2.2 L’émergence et le développement de l’économie parallèle

Nous avons souligné, notamment au chapitre 2 de la présente étude, qu’en vertu du modèle de développement par la planification centralisée, l’Etat algérien s’est attribué la mission de moderniser le pays en s’appuyant sur l’investissement public dans tous les secteurs d’activité notamment l’industrie ; une pratique volontariste en vogue dans les années 1960-1970.

Cependant, ce volontarisme économique n’a pas permis à ses promoteurs d’atteindre les objectifs qu’ils se sont tracés. Le résultat en a été un gap important entre l’offre et la demande, provoquant les phénomènes de rareté et de rentes. La nature de l’Etat et sa conception instrumentale de l’économie, telle qu’analysée partiellement dans ce qui précède, n’est pas étrangère à ce résultat. Nous avons déduit, en effet, que la mission dite de modernisation du pays était aussi conçue, pour des raisons politiques et idéologiques comme une entreprise de légitimation du régime politique. Ce dernier, usait des ressources économiques pour asseoir son autorité et écarter toute opposition. Cette situation a conduit, d’une part, au blocage des dynamiques d’accumulation, d’autre part, à la « rentiérisation » des rapports économiques et sociaux.

Deux phénomènes ont favorisé directement et indirectement le phénomène du marché parallèle104 ; le premier était de nature économique, lié à l’incapacité de l’économie administrée à répondre aux demandes sociales, le second était de nature politique en rapport avec la volonté du régime d’élargir sa base sociale. Ainsi, la rareté et la rente se trouvaient intimement liées dans la structuration du marché administré.

La structuration du marché national par la rareté et la rente favorisée la nature néo-patrimoniale du régime politique, a donné naissance aux phénomènes de prédation, de corruption, et au développement de l’économie dite informelle ou parallèle.

Cette dernière était loin d’être un phénomène marginal car elle couvrait l’ensemble des secteurs d’activité et est devenue, en quelques décennies seulement, le véritable canal de captation de la rente que l’Etat distribuait pour l’achat de la paix sociale dont dépendait la survie du régime politique. Dans ce sens, l’informel interroge en réalité la  « nature de l’Etat »  souligne A. Henni ajoutant que « l’économie parallèle est la conséquence organique du mode d’administration de l’activité économique. Elle prouve l’incapacité de l’Etat, dans une situation économique donnée, à mettre en place les mécanismes créateurs d’un seul marché. L’économie parallèle renvoie alors à la politique économique et à la nature de l’Etat » 105 .

Les principaux facteurs de naissance de l’économie parallèle en Algérie sont d’abord et avant tout à chercher dans la nature du régime politique et les limites du modèle du développement qu’il a mis en place. La nature de l’Etat algérien ou du régime politique qui l’a investi, s’'est inscrit, pour des raisons historiques, dans la logique néo-patrimoniale en faisant des ressources économiques une source politique pour la conservation du pouvoir.L’apparition d’un marché parallèle signifie l’émergence des activités économiques et marchandes avec des prix différents de ceux pratiqués dans le cadre de l’économie réglementée. Ainsi « l’existence d’un double marché, précise A. Henni,  suppose celle d’un double système de répartition et de création de revenu, d’un double système de prix et d’un double circuit de circulation de produits » 106 . Par conséquent, ces activités touchaient tous les marchés de l’économie ; celui des biens et services, des facteurs de production ainsi que celui de la monnaie. Cependant, il importe de distinguer entre le marché (l’économie) informel de production et le marché informel de distribution. Cette distinction renvoie directement à la nature du système économique, dit légal (officiel).

Dans une économie à marché autorégulateur, où l’accès aux facteurs de production est libre et  où la détermination des prix est dictée par la loi de l’offre et de la demande, l’économie parallèle est dite de production. Elle n’est certes pas déclarée, donc elle échappe aux statistiques et à la fiscalisation. Néanmoins, elle crée de la richesse qu’elle offre sur le marché à des prix souvent inférieurs aux prix du marché. Les « entreprises » exerçant dans l’informel en économie à marché autorégulateur se placent sur le marché en adoptant une sorte  de stratégie de domination par les coûts, dans le sens où ce qu’elles « gagnent », en ne payant pas les impôts et autres charges sociales, se répercute sur les prix finaux pour se placer sur le marché107.

