D’habitude désintéressé de la gestion des affaires internes, le président Chadli réagit au lendemain des événements sanglants d’Octobre, reprit l’initiative et exerça plusieurs de ses prérogatives. Il limogea M.C. Messaadia, Secrétaire-général du FLN, le général Madjoub Lakhal-Ayat, chef de la sécurité militaire, et initia une révision constitutionnelle par référendum un mois après les évènements. Le congrès du FLN de 1989 donna la réplique aux initiatives du Président en adoptant trois résolutions politiques importantes : la première fut la reconnaissance des sensibilités politiques au sein du parti unique194. La seconde décision fut l’ouverture des élections à tous les citoyens, adhérents ou non au parti. Enfin, la troisième fut la suppression de la tutelle du FLN sur les organisations culturelles et socio- professionnelles, dites de masses. Ces mesures sont importantes à souligner car elles montrent la volonté de mettre fin aux monopolisations tous azimuts sur la vie politique du pays érigées en dogme depuis l’indépendance en 1962.
Sur le plan économique, le congrès adopta des résolutions aussi importantes que les résolutions politiques susmentionnées. Elles soulignaient sans ambigüité la nécessité d’associer les citoyens au processus de prise de décision en tant qu’acteur à part entière. Ce long passage les résume parfaitement : « les réformes entreprises à ce jour, qu’elles portent sur la décentralisation des activités administratives et / ou sur celles liées aux activités économiques comme les réformes économiques que nous voulons accélérer, procèdent de cette conviction que c’est en exerçant effectivement tous ses droits que le citoyen assumera le devoir de mieux gérer, mieux comprendre l’intérêt national et mieux s’organiser à la base pour s’adapter rapidement aux mutations qu' exige le développement accéléré dans un monde difficile… Nous devons de manière systématique lutter contre la tendance à la confiscation des pouvoirs par les appareils, à l’origine de nombreux problèmes dont souffre notre société et qui développent l’esprit d’assisté, le mépris du citoyen et de l’individualisme …cette tendance que nous avons eu longtemps la naïveté de privilégier, pensant qu’elle allait accélérer le progrès économique, déresponsabilise de fait totalement le citoyen qui, de plus en plus, pour tous ces actes de la vie quotidienne, s’en remet à l’Etat considéré comme un recours permanant. Notre pays en a fait une amère expérience en donnant l’illusion que les structures publiques sont seules à même de régler tous les problèmes de la vie en société, et ceux inhérents à la vie en collectivité » 195 .
Ce texte est intéressant car, pour la première fois dans l’histoire des réformes en Algérie, le lien entre les réformes économiques et les réformes politiques était clairement établi196.
Parmi les décisions du congrès, il y a eu également la cooptation de Ch. Bendjedid pour un troisième mandat présidentiel. Ce dernier, une fois « élu », désigna K. Merbah comme Premier ministre chargé d’appliquer les résolutions sus-citées.
La désignation de K. Merbah à la tête du gouvernement, au lendemain d’octobre, ne peut s’expliquer sur le plan économique. L’homme était un fidèle de H. Boumediene, attaché au système étatiste et avait participé directement aux côtés de A. Brahimi à la gestion de la période précédente ; or, la perspective était d’engager des réformes radicales dans l’objectif de rompre avec l’économie administrée et du système de représentations politique et syndicale imposés par le parti unique.
La logique aurait été de confier le gouvernement aux réformateurs. Ces derniers, pour le rappel, étaient les principaux concepteurs des réformes engagées au lendemain de la crise de 1986. Ils avaient affiché clairement leur conviction d’une nécessaire double rupture avec la monopolisation du pouvoir politique et la gestion administrée de l’économie. Mais les enjeux du pouvoir et des intérêts qui lui sont associés obéissaient à une autre logique. Encore une fois le politique primait sur l’économique dans le choix des projets et des hommes pour les mettre en œuvre.
