1.2.2 Les dividendes politiques des réaménagements économiques des années 1980

Rappelons que la disparition prématurée de H. Boumediene en 1978 a laissé un grand vide au sein du régime politique algérien et la gestion de sa succession n’a pas été aisée. A ce propos, un retour aux conditions d’accession au sommet de l’Etat de Ch. Bendjedid s’avère nécessaire pour comprendre les soubassements politiques des décisions économiques prises par la nouvelle équipe dirigeante du début des années 1980.

Depuis le coup d’Etat du 19 juin 1965, H. Boumediene a régné en maître absolu pendant 13 ans. Il réussissait, en usant de divers stratagèmes, à neutraliser tous ses adversaires et à s’imposer, comme une sorte d’arbitre, en recours suprême : « Le Président avait échafaudé un système de pouvoir qu’il était seul à faire mouvoir pour se protéger d’un coup d’Etat, d’une sédition dans le parti, d’une désobéissance dans l’administration … les réseaux clientélistes remontent à lui, faisant croire aux uns et aux autres qu’il était leur homme : il était l’homme de l’armée, l’homme du parti, de l’administration, etc. tous se reconnaissent en lui et se réclament de lui, mais cela n’empêche pas les différentes clientèles de se déchirer » 150 , souligne L. Addi.

Avec la disparition de H. Boumediene en 1978, l’Algérie indépendante était confrontée, pour la première fois de sa jeune histoire au problème de succession au sommet du pouvoir sans coup d’Etat militaire ; «  orphelin d’un père sévère, les dirigeants de l’Etat-FLN, confrontés à la redistribution du pouvoir sans y être préparés, se demandaient comment des luttes âpres et violentes entre eux pouvaient être évitées. La peur d’une intervention populaire maintenait leur unité » 151 explique M. Harbi.

Face à ce danger de désagrégation du système dans son ensemble dans l'éventualité d’un éclatement public des conflits entre les multiples factions qui se superposaient mais s’opposaient au sein du même régime politique, l’armée est intervenue et a imposé la succession. Le compromis entre les différents clans chapeautés par les services de renseignements (Sécurité Militaire) portait sur la désignation de Ch. Bendjedid parce qu’il était- officiellement dit-on « l’officier le plus âgé dans le grade le plus élevé »152.Désigné par ses pairs de l’Armée, le nouveau Président a pris beaucoup de temps avant de s’affirmer : «  La différence fondamentale entre l’ancienne période est celle qui s’ouvre est que Boumediene était le chef de l’armée alors que Chadli en sera le candidat, choisi par ses pairs » 153 fait remarquer G. Hidouci.

Choisi par ses pairs mais néanmoins Président, Chadli a hérité de plusieurs prérogatives de son prédécesseurs qu’il n’hésita pas à utiliser afin de renforcer sa position au sein du système. Il a réactivé le FLN qui ressemblait au temps de Boumediene, selon la métaphore de M. Harbi, «  à un bateau à quai qui ne devait ni bouger ni couler » 154 , réaménagé l’ancien système de pouvoir par la restructuration de la redoutable Sécurité Militaire et élargi les cercles de distribution de la rente. Ces « changements dans la continuité »ont été menés sur fond de « réformes » économiques, « pour une vie meilleure » 155 .

A ce propos, la question de savoir si les réformes économiques étaient un moyen de consolidation de l’autorité des nouveaux dirigeants s’impose. La réponse parait, à tous points de vue, positive, car au-delà de leur médiocrité en termes de résultats économiques, les réaménagements de ce début des années 1980 ont généré plusieurs dividendes politiques pour la nouvelle équipe dirigeante. Elles ont permis d’un côté, l’éloignement de la technocratie- qui a conduit l’ancienne Stratégie de Développement- des centres de décisions économiques, de l'autre, l’élargissement de la base sociale de la nouvelle équipe par « la démocratisation » de la corruption, à la faveur de la « libéralisation » partielle de certains marchés.

La technostructure composée de cadres gestionnaires de grandes sociétés nationales et des complexes industriels, ainsi que les différents ministères de tutelle regroupés autour de A. Abdeslam, constituait un des piliers du « système Boumediene ». Elle a été la première victime des nouvelles restructurations organiques des entreprises étatiques. Cette catégorie fut d'abord, dans un premier temps, désignée publiquement comme responsable de l’échec de l’ancien projet de développement. Puis elle perdit, dans un second temps, sa place à la tête de l’appareil économique après la restructuration.

En effet, le bilan économique et social, réalisé à la fin des années 1970, a fait l’objet d’une exploitation excessive pour affaiblir politiquement les adversaires de la nouvelle équipe, tandis que le morcellement des grandes sociétés nationales en moyennes entreprises les écartait définitivement des centres de commandes. Leur éloignement physique du centre du pouvoir a même été utilisé, par l'affectation de plusieurs anciens cadres à la tête des nouvelles entreprises nées de la restructuration dont les sièges se situaient à l’intérieur du pays. « Des cadres ayant acquis dans les années 1970 un rôle de premier plan, assumé des pouvoirs importants dans leurs domaines respectifs se voient alors banalisés et réduits à de simples exécutants » 156 , souligne A. Dahmani. Pire : une opération « main propres » fut lancée pour -disait-on officiellement- éradiquer le phénomène de la corruption. La Cour des comptes était réactivée pou l’occasion.

