Rappelons, au risque de nous répéter, les plus importantes actions préconisées pour rééquilibrer la répartition sectorielle d’investissement. Il a été décidé de favoriser l’agriculture et les services, d’éviter les choix technologiques coûteux et peu maîtrisables et de satisfaire le maximum des besoins sociaux de la population. Mais les pratiques réelles du décideur algérien furent en décalage avec les perspectives affichées.
La réaffectation sectorielle des investissements n’a pas été en faveur de l’agriculture comme prévu. Selon les statistiques disponibles, la part des investissements industriels dans l’investissement total est demeurée importante, tandis que celle de l’agriculture n’a pas évoluée suffisamment. A ce propos, A. Dahmani souligne : « en termes absolus, l’agriculture et l’Hydraulique reçoivent en milliards de Dinars, 47 en 1980-1984 contre seulement 15,2 en 1974-77. Cependant, en termes relatifs et pour les mêmes périodes les données s’inversent littéralement : 11,7% en 80-84 contre 15,2 % en 74-77 » 140 . En effet, le poids de l’ancienne stratégie est demeuré important malgré la volonté d’inverser la tendance : l’importance du secteur industriel et des Restes à Réaliser des anciens plans rendait problématique toute tentative de changement de cap. Le projet affirméde la modernisation de l’agriculture est demeuré plus un slogan qu’une réalité.
En ce qui concerne le second axe de la réforme, à savoir, la restructuration financière et organique des entreprises et des fermes étatiques, les analyses fournies à ce sujet sont unanimes : la quête d’une croissance économique « autonome » du secteur des hydrocarbures n’a pas donnée les résultats escomptés, et le déficit des entreprises publiques et des firmes étatiques n’a pas cessé de se creuser. Compte tenu du fait que les principes de la Gestion Socialiste des Entreprises interdisaient la réduction des effectifs ou autres charges sociales, la diminution du volume d’investissements industriels s’est essentiellement réalisée par la baisse des achats d’équipements.
La réduction significative des importations d’équipements, pourtant nécessaires au fonctionnement des complexes industriels déjà installés, n’a en définitive contribué qu’au renforcement de la sous-exploitation des capacités de production nationale, considérée dans le cadre du bilan de 1979 comme source majeure de l’inefficacité industrielle !
Finalement, la continuité avait pris le dessus sur le changement et le système étatique continuait de fonctionner selon les mêmes pratiques avec des résultats aggravés. Entre 1984 et 1987, le déficit d’exploitation hors hydrocarbures des entreprises publiques était évalué à 125 Milliards DA (soit l’équivalent de 18,5 Milliards de $), alors qu'il était de 1880 millions de DA en 1978 contre 408 Millions DA en 1973. Le déficit d’exploitation des domaines agricoles étatiques avait certes baissé en passant de 2 milliards DA en 1980 /1981 à 1,3 milliards en 1983/1984, mais il restait important141.
Pour ce qui est du privé national, le bilan du nouveau cadre législatif est demeuré modeste, la plupart des investissements réalisés durant la période étaient limités en nombre, en qualité et en termes de localisation géographique. A titre d’exemple, en 7 ans (1983/ 1987), seuls 27% des projets agréés (5.186) ont été réalisés. La majeure partie de ces investissements concernait les secteurs peu productifs et créateurs d’emploi. La tendance était à l’investissement dans les secteurs du tourisme (cafés, restaurants, hôtels, etc.). Quant à la localisation géographique, celle-ci est demeuré concentrée au Nord du pays. Alger et ses environs (Bouira, Boumerdès, Tizi-Ouzou et Tipaza) ont reçu plus d’un tiers des investissements agréés entre 1983 et 1986, soit 1 133 projets sur 3 541 agréés, le reste étant distribué dans les grandes villes telles qu’Oran, Annaba et Constantine. Pire encore, une bonne partie de ces investissements n'ont été réalisés que grâce à « des liens » établis entre les patrons privés et le personnel politique en place. « Leurs projets se situent souvent en aval d’une entreprise étatique dont ils connaissent les rouages et où ils conservent encore de nombreux liens. », affirme A. Dahmani ajoutant, « à l’évidence, l’émergence de cette catégorie marque une évolution remarquable dans la composante sociologique des patrons privés algériens » 142 .