L’économie informelle des pays à économie de marché constitue certes un manque à gagner pour l’Etat en termes d’impôts - et de ce fait elle livre une concurrence déloyale aux fabriques légalement installées- mais le fait qu’elles échappent aux statistiques de l’Etat ou qu’elles soient illégales, n’enlève rien au caractère productif de ses activités. Ceci n’est pas le cas de l’économie informelle dans les pays à économies administrées ou l’activité économique et les sources de richesses sont étatisées et/ou la rareté et la rente structurent le marché officiel.

L’économie informelle des marchés structurés par le contrôle administratif ainsi que par la rente et la rareté, se place dans la distribution. Elle se greffe sur les circuits de distribution étatiques et sa marge ne provient que de son « accès favorisé » aux sources de la rente. Par conséquent, les prix pratiqués sur le marché informel sont supérieurs aux prix administrés. Ainsi elle contribue, d’une part, à grever le pouvoir d’achat des revenus fixes, d’autre part, à dévaloriser socialement la valeur travail.

Pendant longtemps, l'économie parallèle a été perçue comme un phénomène marginal et ses circuits ont été considérés comme complémentaires de ceux de l'économie administrée. Autrement dit, les activités informelles ne sont exercées qu'à titre secondaire afin d'assurer un revenu supplémentaire au salaire qu'offrait l'activité principale. Ces emplois dits informels ne concerneraient donc qu'une minorité de la population qui s'estimait non suffisamment prise en charge par l'économie administrée. L'impact des marchés, qui apparaissent dans le cadre de l'économie informelle sur les équilibres macro-économiques ainsi que sur le comportement des agents aux plans micro-économique, était considéré comme non-déterminant. En somme, l'économie parallèle était assimilée à une sorte de fraude fiscale dont profitaient certains segments de la société en contournant la réglementation et les contrôles, mais sans poids économique réel.

Présenté ou perçu comme tel, le phénomène semblait facile à éradiquer. Il aurait suffit de renforcer le contrôle administratif et/ ou de légaliser ces activités dites informelles pour que les circuits de l'économie parallèle se soient intégrés à ceux de l'économie administrée (officielle), réalisant de ce fait une fusion harmonieuse de l'espace économique108. L'observation et les expériences de plusieurs pays du tiers monde, dont l'Algérie, montrent que le phénomène est beaucoup plus complexe que ce que laisse supposer certaines analyses.

L'économie parallèle n'est pas une sphère distincte de l'économie administrée. Ces circuits sont organiquement liés à la distribution étatique, même si, dans leur fonctionnement, ils obéissent à une logique différente de celle mise en œuvre dans le cadre de l'économie « officielle ». Ils constituent une sorte de couloirs autonomes mais parfaitement intégrés dans l'espace économique global. En outre, les réseaux qui animent les circuits de l'économie parallèle ne sont pas non plus « étrangers » à ceux agissant dans le cadre de l'économie administrée. Ce ne sont pas de nouveaux acteurs, animés par un sens des affaires, et poussés par un quelconque esprit d'entreprise à saisir les opportunités offertes par le marché malgré l'interdiction qu'impose la loi.

