Il n’est évidemment pas dans notre intention de (re)dresser un tableau récapitulatif des multiples indicateurs du malaise social de la population algérienne et de ses différentes formes d’expression, ceci étant déjà présenté auparavant. Cependant, un rappel des plus importants moments des contestations sociales d’avant 1988 est nécessaire, d’autant plus que ces derniers ont eu lieu dans un contexte où l’expression était interdite et toute forme de protestation était assimilés – idéologie populiste oblige- à une trahison des principes de la « Révolution de Novembre 1954 » et du socialisme.
Après avoir pris des formes subtiles (absentéisme, coulage des cadences…), l’arrêt de travail assumé comme mode d’expression prenait de plus en plus d’ampleur vers la fin des années 1970. Expression du malaise social profond, les grèves dans le secteur public économique ne cessaient pas de progresser. En l’espace de 11 années (1969-1980) la progression était de 1300%, soit 922 grèves en 1980 contre 72 en 1969. Comparée à l’évolution de l’emploi, A. Dahmani souligne qu’il y a neuf fois plus de grèves pour quatre fois plus d’emploi.
Cette progression était le signe du mécontentement du monde ouvrier. Cependant nous avons assisté à un reflux dans les années 1980, soit une baisse de 14,3% entre 1981 et 1984. Cette baisse sensible s’explique par plusieurs facteurs selon A. Dahmani qui cite : « un rétrécissement du marché de l’emploi qui fait peser la menace du chômage sur ceux qui ont un poste de travail, l’effet de la restructuration des entreprises étatiques qui provoque un redéploiement de main d’œuvre et un temps nécessaire d’adaptation aux nouvelles structures. Parallèlement, une offensive anti-ouvrière est déclenchée par le pouvoir prenant les contours d’un « quadrillage institutionnel et réglementaire ». Une loi sur les conflits de travail multiplie les procédures et les niveaux institutionnels (…) enfin, une circulaire du ministre de travail datant de juin 1981 demande aux entreprises et organismes publics de ne plus verser de rémunérations aux grévistes et de fermer les cantines durant les grèves » 190 .
Parallèlement à cet harcèlement « juridico-politique » contre tout mouvement de grève, la répression policière s’abattait contre les mouvements localisés et identifiés. Les acteurs de tout mouvement non affilié à une des organisations de masses inféodées au parti unique (UGTA pour les ouvriers, UNEA pour les étudiants, UNFA pour les femmes …), étaient aussitôt licenciés du travail ou exclus de l’université, emprisonnés et souvent torturés pour motif d’atteinte à l’ordre public et à la sécurité de l’Etat.
A notre avis, c’est pour contrer -sinon échapper- à ces multiples répressions des mouvements à revendication et à leaders identifiés que la population a développé de nouvelles formes de résistances. Ces dernières se présentaient sous forme de mouvements de masses associant plusieurs catégories sociales autour de « revendications- mobilisatrices », à l’instar des revendications identitaires ou religieuses qui rassemblaient le maximum de contestataires de différentes catégories sociales : étudiants, chômeurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, enseignants … face à un seul pouvoir répressif. Une sorte de solidarité dans la contestation se cristallisant autour des revendications sensibles.
En ce sens, le mouvement d’Avril 1980 a constitué un parfait exemple. Bien que la revendication phare fût la reconnaissance de la langue berbère, la lecture des plates-formes revendicatives de l’époque permet de comprendre que le mouvement était beaucoup plus large et divers. En effet, il était question de revendiquer les libertés individuelles et collectives, les libertés syndicales, respect des franchises universitaires, un vrai socialisme… De même pour les événements du 19 mai 1981, à Bejaia, dont l'élément déclencheur était le détournement d’un projet de construction de l’université vers une autre ville, mais les revendications du mouvement associaient- au-delà de la revendication d’une université locale- la reconnaissance de la langue berbère, des postes d’emploi et un véritable socialisme… Cette « mosaïque » de revendication dénote l’existence d’une multitude d’acteurs associés au mouvement déclenché à partir de la « revendication- mobilisatrice ».
A ce propos, signalons que les modes d’expression entre les années 1970 et les années 1980 différaient : de la grève pacifique dans l’enceinte de l’usine on est passé à l’émeute populaire. Inaugurées lors des évènements de Kabylie en Avril 1980, les émeutes populaires devenaient le mode d’expression privilégiée de la population durant toute la deuxième moitié de la décennie, culminant avec les évènements d’octobre 1988. Un simple recensement des mouvements, dont l’émeute était le mode d’expression et dont l’écho était national, permet d’identifier, entre 1980 et 1987, au mois une vingtaine de mouvements répartis à l’échelle nationale191.
A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit.p. 85.
Parmi ces mouvements, les évènements de Tizi-Ouzou (Avril 1980), Bejaïa (Mai 1981), Saida (Février 1982), Oran, Bel Abbés, Mascara, Tlemcen, Mostaganem (Avril 1982), Tiaret (janvier 1984), Casbah (juin 1985), Constantine (Novembre 1986)…