4.1 La crise ouverte : Octobre 1988

Longtemps cachées à l’opinion publique nationale et internationale, grâce à la rente pétrolière, les contradictions du modèle politico-économique algérien sont brutalement apparues à l’occasion des évènements sanglants d’Octobre 1988.

Durant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, le pays a vécu dans un climat insurrectionnel généralisé. Des jeunes et des moins jeunes déferlaient pratiquement dans toutes les villes algériennes et saccageaient tout ce qui symbolisait « l’Etat-FLN », des locaux du parti aux sièges de ministères, en passant par les magasins de distributions étatiques (souk-el fellah, monoprix, Ofla…).

Un rejet sans appel de tout ce qui pouvait rappeler « el Houkouma »186. Au sommet de l’Etat, la panique s’installait et le Président eut recours à l’armée pour rétablir l’ordre. Les militaires intervinrent - une première dans l’histoire du pays- et tirèrent à balles réelles sur les manifestants, provoquant 159 morts selon le bilan officiel et plus de 600 selon d’autres sources187, des milliers de détenus et surtout la torture à grand échelle exercée, selon plusieurs témoignages, directement par des hauts dignitaires du régime188.

Le « contrat tacite » - entretenu à coûts de milliards de dollars- liant la population au régime s'était rompu et l’image de l’Armée dite « populaire »- mais qui a tiré sur des populations civiles- s'était détériorée gravement189. Le besoin de changement radical se faisait sentir plus que jamais et plusieurs actions ont été entamées dans cette perspective. Ça sera des réformes économiques et politiques auxquelles nous consacrerons une bonne partie dans les chapitres qui suivent.

A présent, exposant certains faits à l’origine des événements d’octobre qui nous paraissent insuffisamment expliquées dans les différentes études consacrées à la question et qui méritent d’être relevés. A ce propos deux remarques s’imposent : premièrement, il faut se garder de dater la contestation sociale en Algérie uniquement à partir de la chute des prix du pétrole de 1986, car elle est de loin antérieure à cette date et ses manifestations sont aussi nombreuses que ses formes d’expression ; deuxièmement, il est difficile de comprendre l’ampleur des événements sanglants d’octobre sans rappeler la situation générée par l’amenuisement des moyens de l’Etat suite au contrechoc pétrolier sur l’accès aux biens et services de première nécessité par la population.

En ce sens il nous parait que, nonobstant les multiples interprétations quant au moment « choisi » pour leur éclatement et les éventuelles « filiations » entre les luttes claniques exacerbées au sommet de l’Etat et les événements d’octobre1988, ces derniers sont avant tout l’expression d’une crise politique et socio-économique aigüe produite par les contradictions de l’économie administrée et accélérée par le contrechoc pétrolier de 1986.

Notes
186.

Littéralement, « el Houkouma » veut dire Gouvernement, mais dans l’usage populaire de l’expression cela désigne le régime politique dans toutes ses composantes et ses manifestations. De même pour le concept de « E-Daoula » qui veut dire Etat mais que tout le monde utilise pour désigner le régime. En réalité le sens populaire s’exprime juste, dans le sens ou dans les systèmes néo-patrimoniaux de gouvernement, l’Etat se confond avec le régime politique qui l’investit.

187.

Notamment le bilan provisoire des sources hospitalières.

188.

La population découvre que les villas servant de lieu de torture pendant la guerre d’Algérie n’ont pas perdues leur vocation mais cette fois occupées par la S.M qui torture des algériens, l’effet de la mémoire collective et la charge symbolique de ses sinistres endroits accentuent davantage la rupture avec le système en place. … Le frère du président Ch.Bendjedid est souvent cité parmi les tortionnaires.

189.

Sur ce point F. Ghilès souligne :«  Il aura fallu les émeutes d’octobre 1988 pour que les militaires prennent conscience de la profondeur de la crise. La torture est publiquement dénoncée, pour la première fois depuis 1962. Nombreux sont les militaires qui répugnent à un engagement répété et direct dans la répression, et ils s’interrogent aussi sur leur rôle face à la population tout comme celle-ci s’est interrogée sur leur rôle pendant les émeutes. De nombreux jeunes officiers expriment, en privé, le dégoût que leur inspirent les dirigeants politiques et leur honte devant les témoignages de torture- pratique qui, à leurs yeux, entache l’honneur de l’armée » in «  L’armée a-t-elle une politique économique », in pouvoirp. 90