A ce propos, selon plusieurs observateurs, le président Chadli aurait été « forcé » dans une ultime tractation avec ses paires de l’armée à accepter K. Merbah comme chef de gouvernement. L’armée avait certes admis une « certaine » ouverture, mais ne voulait en aucun cas perdre totalement le contrôle de l’évolution du pays. En ce sens, K. Merbah est la personnalité toute désignée pour assurer le contrôle militaire de l’évolution politique de l’Algérie post-1988. En effet, ce dernier, n’est pas un inconnu dans la vie politique du pays : K. Merbah est le premier responsable de la Sécurité Militaire (la police politique) sous H. Boumediene, il est parmi les principaux désignateurs de Ch. Bendjedid à la présidence en 1979. Mais il sera vite écarté par Chadli et s’enlise depuis dans des postes ministériels subalternes ; le dernier en date est le poste de ministre de l’agriculture dans le gouvernement de A. Brahimi.
Le retour de cet ancien militaire (K. Merbah) aux affaires comme chef de gouvernement aux côtés de celui qui l’avait écarté une décennie auparavant constituait en effet un gage de garantie important pour l’armée. Il assurait les intérêts de la vieille garde militaire en faisant contrepoids au Chef de cabinet du président, L. Belkheir, qui lui, était issu des anciens officiers de l’arméefrançaise et veillait à ce que les réformes économiques en perspective ne bouleversent pas totalement le fonctionnement global du système en place.
Le bilan du gouvernement K. Merbah confirme largement la thèse avancée ci-dessus. Les réformes économiques, pourtant jugées prioritaires, n’ont pas avancé plus qu’en 1988. Le passage à l’autonomie des entreprises est resté au stade de projet et les fonds de participation déjà installés n’ont pas été rendus opérationnels. Pire encore : l’opération de restitution des terres agricoles nationalisées dans les années 1970 a connu des dérives importantes jetant un discrédit sur toute la démarche de réformes197 : « le Premier ministre », souligne F. Ghilès, « comprend vite le parti qu’il peut tirer des réformes pour consolider ses clientèles, mais cette démarche salit l’esprit des réforme et souligne à quel point Kasdi Merbah reste prisonnier d’un milieu pour lequel l’action politique est essentiellement affaire de manipulation » 198 .
Au lieu de poursuivre et d’approfondir les réformes nécessaires au passage vers le marché, le gouvernement tenta un programme de relance économique par l’investissement étatique dans le BTP en s’appuyant sur l’aide extérieure et l’augmentation des ventes d’hydrocarbures. Dans cette perspective, le ministre de Finances conclura, dès mai 1989, le premier prêt dit stand-by avec le FMI, et le ministre de l’Energie tenta de redynamiser le secteur des hydrocarbures. L’obsession de financement immédiat poussa le Premier ministre jusqu'à proposer aux banques françaises de gager l’Or des réserves de la Banque d’Algérie pour lever de nouveaux fonds.
Pendant ce temps, la situation socio-économique du pays continuait à se dégrader, notamment à cause de la gestion hasardeuse du contrechoc pétrolier (voir chapitre précédent). L’effet conjugué du recours systématique à la planche à billets, de l’endettement, de l’injection des sommes importantes de la monnaie sous forme de salaires et autres assainissements du secteur public, provoqua une inflation et un éclatement monétaire sans précédent.Fin 1989, le déficit du trésor auprès de la Banque Centrale atteignit 200 milliards de $, celui du secteur public 160 milliards de $, et 50% de la masse monétaire échappa totalement aux circuits bancaires. Encouragée par les événements d’Octobre, la population s’organisa et revendique publiquement ses droits. Le pays connut la plus importante vague de mécontentement social, 1095 grèves pour le premier semestre 1989199.