En revanche, nous remarquons une évolution notable du volume d’investissements consacrés au logement, ainsi que le paiement anticipé de la dette extérieure. En effet, l’habitat a reçu 15 % de l’investissement public total, ce qui s’est traduit par la construction de 400 000 logements entre 1980 et 1984. Quant au volume de la dette extérieure, il s’est réduite, passant de 16, 3 milliards de $ en 1982 à 12,7 en 1984. Mais en décidant de centrer l’action du développement sur la satisfaction des besoins sociaux de la population, alors que les capacités productives de l’appareil industriel et agricole en place étaient largement insuffisantes, l’Etat a attisé une demande qui ne pouvait être satisfaite que par l’importation. Depuis le début des années 1980, en effet, le Gouvernement avait lancé un « Plan Anti-Pénurie » mobilisant entre 1,25 milliards et 2 milliards de $, selon les sources, pour l’approvisionnement via l’importation du marché local des produits de large consommation (électroménager, etc.). Le tableau suivant indique clairement cette évolution :
1979 | 1984 | 1984- 1979 | |
PIB | 112 904,4 | 231 010,1 | 104,6 |
Importations | 41 981,6 | 61 558,1 | 46,6 |
Total des ressources | 154 886,0 | 292 658,2 | 88,9 |
Consommation finale | 60 546,4 | 132 348,7 | 118,6 |
Source. A. Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit.p. 59.
Cependant, pour être pertinente, l’analyse de l’impact du processus de restructuration sur l’économie algérienne en général et sur ses entreprises en particulier, ne saurait se limiter à une approche strictement économique. Elle doit aussi s’articuler sur l’examen du contexte institutionnel et politique en place. Fortement contraignant, ce dernier a fait partie des importants facteurs ayant entravé le fonctionnement des entreprises, fragilisant leurs structures et obérant leurs résultats financiers. A ce propos, deux faits méritent d’être mis en exergue : le premier est relatif au statut de l’entreprise algérienne et le second concerne la manière dont est conçue et conduite l’opération de réforme.
Rappelons qu’en ce qui concerne le statut des entreprises publiques et leur place dans le système économique en général, les réformes du gouvernement Brahimi du début des années 1980 n’ont rien changé au statut des entreprises publiques et à la fonction instrumentale que le régime politique leur avait assignée. L’entreprise publique algérienne est restée sous tutelle administrative et s'inscrivait, pour reprendre l’expression de L. Addi, au centre de la stratégie néo-patrimoniale mise en œuvre par les groupes sociaux aux commandes de l’Etat depuis 1962. Elle était chargée, non pas de créer de la richesse dans le cadre du rapport salarial c’est-à-dire par l’exploitation de la force de travail, mais de satisfaire les demandes politiques qu’adressaient la population à l’Etat143. Dans le même sens A. Dahmani parle d’un « contrat social» tacite régissant les rapports entre l’Etat et la société via l’économie : « Pendant près de deux décennies, une sorte de « contrat social » tacite régit les rapports entre l’Etat et la société. Celle-ci est demeurée pragmatique, attachée à la satisfaction de ses aspirations fondamentales, l’Etat de son côté, a toujours veillé à ce que ce « contrat » ne soit pas rompu(…) A cet effet, les entreprises publiques et les administrations sont sommées d’employer des sureffectifs pour limiter les pressions du chômage. La plupart des entreprises étatiques sont maintenues en activité alors que leur situation financière est catastrophique. Les prix des produits de consommation sont subventionnés par le budget de l’Etat… »144
Dans cette optique, la faiblesse des performances économiques et financières des entreprises algériennes apparaît comme le résultat logique du néo-patrimonialisme qui handicape le procès de production. C’est parce que l’Etat disposait de moyens financiers (la rente pétrolière), qui lui permettaient de satisfaire les revendications immédiates de la population sans avoir à négocier la contrainte productive, qu’il pouvait faire fi de la productivité des entreprises. Le relâchement de la discipline d’usine et les multiples ponctions sur la production – autrement dit de la prédation- dont souffraient l’entreprise, et qui se répercutaient sur ses résultats comptables, n’était qu’une conséquence de sa subordination totale au pouvoir politique et son personnel.
