2.4 L’articulation secteur public/secteur privé dans le cadre de l’expérience algérienne du développement : néo-patrimonialisme et prédation

Les pratiques du développement de l’Etat algérien ont conduit à la constitution d’une sphère d’échanges « artificielle » qui a fini par engendrer une situation pour le moins perverse : d’une part, l’engloutissement de la sphère productive par la sphère rentière et le développement d’un secteur public au profit du secteur privé. Ce dernier, a accumulé les richesses, non pas par l’exploitation du travail, mais par des opérations spéculatives grâce aux liens établis des réseaux clientélistes avec la sphère du pouvoir politique.

Le secteur public est défini dans la théorie économique en opposition au secteur privé par rapport à la propriété juridique du capital ; les moyens de production du secteur public appartiennent à la collectivité à travers l'Etat, et ceux du secteur privé sont entre les mains des entrepreneurs (privés), membres de la société civile. Tandis que le secteur public est le champ dans lequel se déploie la société politique, le secteur privé est le canal par le biais duquel la société civile produit les biens et services qui lui sont nécessaires. Cette distinction entre les catégories du public et du privé, inspirée de l'expérience occidentale, semble insuffisante pour rendre compte de la réalité de la plupart des pays du tiers monde dont le processus de construction de l'Etat a emprunté des voies différentes de celles qu'a connues l'expérience occidentale.

La différence entre les catégories du public et du privé, entre l'expérience du développement occidental et celle de la plupart des pays du tiers monde dont l'Algérie fait partie, ne se présente pas en termes purement juridiques. Comme en Occident, le capital du privé appartient à des entrepreneurs et celui du secteur public est propriété de l'Etat. La différence se mesure par contre entre l'articulation des deux secteurs par rapport au statut de l'espace public.

Dans l'expérience occidentale où l'espace public est une réalité historique, le secteur public ne se différencie du secteur privé qu'à travers la propriété juridique et uniquement. Sinon ces deux piliers de ce que l'on appelle « l'économie mixte » sont soumis dans leur fonctionnement  à la même logique, la régulation par la concurrence. Aussi, le secteur public est conçu dans l'intérêt du « grand public », c'est-à-dire protégé des ingérences extra- économiques et de la prédation du personnel politique de l'Etat. Le secteur public, dans les économies régulées par le marché, exprime le désir de la collectivité d'éviter « la marchandisation » de certaines activités jugées stratégiques où produisant des biens publics économiques. Bien que les entreprises publiques soient soumises aux règles de rentabilité et de la concurrence, il y des cas où les prix de leurs produits sont subventionnés et/ou fixés avec une marge bénéficiaire modérée. C'est un sacrifice consenti au nom de la solidarité nationale. Mais la collectivité est informée et consultée à travers ses représentants (parlementaires, syndicats, partis, associations...).

Mais dans la plupart des pays du tiers monde où l'articulation entre l'Etat, la société et le marché obéissent à un schéma différent de celui qu'a connu l'expérience occidentale, où l'activité économique n'est pas régulée par concurrence mais soumise à la régulation politique, les catégories du public et du privé prennent une autre signification120. A défaut, d'un espace public permettant l'expression des intérêts contradictoires de la société civile et délimitant les frontières entre cette dernière et la société politique, l'économie dans son ensemble, secteurs public et privé confondus, est détournée à des fins politiques dans l'intérêt immédiat des personnes occupant des positions dans l'Etat. Par conséquent, le secteur dit public n'existe, en réalité pas dans l'intérêt du public, mais est une ressource politique empêchant la formation d'une société civile qui pourrait revendiquer, à terme, son autonomie par rapport la société politique.

De même pour le secteur privé qui, au lieu d'être un rempart entre les mains de la société civile contre l'hégémonie de la société politique, devient un moyen de déploiement du personnel politique dans le champ économique à travers l'octroi sélectif et discrétionnaire des licences d'exploitation, de crédits aux personnes privées liées au régime…Pour comprendre cette pratique, nous examinerons le cas de l'économie algérienne.

