2.1.1 Les conséquences socio-économiques du contrechoc pétrolier de 1986

Comme nous l’avons souligné précédemment, les réaménagements économiques mis en œuvre par l’Etat dans le cadre du plan quinquennal 1980-1984 n’ont pas été d’un apport significatif sur l’appareil productif national. Les restructurations organique et financière des entreprises publiques n’ont pas empêché leurs déficits de se creuser et la réorganisation du secteur agricole n’a pas diminué la dépendance alimentaire du pays. La rentre pétrolière continuait de peser à hauteur de 95% dans la balance commerciale algérienne.

La situation sociale de la population ne s’est pas améliorée significativement non plus : mis à part l’augmentation de la consommation domestique provoquée par le plan anti-pénurie, la crise du logement, la faible couverture sanitaire, et d’autres problèmes sociaux demeuraient intacts d’autant plus que la politique démographique volontariste des années 1970 commençait à manifester ses effets. Ceci pour souligner que, contrairement à ce que laisse supposer plusieurs études et le discours officiel, la crise de l’économie algérienne n’a pas commencé avec le contrechoc pétrolier de 1986. Ce dernier n’a fait que dévoiler et accentuer une situation économique et sociale déjà tendue, et les autorités publiques ne semblaient pas ignorer cette situation puisque l’idée de réformer l’économie nationale a été avancée dès la fin des années 1970.

Deux phénomènes se sont produits simultanément en 1986, dont l’impact a été profond sur l’économie algérienne : la chute des prix des hydrocarbures et de la valeur du dollar. Après avoir atteint le pic de 40$ le baril en 1981, les prix mondiaux des hydrocarbures ont brutalement chuté à partir de 1985. Durant l’hiver de cette année, les cours du brut ont baissé à 30$, mais en quelques mois cette tendance s’est accélérée, atteignant le plancher de 10$ le baril en juillet 1986, pour se stabiliser enfin vers le dernier trimestre de l’année à 15$, marquant une baisse de 45% par rapport à 1985.

Parallèlement à cette baisse des prix des hydrocarbures, l’économie algérienne était affectée par un autre phénomène : celui de la baisse de la valeur du dollar. Ce dernier avait perdu en 1986 de sa valeur devant plusieurs monnaies : 18% face au mark allemand, 21% face au yen…

Les premières conséquences de cette réduction des moyens de paiement extérieur se sont manifestées à travers la baisse importante des volumes d’investissement et des importations. Le plan quinquennal 1985-1989 fut abandonné et son programme d’investissement révisé à la baisse : à en croire A. Dahmani, pour les seules années 1985-1986, le volume d’investissement fut réduit de 9% l’an. D’un autre côté, l’investissement productif baissa de 13% en moyenne par an entre 1987 et 1989 et l’investissement global fut réduit de 7% en termes réels pour la même période. Par ailleurs, les importations connaissaient à leur tour un taux de croissance négatif de -7,8 % en moyenne entre 1985 et 1989 (-0,5 en 1985, -16,4 en 1986, -6,7 en 1988 et -2,2 en 1988). En outre, A. Dahmani note qu’entre 1986 et 1987, l’approvisionnement des ménages et des entreprises chuta de 32,6%159.

Les conséquences de ces baisses simultanées des investissements et des importations - notamment d’équipements - ont été particulièrement ressenties par l’appareil productif national. Le déficit des entreprises publiques, déjà important, s’accentuait faute d’approvisionnement en matières premières et autres équipements nécessaires ; leur découvert bancaire s’est élevé au 31 décembre1988 à 42 milliards de DA. Afin de maintenir la paix sociale et dissimuler l’ampleur de la crise à l’opinion, le gouvernement eut recours à un certain nombre de pratiques dont les conséquences ont été plus graves que le mal qu’elles étaient censé enrayer. Il comprima les importations des équipements plutôt que celles de la consommation, eut recours aux emprunts de courte durée, et alla même jusqu'à « proposer aux fournisseurs, du pétrole contre la semoule! » 160   Le résultat en fut un ralentissement des programmes d’investissements et l’aggravation des coûts financiers, pénalisant davantage les entreprises déjà fragiles, tout en influençant négativement la croissance économique.

Pour combler le déficit budgétaire, les autorités utilisaient également la planche à billets, ce qui avait pour effet mécanique d’alimenter l’inflation, de creuser les déficits et d’éroder le pouvoir d’achat des revenus fixes. De leur côté les travailleurs lançaient des grèves dans les entreprises publiques pour signifier leur mécontentement de la dégradation générale de la situation socio-économique, mais aussi et surtout pour refuser d’être rendus responsables du déficit de leurs entreprises. Les cadres dirigeants, coincés entre la pression des travailleurs et celle de leurs tutelles qui ne leur laissent aucune autonomie de gestion, préféraient la léthargie et l’attente plutôt que de prendre des décisions qui les engageraient dans une confrontation directe avec les décideurs du système et leurs différents clients161.

Entre l’action gouvernementale voulant « cacher » les effets de la crise, celle des différents réseaux et groupes d’intérêts et celle des gestionnaires et des travailleurs qui - faute d’une reconnaissance institutionnelle de leur droit à la gestion pour les premiers, et à la contestation pour les seconds - multipliaient les grèves sous toutes les formes, une mécanique infernale s’est mise en place.

La crise se nourrissait en permanence de ses propres conséquences, conduisant à la paralysie totale du système qui s’est manifestée notamment par la rupture des équilibres macro-économiques, l’aggravation du déficit budgétaire et celui du secteur public, un accroissement dangereux de l’endettement, pénuries, développement du marché informel,etc La conjugaison de tous ces phénomènes a produit une hausse du taux de chômage, une baisse du pouvoir d’achat… En une phrase, la dégradation accélérée de la situation sociale de la population avec tout ce que cela suppose comme augmentation du mécontentement social qui s’est exprimée à travers la multiplication des émeutes urbaines et des grèves ouvrières.

A cela s’ajoutait les divisions entre les différentes factions composant le régime politique sur la nature des solutions à apporter à la crise. En somme, tous les ingrédients d’une explosion populaire étaient réunis, c’est ce qui arrivera le 5 Octobre 1988. Les statistiques qui suivent montrent amplement cette situation.

Dans cette brève présentation statistique de la conjoncture économique afférente à la période antérieure aux réformes (1984-1988), nous essayerons d’illustrer l’aggravation de la situation économique du pays ayant conduit, dès 1986 au sein de la Présidence et officiellement après 1989, à la tentative de réformes conduite principalement avec la constitution du gouvernement de M. Hamrouche. Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’analyse de :

  • l’évolution des rentrées en devises du pays et de la contrainte extérieure qu’il subissait ;
  • l’évolution de la contrainte budgétaire ;
  • l’évolution des principaux indicateurs macro-économiques.

Notes
159.

A.Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit.p.83.

160.

S. Gouméziane, Le Fils de Novembre, Paris-Méditerranée, Paris 2004. p. 176.

161.

L’article 124 du code pénal relatif à la mauvaise gestion constitue une menace permanente sur les gestionnaires.