Ainsi, une opération publique de lutte contre la corruption était alors engagée contre plusieurs ex-dirigeants, dont un prétendant au remplacement de H. Boumediene...en l’occurrence A. Bouteflika ! Les cadres appartenant au Parti de l'Avant Garde Socialiste (P.A.G.S) qui ont apporté leurs « soutien critique » à Boumediene, ont connu à leur tour le même sort. Cette opération dite de « lutte contre la corruption » -bien qu’elle soit nécessaire car le phénomène de corruption existait bel et bien durant les années 1970- avait, de part son caractère spectaculaire et sélectif, des allures de règlement de compte.

Par ailleurs, la création de centaines de nouveaux postes de direction, avec la multiplication des entreprises et l’élimination de plusieurs anciens cadres pour « erreurs de gestion », a permis à la nouvelle équipe de renforcer sa base sociale avec de nouvelles clientèles, avides d’accéder à la rente dont la distribution désormais « décentralisée » tombait à point nommé. En effet, la décentralisation au niveau willayal (préfectoral) de plusieurs prérogatives concernant l’octroi des marchés publics a débouché sur la « démocratisation » de la corruption : « Au fur et à mesure que se développent les programmes régionaux, les réseaux de corruption et de partage des privilèges s’élargissent. L’accaparement se diffuse et se « démocratise », s’affichant dans toutes les villes avec ses clientèles et marginalisant les moyens sains de l’appareil d’Etat (…) les bureaux de préfets ressemblent à des services de promotion des entreprises, tandis que les préfets eux-mêmes se transforment en chefs de chantier, méprisant leurs tâches de service public lorsqu’ils ne sont pas en voyage, visitant les fournisseurs potentiels. Les ministres adoptent la même attitude » 157 , témoigne G. Hidouci.

Au terme de cette réflexion, consacrée à l’analyse du contenu et des résultats des premiers réaménagements économiques qu’a connus l’Algérie indépendante, deux conclusions principales s’imposent :

La première montre que la nouvelle politique mise en œuvre dans le cadre du plan quinquennal (1980-1984) était loin de constituer une rupture avec les pratiques économiques ayant conduit à l’échec de la stratégie d’industrialisation. Le redéploiement de l’investissement de l’industrie vers les autres secteurs (agriculture, hydraulique, infrastructures) et la restructuration du secteur public n’étaient pas de nature à mettre fin aux contradictions de l’économie administrée.

La volonté politique de rompre avec l’ordre ancien étant absente au sein du pouvoir central, les changements sommaires effectués n’ont fait qu’aiguiser les contradictions héritées des décennies précédentes. En effet, comme à la fin des années 1970, le déficit des entreprises publiques était important, la rente occupait une place prépondérante et le climat social n’était pas apaisé. Pire : l’injection massive de monnaie pour assurer le fonctionnement du secteur économique déficitaire a produit de l’inflation, érodé le pouvoir d’achat des revenus fixes, revigoré le marché parallèle et son corolaire la corruption.

Par ailleurs, nous déduisons que, malgré leur médiocrité en termes de résultats économiques, les réaménagements économiques initiés n’ont pas été sans dividendes politiques pour les partisans du successeur de H. Boumediene. Ces réaménagements ont permis au pouvoir de Chadli d’asseoir son autorité en écartant des centres de commande ses adversaires internes tout en la renforçant par de nouvelles clientèles. Cependant, un facteur mérite particulièrement d’être souligné : l’augmentation des recettes pétrolières de l’Etat en ce début de décennie. Seul ce facteur était capable d’expliquer le non empressement des pouvoirs publics à engager les réformes économiques susceptibles de pallier à l’échec de la stratégie de développement adoptés jusque-là.

Notes
150.

L. Addi, L’Impasse du populisme... Op.cit. p. 62.

151.

M. Harbi, l’Algérie et son destin…Op.cit.p. 196.

152.

En réalité, les motivations de l’armée étaient autres, elle ne voulait pas d’un président ambitieux et/ ou soutenu pour reprendre son influence directe dans la gestion des affaires de l’Etat. Pour une analyse détaillée de la place de l’armée dans le système politique algérien, nous renvoyons particulièrement aux travaux de M. Harbi, L. Addi, A. Yafsah, M. Benchikh.

153.

G. Hidouci, l’Algérie libération inachevée, Op.cit. p.82.

154.

M. Harbi, l’Algérie et son destin…Op.cit. p.184.

155.

«  Le changement dans la continuité » et « Pour une vie meilleure » sont les devises (slogans) officiels du premier plan quinquennal (80-84).

156.

A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 72.

157.

G. Hidouci, Algérie, libération inachevée…Op.cit. pp. 88-89.