Dans le cas des économies administrées comme celle qu’a connue l’Algérie, les réseaux de l’économie parallèle se sont placés dans la distribution. Leur place est assimilable à celles d’intermédiaires commerciaux entre le fournisseur (l’Etat) et les consommateurs (les citoyens). De ce fait, ils tiraient profit des avantages du système administré tout en échappant à ses contraintes, car ils évoluent hors de toute réglementation ou fiscalisation. Il en ressort que la sphère du marché informel était encastrée dans la sphère administrée tout en la rongeant de l'intérieur. Les réseaux informels en Algérie n'étaient assimilables ni aux inventeurs des « ateliers clandestins », ni aux marchands (avant de devenir bourgeois) du moyen-âge qui agissaient en marge de la société dans des « bourgs » loin des fiefs seigneuriaux, mais qui ont fini, à terme, par s'imposer comme des acteurs incontournables, porteurs du projet libéral. Les animateurs (barons) de l'économie parallèle en Algérie n'étaient autres que ceux qui se trouvaient à la tête de l'économie administrée, mais qui profitaient de leurs positions politiques pour accumuler ou faire accumuler d’importantes fortunes privées.

De ce fait, ils n'étaient ni des « revanchards » sur l'économie administrée, ni porteurs d'aucun projet de développement alternatif. Ils n'existaient que grâce à leurs positions politiques permettant d'échapper aux réglementations, et d'utiliser les institutions pour le captage de la rente que l'Etat distribue (à travers les salaires et les subventions des prix) afin d'assurer la justice sociale. L'économie parallèle n'était donc ni en dehors, ni en concurrence avec la sphère administrée, elle lui était subordonnée.

Cependant, il importe de remarquer que contrairement à ce que laisse supposer, à première vue, cette position de subordination des circuits parallèles par rapport aux canaux de distribution étatique de la rente, le rapport de force en termes de détermination des prix et des salaires au sein de la sphère économique d'ensemble revient souvent à l'économie parallèle. Cette dernière, de par la cohérence de son « système de prix » (proche de la vérité du marché) finit souvent par imposer sa logique, faisant ainsi perdre toute pertinence aux décisions administratives d'Etat en matière économique, tout en faisant émerger des rentes109. Plutôt qu'une normalisation de l'économie informelle, il s'est produit généralement une « informalisation »  de l'économie administrée.

Dans une stimulante réflexion sur le marché parallèle dans les pays du tiers monde, A. Henni démontre ce point de l'alignement automatique des prix et des salaires sur ceux de l'économie parallèle en ces termes : « L'observation montre que l'ensemble des marchés relevant de l'économie parallèle sont liés par une cohérence propre : ainsi, si la monnaie locale coûte sur le marché parallèle une fraction N fraction dans le dollar et qu'elle coûte sur le marché bancaire administré une fraction de M fractions, les prix seront, en général sur certains marchés parallèles liés à l'extérieur de N/M fois ceux des marchés administrés. Par contre, sur le marché des facteurs, le prix du travail informel est souvent l'inverse, soit M/N fois le marché administré » 110 . Allant loin dans son analyse, A. Henni démontre que la confrontation (souterraine) qui s'engagea entre les acteurs de la sphère administrée et ceux de l'économie parallèle- une confrontation qui peut être résumée, selon l'auteur, à l'essentiel, c'est à dire au contrôle du pouvoir monétaire- a toujours fini en faveur de l'informel.

A l'instar de ce qui s'est passé au moyen-âge, souligne A. Henni, les marchands utilisaient dans les foires les monnaies étrangères ou les instruments scripturaires qui leur permettaient de créer leurs propres réseaux de paiement et de crédit, confisquant ainsi le pouvoir monétaire à l'Etat (notamment après la création de la Banque d'Amsterdam en 1617), les pratiques des acteurs du marché parallèle disputaient et réussissaient à dessaisir l'Etat de l'un de ses attributs primordial qui est la création et le contrôle de la monnaie. Pour les besoins de leurs transactions internationales, les réseaux retenaient la monnaie locale et créaient un marché de change (clandestin) leur permettant de manipuler les monnaies étrangères sans passer par les banques.

