2.3 A la base de l’enrichissement : le clientélisme et la corruption

Dans une économie rentière et distributive subordonnée à un régime néo-patrimonial pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses, l’absence de rationalité économique ne signifie pas absence de rationalité. En réalité, le système obéit à une autre logique, une sorte de rationalité politique. Dans ce cas, les dysfonctionnements économiques peuvent générer des dividendes politiques importants. Les seuls perdants- du moins à court terme- des contradictions de  l'économie administrée sont « ceux qui travaillent réellement et ne trouvent pas leur juste récompense »,  pour reprendre les termes de A. Henni113.

Autrement dit, au-delà de ses effets pervers qui induisent le rétrécissement de la base sociale du travail productif et l'appauvrissement des couches sociales à revenu fixe, la dialectique de la concession politique à la rigueur économique, tel qu'explicitée plus haut, ne fait pas que des perdants. Des segments entiers de la société, à la tête desquels se trouve le personnel politique de l'Etat, trouvent dans cette situation un terrain favorable pour amasser des fortunes colossales et élargir la base sociale du régime. À ce propos A. Henni souligne : « Le système de prix libre pratiqué par les entrepreneurs privés et le commerce sous forme de marché parallèle absorbe l'excès de pouvoir d'achat libéré par les bas prix du secteur public et le rationnement. Le système trouve ainsi la base sociale qu’il lui faut, car il emporte l'adhésion de tous, sauf ceux qui travaillent réellement et n'y trouvent pas leur juste récompense. Entrepreneurs publics et privés, titulaires de signatures, salariés rentiers, tous y trouvent leur compte. Il est clair que dès que l'on voudra obliger les gens à payer un loyer vrai ou une consultation médicale, ce sera autant de pouvoir d'achat en moins pour constituer une demande de la production privée. C'est pourquoi les privés algériens ont toujours été attachés à ce système. Leurs intérêts convergent avec ceux des salariés rentiers » 114

Dans le contexte d'abondance de ressources, notamment quand leur origine est externe au procès local de production, les dysfonctionnements économiques peuvent ne pas constituer un problème immédiat pour l'Etat et les forces sociales qui lui sont inféodées. Parfois même, c'est tout le contraire qui se produit. La désorganisation de l'économie permet la prédation qui devient à son tour un moyen de régulation politique. Dans le cas de l'Algérie, la distribution de ressources économiques à travers, entre autre, les entreprises publiques, étaient utilisées comme moyens pour stabiliser le pouvoir et discréditer toute opposition. Pour comprendre cette pratique, une analyse des mécanismes d'enrichissements dans l'économie étatique et des groupes sociaux qui en bénéficient parait nécessaire.

Dans un pays où l'économie est étatisée et la propriété privée n'est pas expressément garantie et où les secteurs économiques ne sont pas productifs, la volonté d'enrichissement prend des formes détournées et s'inscrit dans la perspective de la captation de la rente et sa fructification à travers le marché informel. L'accès au titre de propriété privée ou aux licences d'importation étant sévèrement réglementé, l'utilisation des «relations influentes » devient indispensable pour toute entreprise d'enrichissement. « Dans la mesure où l'économie était étatisée et où l'Etat exerçait le monopole sur le commerce extérieur, toute initiative privée devait nécessairement s'appuyer sur des officiers supérieurs et sur des personnalités politiques appartenant à la sphère du pouvoir, que ce soit sous Houari Boumediene ou sous Chadli Bendjedid » 115 .

La monopolisation des richesses et l'existence d'un pouvoir réel au dessus des institutions formelles favorisent cette tendance, donnant naissance à de vastes réseaux de clientèle, de trafic d'influence et de corruption. Les clans et les groupes sociaux liés au personnel politique, utilisent les institutions tel que la douane, la justice ou l'administration fiscale pour contourner la réglementation, et accèdent ainsi aux positions rentières et monopolisatrices permettant le captage de la rente que l'Etat injecte systématiquement pour l'achat de la paix sociale et de la stabilité politique : «  La corruption doit donc être analysée comme une caractéristique fondamentale du système étatiste. Quand la position dans l'Etat devient potentiellement et pratiquement génératrice de corruption, il n'est plus possible de réduire le phénomène à un anachronisme dans le fonctionnement de l'Etat et de ses institutions, il doit être plutôt analysée comme un mode majeur du fonctionnement du système économique et social »116 note A. Dahmani.

Dans le cas algérien, les analyses s'intéressant aux liens entre la prédation économique et la régulation politique relèvent, en effet, que la corruption est loin d'être un épiphénomène pratiqué par quelques agents de l'Etat, mais une pratique généralisée générée- tout au moins favorisée- par la nature du régime politique et les relations qu'il entretient avec la sphère économique.

À la base de la corruption il y a la monopolisation du pouvoir politique et sa détention, par un groupe restreint, des éléments essentiels dans le processus d'accaparement des ressources et d'enrichissement. La monopolisation du pouvoir, et la volonté de sa conservation, quelque qu’en soit le prix, a conduit les dirigeants à faire des ressources économiques et de la distribution de la rente un facteur d'élargissement de la base sociale du régime, donnant naissance à des fiefs dont les dirigeants usent pour renforcer leur position et celle de leurs clans et familles au sein du pouvoir et de la société.

De ce fait, des chaînes solidement soudées se constituent autour des individus occupant des positions dans l'Etat. Des couches importantes de déclassés -dont la culture et la psychologie sociale prédisposaient à la lutte impitoyable pour le pouvoir et ses avantages matériels, pour reprendre les termes de M. Harbi- ont émergé dans les appareils politiques. D'autres classes s'agrégèrent à eux et s'érigèrent en direction de la société117. Elles ont trouvé, dans la monopolisation du pouvoir et l'étatisation de l'économie, la formule idéale pour atteindre leurs objectifs. Le secteur économique étatique, qui concentrait l'essentiel des richesses, a été perçu comme « un butin » à négocier et/ou à partager, en tout cas à accaparer.