L'Etat algérien est le produit d'une conception idéologique -le mouvement national- qui a refusé la reconnaissance du caractère politique des divisions sociales. Il est animé d'une dynamique unitaire qui l'a incité à confisquer tous les pouvoirs de la société civile, en premier lieu le pouvoir économique, au profit du pouvoir central. L'Etat n'a pas été conçu comme un organe dont la mission était de rendre compatibles les inégalités et conflits sociaux à travers des institutions représentatives des différents intérêts en présence au sein de la société, mais, une entité dont l'objectif était d'effacer les inégalités sociales afin de réaliser l'unité parfaite de la communauté. L'Etat algérien ou le pouvoir politique qui l’a investi, est allé jusqu' à nier l'existence même de ces inégalités et a tenté d'absorber la société civile par la société politique.

Dans cette perspective, les ressources économiques - par ailleurs transférées au profit du pouvoir central- ont été mobilisées pour consolider l'unité du corps social et de l'Etat dont il est l'expression. Est apparu alors un formidable enchevêtrement entre les luttes politiques pour le pouvoir et l'entreprise du développement. La lutte contre le sous-développement a été conçue dans le but de légitimation du pouvoir, et les ressources économiques ont été utilisées pour la compétition politique.

Le régime politique, de part sa position hégémonique sur les champs politique et économique, s'est posé comme seul régulateur de la vie politique et économique du pays. De ce fait, il a imprégné et imposé aux acteurs économiques et sociaux le comportement rentier qui l'a conforté, étant donné que le système mis en place ne s'adossait que sur la rente pétrolière issue de l'exportation des hydrocarbures. C'est dans ce contexte qu'a évolué l'économie algérienne dans son ensemble ; les secteurs public et privé ont participé activement à la stratégie néo-patrimoniale du régime et ont œuvré, directement ou indirectement, à sa concrétisation.

Cependant, si l'exploitation politique du secteur public peut être « comprise » du moment que ce dernier dépend de l'Etat -et pour la constitution de son capital et pour sa gestion- l'inscription du secteur privé dans la stratégie néo-patrimoniale du régime politique peut paraître, à première vue, problématique. C'est pourquoi, un retour à l'histoire du secteur privé algérien s'avère indispensable.

Rappelons, à la suite de A. Dahmani, que : «  la conquête et l’occupation coloniale française ont complètement bouleversé la société algérienne. L'expédition militaire, la politique d'intégration économique et politique à la métropole se sont soldées par la destruction totale des structures politiques et sociales préexistantes, déjà sérieusement affaiblies par l'occupation turque de près de quatre siècles » 121 . Du reste, il est clair que le pouvoir colonial français ne pouvait accepter de se voir concurrencé par une force économique locale (politique à terme) pour le contrôle de la population de « l'Algérie française ».

Par conséquent, il parait évident que durant la période coloniale, la bourgeoisie algérienne demeurait faible. L'initiative tardive du général De Gaulle, à travers le Plan de Constantine, ayant échoué122, l'Algérie n'a jamais connu de son histoire coloniale que « la bourgeoisie monétaire et commerçante ». Le plan de Constantine n'a, en effet, débouché que sur la multiplication du nombre d'algériens qui exerçaient dans le commerce et le petit artisanat ; ceux-ci se sont doublés selon D. Liabès, passant de 7 947 en 1957 à 15 000 en 1962123.

Au lendemain de l'indépendance en 1962, quand bien même le système économique serait déclaré socialiste, le secteur privé algérien continuait à exercer, mais essentiellement dans le commerce et la spéculation : « la spéculation économique et financière constituent les deux caractéristiques marquant la bourgeoisie algérienne bien des années après l'indépendance » 124 souligne A. Dahmani, ajoutant qu'ayant profité, à l'indépendance, d'une situation et d'un contexte économique favorables125 « qu'entre 1962 et 1970, le commerce extérieur est directement contrôlé par le capital privé qui réalise des profits largement supérieurs à ceux du secteur étatique : en 1965, avec 68,2% du PIB total, le secteur privé réalise un excédent net de 88,3% du total, et 68,8% de la part du commerce avec un excédent net de 73,3%. » 126

En raison du contexte de son émergence et d’évolution, le secteur privé algérien n'était pas un moyen d'émancipation de la société civile de l'autorité politique. Au contraire, ses intérêts étaient intimement liés à ceux du personnel politique de l'Etat.

