A partir de 1985, le mécontentement social s'est aggravé davantage avec le contrechoc pétrolier. Deux phénomènes en relation directe avec la gestion administrée de l’économie se sont développés : les pénuries et leur corolaire, le développement du marché parallèle.
Nous avions déjà souligné dans le chapitre précédent que l’économie parallèle en Algérie était le produit direct du refus étatique de la régulation par le marché. En voulant commander administrativement le marché des facteurs et celui des échanges par l’étatisation des richesses et de la fixation des prix, l’Etat provoqua un dédoublement des marchés et des prix. Parallèlement au marché administré répartissant les biens et les services à prix fixes, se développait un marché informel comblant le déséquilibre entre l’offre et la demande avec des prix supérieurs.
Cependant, une différence de taille a marqué la nature et l’ampleur du marché informel avant et après le contrechoc pétrolier du milieu des années 1980. La raison en était la baisse sensible du pouvoir d’achat de l’Etat. Avant 1984, le marché informel en Algérie occupait une position relativement marginale de fait des capacités quasi-illimitées de l’Etat d’alimenter la demande de la population en biens et services par le recours à l’importation, ainsi que la subvention des prix et le soutien actif du taux de change en s’appuyant sur la rente pétrolière. Mais, avec la crise des moyens de paiement (1985-1986), l’Etat s'est trouvé dans l’incapacité de combler le gap entre l’offre et la demande. Aussi, à la place et au lieu d’élaborer une politique économique alternative, le gouvernement se contentait de mesures administratives compliquant davantage la situation. Elles contribuaient ainsi au développement d’un marché informel qui envahissait désormais tous les espaces d’échange. Le manque de moyens de paiements s’ajoutait à la rigidité des procédures d’importation (système de quotas, d’autorisation préalable …) pour provoquer des pénuries cycliques touchant désormais tous les secteurs, y compris celui des biens de première nécessité.
En effet , face à la baisse sensible des moyens de paiements, le gouvernement de A. Brahimi avait entrepris des actions qui ont généré plusieurs conséquences aussi néfastes les unes que les autres : le renforcement du contrôle étatique sur les circuits de distribution des produits importés, permettait aux entreprises publiques, sous la pression du syndicat, de mettre en place un réseau « étatique » de distribution de produits subventionnés spécialement pour les salariés du secteur public et leur donnait aussi la possibilité d’importer sans déclarer l’origine des devises utilisés.
La première mesure visant à l’origine la maitrise de la distribution des produits en pénurie a produit l’accentuation du monopole d’importation et de distribution des produits sensibles entre les mains de quelques entreprises étatiques. Ce monopole administratif – à cause des autorisations établies selon l’ordre des priorités centralement planifiées- va ériger la menace de pénuries en un moyen de pression efficace entre les mains de dirigeants d’entreprises publiques sur le gouvernement. Certains dirigeants (de grandes entreprises publiques) ont usé et abusé pour imposer leurs « quotas d’importation ». Le résultat fut une augmentation sensible des importations. Ceci était possible, car le gouvernement a réagi à la compression des crédits financiers et commerciaux par l’encouragement du crédit à court terme comme mode de financement des approvisionnements courants. Cependant, la population était toujours victime des pénuries. Les produits transitaient par les circuits du marché parallèle -avant d’arriver au consommateur final- dont les liens avec les responsables de distribution du marché administré étaient étroits, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent.
Au même moment, le syndicat officiel (l’UGTA), revendiqua et obtint l’accès privilégié des travailleurs du secteur public aux produits de consommation limités, via un réseau national de coopératives de consommations subventionnées. Se développait alors un marché administré « parallèle » duquel étaient exclus les chômeurs et les salariés du secteur privé. Avec la complicité des dirigeants des œuvres sociales du syndicat, et même des salariés du secteur public, une « pénurie permanente » s’organisa au sein de ces coopératives. En réalité, les biens et services rares, aux prix subventionnés, étaient aussitôt achetés et revendus 8 à 10 fois plus cher sur le marché parallèle. Les salariés passaient plus de temps à « faire la queue » pour obtenir ces produits qu’à travailler en atelier192. Le relâchement de la discipline d’usine se généralisa, contribuant ainsi à baisser encore plus la rentabilité du secteur public.
Par ailleurs, face à l’ampleur des pénuries et à la rareté des devises, le gouvernement décida d’autoriser les entreprises privées- et les particuliers- à payer des transactions avec l’extérieur sans passer par les circuits de change officiels (déclaration d’importation sans paiements). Le résultat en fut le développement du marché informel de change. Dans toutes les villes du pays l’activité de change « clandestin » de devise se développa au vu et au su des autorités.
L’effet combiné de la jonction des intérêts immédiats du gouvernement, des gestionnaires des entreprises publiques d’importation et de distribution, du syndicat officiel et des entrepreneurs privés, produisait le développement en amont et en aval d’un marché parallèle - une économie parallèle, serons nous tenté de le dire - envahissant tous les secteurs d’activité, du marché des produits de consommation, au marché de change en passant par celui de l’immobilier et des matériaux de construction…
A l’évidence, les surcoûts qu’engendraient ces rentes de situation ont été supportés en dernier lieu par le consommateur final, au chômage ou détenteur d’un revenu fixe. Les pénuries et ce qu’elles engendraient comme frustrations sociales ont été d’autant plus dures à supporter par la population qu’elles succédaient à une période faste placée sous le slogan officiel « pour une vie meilleure ».
Comment ne pas le faire alors que la vente de quelques kilos (ou litres) de produits de consommation sur le marché informel procuraient plus que le salaire mensuel ? L’absentéisme devient une pratique nationale.