2.1.2 Les prolongements politiques du contrechoc pétrolier : division politique et naissance du courant réformateur

Les effets du contrechoc pétrolier de 1986 ne se sont pas uniquement manifestés au niveau économique. Sur le plan politique, l’unanimité autour du Président se fissurait, notamment sur les solutions à apporter à la crise. En effet, face à la dégradation de la situation économique et le développement du mécontentement social, les différents clans composant le pouvoir d’Etat se sont divisés, chacun cherchant à neutraliser ses adversaires par tous les moyens y compris par le sabotage économique. Un rappel des positions et des motivations des différentes composantes de la coalition regroupée autour du Président Chadli est capitale pour comprendre l’esprit et la mise en œuvre concrète des réformes économiques qui se sont étalées sur trois années consécutives 1988- 1991.

Le choix de Ch. Bendjedid à la fin des années 1970 n’était pas motivé par des raisons idéologiques; comme le suggère certains écrits. Les successeurs de H. Boumediene n’étaient pas acquis aux thèses libérales, ce qui les auraient mis en désaccord avec un courant de gauche  au pouvoir durant les années 1960 et 1970, en l’occurrence les « industrialistes ». L’arrivée de Ch. Bendjedid au sommet de l’Etat obéissait à une logique propre à l’armée qui ne voulait plus s’effacer devant un Président tout puissant.

La coalition regroupée autour du nouveau Président était composée de plusieurs sensibilités « alliées » contre le « boumédiénisme » et sa gestion austère des affaires économiques, mais divergents  en termes d’ancrage social, d’intérêts, et de vision politique de l’Etat et de son rôle économique.

Il ressort de l’analyse menée antérieurement, consacrée aux premières années du règne de la nouvelle équipe que dirigeait Ch. Bendjedid, qu’il a fallu plusieurs années pour que la nouvelle configuration du régime se stabilise162. Des années durant lesquelles des luttes implacables pour le pouvoir sont engagées mêlant réaménagements économiques, dividendes politiques sur fond de réorganisation des centres de pouvoirs d’Etat. Le résultat en fut une réorganisation tout azimut donnant naissance à un système à plusieurs pôles sous contrôle direct des services de sécurité. Cependant, cette stabilité n’a pas duré longtemps. La crise des moyens de paiements de 1986 va révéler l’existence au sommet de l’Etat d’au moins trois pôles : le FLN désormais réhabilité, la Présidence sous l’emprise du Cabinet présidentiel, et enfin le Gouvernement.

D’un coté, il y avait le FLN. Longtemps marginalisé, le parti unique avait été réhabilité par le président Chadli durant les années 1980. Il a connu un retour fulgurant sur la scène politique algérienne. Il monopolisait le discours officiel et se chargeait de quadriller la société à travers les organisations de masse, de contrôler l’appareil productif par le biais du syndicat officiel l’UGTA163. Le FLN était désormais le refuge pour tous ceux qui avaient été écartés de la gestion directe des affaires et qui attendaient, le moment opportun venu, revenir sur le devant de la scène. Il regroupait en son sein ce que l’on a qualifié habituellement de l’aile conservatrice du régime. La ligne politique du FLN était axée, en effet, sur le respect strict de la Constitution instituant le monolithisme politique et le socialisme considéré comme un acquis de la révolution libératrice de novembre.

D’un autre côté, se trouvait le cabinet présidentiel qui était sous la direction de L. Belkheir. Ce dernier représentait le pouvoir réel au sein de la Présidence. Il s’occupait particulièrement des domaines dits de souveraineté, à savoir, la Sécurité, l’Information et la Défense Nationale. Homme discret ayant joué un rôle majeur dans le choix de Chadli comme successeur de H. Boumediene, tissant de nombreux liens avec les milieux d’affaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays, le général L. Belkheir était considéré comme le « véritable patron» au niveau de la Présidence. Le clan que représentait L. Belkheir était qualifié de « privatiste », car il exprimait le vœu des milieux affairistes d’orienter l’action de l’Etat vers une  privatisation totale du secteur public économique. Cependant, la privatisation défendue par le Cabinet n’est pas à confondre avec la libéralisation. Le clan des « privatistes » restait en effet attaché, à l’instar de ses concurrents d’ailleurs, au contrôle politique de la société. La « privatisation » défendue par le Cabinet était inscrite dans une démarche de « libéralisme de pacotille », visant plus le transfert de la propriété étatique vers le privé que l’instauration d’une économie de marché avec ses implications politiques.

En dernier lieu arrivait le gouvernement conduit par A. Brahimi. A ce dernier était échue la tache de gérer les affaires courantes après l’échec -non avoué- de son projet de restructuration financière et organique des entreprises étatiques. Il n’avait d’ailleurs proposé aucun projet alternatif dans le cadre du second plan quinquennal 1985-1989.

Si les trois pôles sus cités se solidarisèrent au début des années 1980 autour du nouveau Président, la crise des moyens de paiement a révélé leurs différences sur le rôle économique de l’Etat et l’avenir du secteur public. Dit autrement, une sorte de division « politique » du travail entre ses trois pôles s’instaura pendant la période allant de 1979 à1985. Mais elle fut remise en question suite à l’aggravation de la situation socio- économique et politique générée par le contrechoc pétrolier de 1986 : au moment où le FLN restait accroché à l’éternel discours faisant du socialisme un choix irréversible, le Cabinet présidentiel a agit par presse interposée en attaquant le « socialisme de la mamelle ». Le gouvernement quant à lui tentait de minimiser la gravité de la crise. Une lecture attentive des articles de la presse publique de l’époque illustre parfaitement les positions des uns et des autres : Algérie actualité véhiculait les positions des « privatistes », Révolution africaine se faisait l’écho des positions du parti. Face à ces deux positions le gouvernement tentait tant bien que mal de gérer les conséquences de la crise.

C’est dans ce contexte que le Président Ch. Bendjedid décida de se doter d’un instrument de réflexion économique et installa, sous le patronage de M. Hamrouche, des groupes de travail « techniques » 164 chargés de réfléchir sur les réponses à apporter à la crise économique, dont les effets gagnaient tous les niveaux de la société, avec tout ce que cela représentait comme danger pour l’avenir politique du régime. G. Hidouci, un des membres les plus en vue de cette cellule de réflexion témoigne : « le Président, inquiet de la tournure que prenaient les évènements à la suite de la réduction des moyens de paiement extérieur, avait décidé de prendre les choses directement en main et se doter de capacités d’analyse autonomes » 165 .

Les résultats de l’équipe des réformateurs se sont traduits dans un premier temps par la réorganisation du secteur agricole, la promulgation des lois sur l'autonomie des entreprises publiques dans le cadre de la planification, l’assouplissement du cadre juridique régissant le secteur privé… pour se radicaliser ensuite par des mesures touchant l’ensemble des secteurs d’activité visant clairement l’abandon de la planification au profit de la régulation par le marché. La phase radicale des réformes a eu lieu sous le gouvernement de M. Hamrouche entre 1989 et 1991.

Notes
162.

Chadli Bendjedid obtient du 5ième congrès du FLN sa cooptation comme candidat unique à la présidence. Choisi pour un second mandat à partir de 12 /01/1983.

163.

L’article 120 des nouveaux statuts du FLN impose l’adhésion au parti à tous les cadres occupants un poste de responsabilité au sein de l’administration, de l’armée ou du syndicat.

164.

S. Gouméziane, Le Fils de Novembre, Op.cit. p. 193.

165.

G. Hidouci, Algérie, la libération inachevée…Op.cit. p. 97.