De par sa nature commerçante et spéculative, le secteur privé algérien n'était pas, comme on pourrait le supposer, un moyen par lequel la société civile créait sa richesse. Il était une sorte de concession, une « faveur » de la société politique attribuée à certaines personnes privées triées sur le volet, notamment en fonction de leur proximité avec le personnel politique. À ce propos A.Dahmani souligne : « la nouvelle équipe que dirige le colonel Boumediene, tout en se proclamant socialiste comme la précédente, va restituer certaines propriétés nationalisées à leurs anciens propriétaires locaux et distribuer des subventions à des officiers de l'ALN /ANP (mis à la retraite dans le cadre du rajeunissement de l'armée), et aux cadres militants du FLN qui s'engagent à abandonner toute compétition pour le pouvoir. Ces catégories privilégiées vont alors mettre à profit leurs nombreux liens avec les responsables des appareils et des rouages de l'Etat » 127 .

Également, il est important de souligner que le secteur privé algérien n'était pas uniquement lié à l'Etat par ses liens avec le personnel politique du régime mais aussi au marché public que contrôle l'Etat, non seulement pour ses approvisionnements et son capital, lui-même constitué par l'Etat en plus de la position du monopole que lui offrait la protection du marché national de la concurrence étrangère. Le privé algérien avait, en effet, « accès à des privilèges importants, portant en amont, sur la constitution du capital initial par l'attribution de crédit à très faible taux ; en aval, sur l'octroi de concessions exclusives de travaux de fabrication, protégées de la concurrence interne et externe » 128 comme le souligne G. Hidouci. Abondant dans le même sens, D. Djerbal explique : « Le privé, subordonné au secteur public pour l'approvisionnement en matières premières, pour le renouvellement des équipements, (…). Dès lors, toutes les possibilités de valorisation étaient étroitement liées aux possibilités de l'entreprise privée (de l'entrepreneur privé) d'accéder au marché «structuré par la rareté». Il se constituait ainsi de quasi sous- monopoles dans l'achat de produits en troisième et quatrième main. L'intervention de l'Etat et des sociétés de monopole, des institutions financières chargées des transactions avec le marché mondial, le fonctionnement de ces sociétés (paiement cash, domiciliation bancaire, octroi de licences et autorisations d'importation) faisait le reste. Le développement du secteur privé algérien s'est opéré, en un mot, à l'ombre bienveillante du secteur public... » 129 , à l'ombre bienfaitrice  de l'Etat comme dirait A. Dahmani.

La position des secteurs public et privé algériens, par rapport au pouvoir d'Etat, est assez originale. Malgré leurs différences en termes d'identité juridique, ils rentraient dans la stratégie néo-patrimoniale du régime et participaient au renforcement du pouvoir de la société politique au détriment de la société civile. De ce fait, ils se trouvaient paradoxalement solidaires contre l'émergence de la société civile et son autonomie de l'autorité politique. Dès lors, la question de l'existence de l’espace public – au sens occidental du terme- en Algérie mérite d'être posée. Ce dernier est en effet le lieu d'expression des intérêts conflictuels privés, mais dans lequel le différend (éventuel) est géré par la règle du droit. De ce fait, il est le lieu de déploiement public de la société civile dans ses rapports à l'Etat et dans ses activités économiques. Il est donc le garant de la reproduction matérielle de la société et une condition du fonctionnement de la loi de la valeur. Par conséquent, il ne peut être détourné de ses fonctions à des fins privées. L'Etat occidental est construit dans le respect de cette posture de la sacralité de l'espace public et la nécessité de sa protection des tentatives de privatisation ou de féodalisation.

En Algérie, l'Etat s'est construit sur une toute autre logique. Il a été un patrimoine semi-privé mis au service du groupe politique qui était à ses commandes. Dans ce cas de figure, les ressources économiques ont été l'objet de toutes les convoitises. C'est pourquoi l'une des premières décisions de l'Etat algérien fut l'étatisation des richesses et l'interdiction formelle aux membres de la société civile d'investir l'espace économique.

Le secteur public en Algérie n'a pas uniquement été une partie de l'espace social exprimant le désir de la collectivité de ne pas « marchandiser » certains secteurs ou activités, il a été conçu comme un moyen d'assimilation de la société civile à la société politique. Son rôle était d'assurer un revenu « étatique » aux citoyens, auxquels il était par ailleurs interdit de prendre une initiative économique en dehors de l'Etat. La mission du secteur public était en quelque sorte de « fonctionnariser » l'ensemble de la société.