En ce sens, il est significatif de constater que la nomination aux postes de direction au sein des entreprises publiques était plus fondée sur les logiques de distribution des prébendes d’Etat que sur des critères de compétences proprement dites. Dessaisie de son pouvoir économique, sans personnalité juridique, chargée de satisfaire des demandes politiques et/ou laissée en apanage aux différentes clientèles du régime, l’entreprise étatique algérienne ne pouvait pas échapper à son déficit. En ce sens les réformes du gouvernement de A. Brahimi n’ont apporté aucune réponse. Pire, le morcellement des anciennes grandes sociétés nationales n’a fait qu’élargir le champ de la prédation et multiplier les positions rentières et les rentes de situations.
Par ailleurs, plusieurs analyses montrent que les actions initiées pour encourager la participation du privé national n’ont pas pu se départir de la méfiance étatique d’un développement « non maîtrisé » du secteur privé, méfiance exprimée par les différents textes idéologiques de l’Etat. On peut lire en effet, dans le préambule du plan quinquennal (1980-1984), ce qui suit : « en conformité avec les orientations de la charte nationale, le congrès recommande d’organiser et d’encadrer l’évolution des activités dans le cadre de la planification générale de l’économie, (…) la mise en œuvre d’un dispositif précis et cohérent d’encadrement, d’orientation et de contrôle du secteur privé, permettant la maitrise de ses activités et leur intégration dans la conduite planifiée du développement… » 145 . Sur cet aspect, ce plan ne diffère ni dans la forme, ni dans le fond de la Charte de 1976. En ce sens, on rencontre toujours l’empreinte de cette vision politique de l’action économique : « il est singulier, et en même temps révélateur, que l’attitude vis-à-vis du capital privé ne puise pas son contenu dans la théorie économique, seule capable de fournir les arguments de poids, mais trouve sa justification dans des considérations politiques » 146
Le second fait qui mérite d’être soulevé a trait au contexte d’élaboration des réformes et leurs objectifs dissimulés. Il est vrai que l’état de l’économie nationale de la fin des années 1970 justifiait largement une action réformatrice. Il est également vrai qu’au sein de l’administration algérienne de l’époque- notamment au Secrétariat du Plan- existait une tendance à vouloir soustraire l’économie algérienne de la manipulation politique du régime, mais force est de constater l’incohérence des réformes mises en œuvre, il nous est permis de nous interroger sur la volonté des véritables décideurs à réformer réellement. .
Selon plusieurs études et témoignages, le régime politique ne disposait pas de vision claire, unitaire et résolue des réformes à entreprendre. Certes, le vœu d’améliorer l’efficacité et les performances des entreprises économiques, de maîtriser les équilibres macro- financiers et de satisfaire les besoins de la population étaient partagés par toutes les tendances composant le pouvoir central. Par contre, le contenu des réformes à entreprendre, les moyens à mettre en œuvre et surtout les bouleversements que ces réformes allaient provoquer ont fait apparaître des clivages importants entre au moins trois clans.
A en croire le témoignage de G. Hidouci, cadre du Plan et ministre de l’Economie au sein du gouvernement réformateur de M. Hamrouche, les appareils de l’Etat à l’époque étaient scindés en trois grandes tendances : les « industrialistes », les « privatistes » et « l’Administration du Plan ». Chacune de ces tendances tentait de tirer profit de la situation économique pour faire avancer ses « propres » projets. Résultats : au lieu d’un projet de réforme à la hauteur des défis que l’échec de la décennie d’industrialisation devait imposer, on a assisté à une véritable « instrumentalisation » politique des réformes économiques au service de rééquilibrage des rapports de force au sein du pouvoir d’Etat.
La preuve en est que malgré leur échec économique, les réaménagements, opérés par le gouvernement de Brahimi, n’ont pas été de l’avis de certains observateurs, sans dividendes politiques pour le nouveau pouvoir que dirigeait Ch. Bendjedid et du système qu’il incarnait en général. Nous retiendrons quatre thèses différentes mais complémentaires qui, toutes partagent l’argument de la détermination politique des réformes économiques.
