché était la transformation des rapports sociaux dans les campagnes en mettant fin aux grosses propriétés foncières dont l’existence était jugée contradictoire à la volonté étatique de construire « le socialisme ». La gestion de ces terres se faisait par les coopératives agricoles à la tête desquelles l’Etat plaçait des fonctionnaires.

L’analyse des différentes mesures prises par l’Etat, que ce soit dans le secteur dit « autogestionnaire » ou celui de la révolution agraire, conduit vers une seule et même conclusion : la volonté de l’Etat de contrôler totalement le secteur agraire et le monde rural, à travers d’une part, les différentes nationalisations, d’autre part, la « fonctionnarisation » des travailleurs agricoles.

La période 1971-1978, caractérisée par l’aisance financière de l’Etat due principalement à l’évolution des marchés pétroliers, a fait passer les problèmes de l’autogestion au second plan, au profit de la question de « la modernisation des exploitations agricoles ». C’était l’époque de la Révolution Agraire. Cette dernière se voulait un moyen d’intégrer le secteur agricole dans la stratégie globale de développement. Le tableau ci-dessous retrace l’évolution des investissements dans l'agriculture et la part qu’ils représentent dans l’investissement total.

Tableau 2.2 Investissements planifiés en agriculture (Enmilliard de DA)
Pré plan
1967-1970
1 er plan
1970-1973
Second plan
1974-1977
Investissement en agriculture
Programme total d’investissement
Allocation de l’agriculture en %
1,9
10,3
17
4,1
30,6
14,5
12
109,4
15

Source : H. Temmar, La Stratégie algérienne de développement, Enal Alger. 1986.

Lorsqu’on examine le volume des investissements agricoles inscrits dans les différents plans et leur part dans le total des investissements planifiés, il apparaît clairement que, durant ces périodes, les moyens accordés au secteur agricole étaient peu importants comparativement au secteur industriel. La création d’un tissu industriel relativement dense induisait un accroissement très important des possibilités de travail non agricole mieux rémunéré pour la population active. Par contre, cette position marginale de l’agriculture dans les priorités du planificateur n’enlève rien au poids de l’investissement étatique dans le secteur agricole qui reste dominant durant toute la période de la planification centralisée.

Notes
75.

Propos recueillis auprès des anciens membres des comités d’autogestion de la région de Bouira. Une des régions agricoles par excellence.

76.

S. Bedrani, « l’Agriculture depuis 1962, histoire d’un échec ? » in l’Algérie de l’indépendance …Op.cit. p. 82.

77.

H. Benissad, Economie de développement de l’Algérie. Op.cit. p. 88