Il est vrai que  tant qu'un individu dépend de l'Etat pour sa subsistance, le moyen existe pour faire taire en lui toute velléité de contestation. Dans ce sens, l'Etat algérien a aussi assigné au secteur public l'objectif, non déclaré, de le prémunir de l'opposition des pouvoirs qui risquaient de lui faire ombrage, en premier lieu le pouvoir économique et le pouvoir syndical. Sa raison d'être n'était donc pas, comme on pourrait le croire, de suppléer un secteur privé « défaillant » et/ou incapable de réaliser une stratégie de développement mais d’empêcher qu’il ne se forme une société civile autonome de l’administration.

Par ailleurs, le secteur public algérien, faute d'un Etat moderne pour protéger l'espace public, fut l'objet de multiples formes de détournement. En plus de son détournement de sa vocation première pour servir les intérêts immédiats du régime politique, le secteur économique, dit public en Algérie, était exposé en permanence aux ponctions -aux prédations à vrai dire- diverses de la part de plusieurs forces sociales, notamment celles liées au personnel politique occupant des positions dans l'Etat : «  outre qu'il servait de base matérielle à la bureaucratie qui en profite outre mesure pour augmenter le niveau de vie de ses membres, le secteur économique dit public donnait naissance à des rentes qui bénéficiaient à des groupes liés au personnel politique et qui amassaient des fortunes privées colossales… »130. Détourné de sa vocation économique au profit d'une entreprise de légitimation politique, exposé aux multiples prédations, faute d'un Etat de droit protégeant l'espace public, le secteur public algérien n'a eu comme perspective que son déficit. 

A l'instar du secteur public, le privé algérien a fait aussi l’objet d'ingérences prédatrices : l'accès aux différentes autorisations administratives d'exploitation, aux licences d'importation, etc. était souvent « monnayé », d'où l'ampleur du phénomène de corruption. Mais on pourrait supposer que le préjudice de la ponction prédatrice du personnel politique sur le secteur privé restait dans des proportions moindres que celui que subissait le secteur public en raison, d'une part, des fortes protections dont bénéficiaient « les entrepreneurs privés » au sein du régime, et d'autre part, des stratégies de compensation que déployait le privé, notamment à travers la répercussion de ces « ponctions » sur les prix finaux.

Nous constatons bien que pour les multiples raisons qu'on vient d'énumérer, la division classique de la sphère économique en secteurs privé et public, transposée mécaniquement à l'économie algérienne, risque d'être problématique en raisons notamment du détournement de l'espace public et son occupation exclusive par le régime politique. Tel que le souligne A. Dahmani, « la propriété étatique, en principe propriété de la Nation exercée en son nom par l'Etat, sert ici d'artifice, de leurre juridique masquant une jouissance privative par les tenants du pouvoir d'Etat. La division entre domaine public et domaine privé est plus théorique que réelle dans un système où le domaine public est souvent confondu par les tenants du pouvoir avec le domaine privé. Il perd alors son caractère public sans pour autant être privé au sens que recouvre ce terme » 131

De même le secteur privé, au lieu d'être un facteur d'émancipation de la société civile, a participe à la stratégie néo-patrimoniale du régime, en raison de ses liens avec le personnel politique de l'Etat.

Notes
120.

Voir M. Ouchichi. «  Etat et marché ; rapports et dynamiques dans les pays maghrébin, cas de l’Algérie », in Colloque International « crise financière internationale et ses répercussion sur l’économie algérienne ».Université de Bejaïa, 11-12 octobre 2009.

121.

A. Dahmani, l’Algérie à l’épreuve… Op.cit. p. 12.

122.

Voir chapitre 1 du présent travail.

123.

D. Liabés, Naissance et développement d’un secteur privé industriel en Algérie, Thèse de Doctorat, Aix- en- Provence.1982. p. 132. 

124.

A.Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 13.

125.

Notamment avec le gonflement des dépenses publiques, la distribution croissante des salaires étatiques, et le recours intense aux importations pour pallier aux insuffisances de la production locale

126.

A.Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 13.

127.

Idem …Op.cit. p.14.

128.

G. Hidouci, Algérie, la libération inachevée, la Découverte, Paris. 1995. p. 45.

129.

D. Djerbal, « les intérêts privés ont investis l’exécutif et les assemblées élus » in Algéria-interface, 8 mai 2003.

130.

L. Addi, “ The political contradiction of the Algerian economics reform” in Review of African Political economy, Juin 2006 .n08.

131.

A.Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 24.