Ce faisant, il provoquait une mécanique poussant à la perte de contrôle de la Banque Centrale sur le volume des billets en circulation : «  La rétention de la monnaie locale, qui ne reflue pas vers les banque, alimente les circuits marchands parallèles et provoque une propre émission de monnaie selon les besoins de ces circuits, à charge à l'Etat d'imprimer seulement les billets dont il ne contrôle pas le volume en circulation. De ce fait, l'Etat est instrumenté comme un agent technique et n'est plus considéré comme pouvoir monétaire » 111

En Algérie, les réseaux du marché parallèle se sont dotés de leurs marchés de change. Les devises étrangères se vendent et s'achètent sur la place publique sans aucune intervention bancaire. Il n’y a pas une ville en Algérie où on ne peut acheter et vendre la monnaie étrangère, notamment celle utilisée dans le cadre du commerce extérieur telles que le Franc112et le Dollar. Ces réseaux de change parallèles s'étendent même à l'immigration, notamment en France  (Paris, Marseille, Lyon, Lille, Rome, Madrid, Londre…). De ce fait, l'Etat algérien, pour reprendre les termes de A. Henni, est devenu un agent technique et non un pouvoir monétaire. Il imprime les billets sans aucun pouvoir de contrôle du volume en circulation. Il n'a suffit que deux décennies pour que les réseaux de l'économie parallèle s’emparent de l'un des attributs fondamentaux de l'Etat, celui de l'exclusivité du pouvoir d'émettre les instruments monétaires !

Les conséquences de l'économie parallèle sont encore plus nombreuses. Les quelques éléments présentés dans ce qui précède nous confortent dans l'idée que les pratiques économiques de l'Etat étaient dictées par l'idéologie politique du régime qui l’a investi, et pouvaient donner naissance à des phénomènes qui à terme remettrait en cause le pouvoir de l'Etat lui même. L'exemple des réseaux de l'économie informelle que le régime politique a créé de toute pièce pour élargir sa base sociale et la base matérielle de ses membres, et qui à terme se sont placé au dessus des institutions et ont échappé au contrôle de l'Etat, est à cet égard très édifiant. L'histoire de la naissance et du développement du marché parallèle en Algérie le montre amplement. A ce titre, l’Algérie constitue un idéal-type.

Notes
104.

Nous utilisons indifféremment les expressions du marché informel, marché parallèle ou encore économie parallèle… Nous désignions par l’ensemble de ces expressions un seul et même phénomène ; celui de l’émergence et du développement des activités marchandes en dehors du marché réglementé

105.

A. Henni, Essai sur l’économie parallèle, cas de l’Algérie, ENAG, Alger 1991. p. 15.

106.

Idem. p. 15.

107.

Pour placer sur le marché où les prix sont résultat de l’offre et la demande, les produits du marché informel s’offrent à des prix au dessous de ceux du marché.

108.

Les institutions financières internationales (le FMI et la Banque Mondiale) préconisent une démarche inverse pour une lutte efficace contre le marché informel. Elles proposent une libéralisation totale de l'économie administrée afin de provoquer la fusion des deux marchés (formel et informel) en les soumettant aux mêmes lois de l'offre et de la demande. L'expérience de plusieurs pays du tiers monde en la matière montre que la chose n'est pas aussi simple. En l'absence d'une véritable transition vers le marché avec ces deux volets ; réformes économiques mais aussi les réformes institutionnelles et politiques, la tendance est plutôt à  « l'informalisation » de l'économie administrée qu'a l'intégration de l'économie informelle, l'apparition de l'économie délictueuse… L'affaiblissement des institutions par désengagement brutal de l'Etat offre une occasion inespérée pour ces réseaux. Forts de leur expérience dans la fraude, les réseaux se convertissent en mafia s'intéressant aux activités fortement lucratives telles que la vente d'armes et des produits narcotiques….

109.

Rappelons que la rente différentielle analysée par D. Ricardo provient de la différence des prix entre les produits des terres fertiles et non fertiles ; le prix qui s'impose sur le marché est celui des terres non fertiles donnant ainsi aux propriétaires des terres fertiles une rente.

110.

A. Henni, Essai sur l’économie parallèle …Op.cit.p. 52.

111.

A. Henni, Essai sur l’économie parallèle... Op.cit. p. 53.

112.

Actuellement, l’Euro.