La première thèse souligne que l’objectif non affiché du morcellement des grandes entreprises étatiques était d’affaiblir les partisans de l’ancienne stratégie de développement -les industrialistes - dont la plupart des membres se recrutaient parmi les dirigeants des grandes sociétés créées dans les années 1960 et 1970. En réduisant le poids économique de ces sociétés, on réduisait en même temps le poids politique de leurs dirigeants. Par ailleurs, la délocalisation des sièges des nouvelles entreprises de la capitale vers les villes intérieures visait aussi à éloigner du centre physique du pouvoir (Alger) les opposants internes de la nouvelle équipe dirigeante. Cette thèse est notamment défendue par plusieurs « boumediénistes », dont le plus célèbre B. Abdeslam, ancien ministre de l’Industrie lourde dans les années 1970.
De son côté, D. Liabèssouligne : « les réformes dont l’entreprise est l’objet ne visait pas tant, à leurs débuts, dans cette phase de transition que nous connaissons, l’efficacité économique- ou la rentabilité économique classique- que les rapports de forces entre les acteurs du développement »147
La troisième thèse voit dans la nouvelle politique une volonté de réduire le poids de la périphérie par rapport au centre politique et de décharger ce dernier d’une partie de la gestion des demandes qu’il ne pouvait désormais plus gérer. L. Addi aborde cet aspect en utilisant les termes suivants : « Dans le cas de l’Algérie, les investissements massifs ont rendu complexe la gestion de la périphérie à partir du centre et ont accru les demandes que le centre n’arrivait pas à satisfaire. Les réformes économiques engagées, dès le début des années 1980, ont eu pour objectif de décharger le centre pour faire jouer à la périphérie un rôle moins passif. C’est dans ce cadre que s’est inscrite l’opération des restructurations des entreprises… » 148
Enfin, la thèse avancée par A. Dahmani nous parait plus explicite. L’auteur, tout en partageant cet argument de la primauté des motivations politiques dans l’élaboration et la mise en œuvre des réaménagements économiques de ce début des années 1980, prend la précaution d’éviter le déterminisme à postériori et absolu en s’appuyant sur le contexte sociopolitique de l’époque. En effet, cette thèse a le double avantage de montrer la part déterminante du politique, mais aussi explique les multiples contradictions qui caractérisent l’opération de restructuration en elle-même.
L’auteur souligne en effet que « l’analyse des ajustements économiques du début des années 1980 doit être replacée dans le contexte socio-politique de cette étape. Ils doivent être lus dans leurs articulations à la dynamique du système d’intérêts complexes des différents clans et fractions qui composent le pouvoir central. Le mouvement au début des années 1980 va constituer un moment crucial dans le processus de réaménagement et de redistribution des pouvoirs au sein du pouvoir d’Etat et qui aspirent à contrôler l’appareil économique ». Pour l’auteur, les multiples contradictions qui caractérisent ces réformes s’explique par le fait que « chaque force, chaque tendance va progressivement le travailler (le projet de réforme), le réaménager pour enfin le parasiter et lui donner un autre sens que celui énoncé officiellement » 149
Ces différentes thèses se trouvent être concordantes, complémentaires et confortées par les résultats de l’évolution des rapports de forces au sein du régime algérien suite à ces premières réformes économiques. A ce propos, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’à l’instar du volontarisme économique des années 1970, la programmation de l’opération de restructuration des entreprises publiques du début des années 1980, n’était pas dénuée de motivations politiques relatives à la lutte pour le contrôle du pouvoir d’Etat et la pérennité du régime politique en général.
Dans ce qui suit, il s’agit pour nous de vérifier ces différentes hypothèses en cherchant à comprendre les motivations réelles des concepteurs de cette première génération de réformes.
A.Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 58.
Les statistiques sont de M. Ecrément, Indépendance politique et libération économique…Op.cit. p. 313.
A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 65.
L. Addi, « Forme néo-patrimoniale de l’Etat et secteur public en Algérie », Annuaire d’Afrique du Nord, tome XXXVI, CNRS .p.92.
A. Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 12.
Cité par M. Ecrément, Indépendance politique et libération économique…Op.cit. p. 302.
L. Addi, L’Impasse du populisme…Op.cit. p. 155.
Cité par A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit.p.70.
L. Addi, l’Impasse du populisme …Op.cit.p. 232.
A.Dahmani, l’Algérie à l’épreuve…Op.cit. pp. 71-73.