Evidemment, la part du gain dépendait de la position hiérarchique occupée dans le système de pouvoir. « Dans le cas algérien, souligne A. Dahmani, appartenir à la fraction militaire est le plus sûr moyen pour réaliser tel ou tel projet. Les officiers de l'armée et des services de sécurité sont ceux qui détiennent, généralement par l'intermédiaire d'un prête-nom (souvent un proche) les affaires les plus  juteuses » 118. Abondant dans le même sens L. Addi souligne : « Happés dans la compétition pour les biens matériels et les postes de l'administration d'Etat qui contrôlaient les ressources, certains officiers ont accumulé, ou ont permis d'accumuler d'importantes fortunes privées( …)  L’officier supérieur a cette faculté d'ouvrir les portes des labyrinthites de l'administration qui font de lui un homme craint et envié. Certains officiers ont usé et abusé de cette faculté au point que la dérive vers le trafic d'influence et les infractions à la réglementation s'est généralisée  » 119 .

Effectivement ce système de fiefs de prédation, au début réservé à quelques notables du régime, s'est progressivement généralisé à tous les niveaux, du sommet de l'Etat à la petite administration locale. L'évolution des pratiques d'enrichissement en Algérie tend, en effet, à montrer cette généralisation progressive mais permanente de la corruption.

Après avoir pris la forme directe et voyante, au lendemain de l'indépendance, de la ruée des hommes d'influence sur les biens abandonnés par les colons (appartements, immeubles, villas…), les pratiques de corruption ont évolué dans les années 1970 et ont pris des formes plus discrètes, pour se « démocratiser » par la suite durant toutes les décennies suivantes.

L'évolution des pratiques de corruption correspond, en effet, parfaitement à l'évolution du système politique. Durant les premiers mois de l'indépendance, lorsque le régime politique n'était pas stabilisé, l'accaparement et le détournement de l'argent public au sein des organismes et structures étatiques a pris une forme directe et même voyante. Le coup d'Etat de juin 1965 a marqué le début de la stabilisation du régime et du renforcement du quadrillage administratif de la société et de l'économie. H. Boumediene avait réussi à contrôler les réseaux de corruption et à leur assigner un objectif politique : la neutralisation des opposants. Avec lui, la corruption a pris une forme discrète et centralisée, mais néanmoins importante et ciblée ; discrète, car le président était soucieux de sa respectabilité et du régime qu'il incarnait, centralisée vu son obsession de tout contrôler; et enfin ciblée car elle avait un but stratégique, celui de neutraliser toute velléité d'opposition.

Les décennies qui ont suivi la disparition de H. Boumediene ont connues une résurgence des formes ostentatoires d'accaparement. La cession des biens de l'Etat au dinar symbolique pour les dignitaires du régime et leurs réseaux de clients a provoqué l'explosion du marché informel et la « démocratisation du rançonnage ». Phénomène de pénuries aidant, des réseaux verticaux de spéculateurs se constituèrent ouvertement, couvrant pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne, que ce soient l'accès aux produits alimentaires subventionnés, au logement, à l'acquisition d'un registre du commerce ou un poste dans l'administration, dans la douane, dans les impôts, etc.

En effet, les décennies qui ont suivi la disparition de H. Boumediene, ont été marquées par une forte instabilité politique et une dégradation continue des conditions socio-économiques de la population, notamment après la diminution drastique de la manne pétrolière depuis 1986. Elles ont été aussi celles de la mise en lumière de la gestion privative des biens publics. Tous les travers du système, longtemps cachés par la rente, sont en effet apparus au grand jour : inégalités sociales, panne de l'appareil productif, gaspillages des ressources et surtout le développement d'un marché informel permettant aux fortunes amassées sous l'ombre de l'Etat rentier de se blanchir et de se fructifier dans les circuits du commerce interne et externe à forte rentabilité. Ainsi l’économie de l’Algérie est passée progressivement de l’économie rentière distributive à l'économie rentière et spéculative.

La spéculation et son corollaire, la corruption, se sont « démocratisés » et ont gagné tous les espaces. Le marché parallèle est devenu, en l'espace de quelques années, le principal régulateur économique et social au point de s'emparer de l'attribut fondamental de l'Etat -l'exclusivité du pouvoir d'émettre les instruments monétaires de la circulation des marchandises.

L'histoire politico-économique de l'Algérie indépendante nous livre un enseignement fondamental dont la prise en compte s'avère indispensable pour l'analyse du blocage des dynamiques d'accumulation, non pas uniquement en Algérie, mais dans la plupart des pays du tiers monde dont le champ économique est volontairement « encastré » dans les relations politiques. Quand les ressources économiques sont mobilisées dans la compétition pour le pouvoir, la corruption gangrène les rouages de l'économie, démobilise les énergies et favorise les comportements rentiers. Au delà de son caractère illégal et immoral, la corruption est une pratique qui handicape le procès de travail, décourage la production et sape l'autorité de l'Etat et de l'administration.

Notes
113.

M. Harbi, l’Algérie et son destin…Op.cit. p. 91.

114.

M. Harbi, l’Algérie et son destin…Op.cit. p. 91.

115.

L. Addi, l’Algérie et la démocratie, la Découverte, Paris 1994. p. 67.

116.

A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 23.

117.

CF, M. Harbi, l’Algérie et son destin…Op.cit. p. 122.

118.

A.Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit.p. 24.

119.

L. Addi, l’Algérie et la démocratie, Op.cit. p.166.