La cohabitation entre le Président et son chef de gouvernement ne dura pas longtemps. Près d’une année après son installation, Merbah fut évincé, mais non sans difficultés. K. Merbah était un homme de pouvoir ambitieux et ne comptait pas céder devant les pressions du Président. Il réagit en arguant que son limogeage était anticonstitutionnel, le chef de gouvernement étant uniquement responsable devant le parlement.
Il est certainement peu utile d’épiloguer sur la pertinence juridique de l’argument avancé par K.Merbah. Néanmoins, il est important de remarquer que, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante, l'éviction d’un responsable politique devint une affaire publique. Aussi, la référence à la Constitution -donc au droit- était évoquée par les parties en conflit. Ceci peut être qualifié comme étant une avancée importante dans les mœurs politiques du pays. Il dénote l’intériorisation des acteurs politiques du devoir de se soumettre aux lois dans la prise de décision. Cet acquis était important pour les promoteurs du fonctionnement moderne des institutions. L’épisode de l’éviction de K. Merbah et la mini-crise que ce dernier provoqua est d’autant plus intéressant quand on sait que depuis près de trois décennies, les désignations et les limogeages des responsables sont quasiment un « fait de prince » que se partagent les décideurs civils et militaires, notamment ceux des services de sécurité.
K. Merbah enfin évincé, l’armée n’avait d’autres choix, après plusieurs mois de tergiversations, que d’accepter à nouveau le recours aux réformateurs. En septembre 1989 M. Hamrouche est désigné chef de gouvernement : « Sous la pression des évènements, le président convainc les militaires d’appeler à la direction le gouvernement des réformateurs favorables au changement démocratique et hostiles à l’affairisme. Surpris, et irrité d’avoir à sauver les meubles, mais fidèle à ses convictions, Mouloud Hamrouche exige les pleins pouvoirs pour mener la transition démocratique à son terme et appliquer intégralement les réformes. Le contrat explicite, est rendu public dès la nomination du nouveau chef de gouvernement » 200 , témoigne G. Hidouci. Ainsi, la réflexion de « l’équipe des réformateurs » dont l’objectif premier était l’allègement du système de planification et l’autonomie des entreprises publiques, se transformait de facto, en un programme politique de transition. La mission du gouvernement réformateur était de mettre en œuvre les réformes politiques et économiques conformément à l’esprit de la Constitution de février 1989.
La mission du gouvernement réformateur de M. Hamrouche n’était pas aisée, notamment lorsque l’on sait qu’il comptait réformer un système caractérisé par l’absence de normes de gestion et d'institutions capables de les faire respecter. L’Algérie vivait depuis son indépendance avec seulement un pouvoir politique dont la prise de décision était occulte. Par conséquence, dans une situation de quasi absence d’Etat, ce dernier était réduit à une charpente administrative sans autorités aucune. A ce propos, M. Harbi souligne : « L’absence de l’Etat est une constante de la vie politique depuis 1962. Les institutions sont des formes vides. Il est impossible, sauf pour les cercles étroits d’initiés, de désigner le lieu où se prennent les décisions politiques », avant d’ajouter que le système étatiste algérien échafaudé de l’indépendance en 1962 à 1989, est caractérisé par trois éléments de continuité « une indissociable unité entre le politique et l’économique (…) la crise d’autorité sur les lieux de travail et dans les administrations, îlots de pouvoirs quasi autonomes (…) Enfin, « Le quadrillage des administrations économiques (commerce, agriculture, industrie) par les réseaux de clientèle » 201
C’est pour redresser cette situation que le gouvernement des réformateurs s’est engagé en septembre 1989. Pour les réformateurs, la résolution du problème du déficit des entreprises publiques nécessitait la soumission de l’acte de production et de distribution aux lois du marché national et international. Ceci supposait à l’évidence, qu’il soit mis fin aux ingérences extra-économiques et à toutes les formes de prédation que favorisait l’économie administrée. Dit autrement, l’émancipation de la sphère économique de la tutelle politique par l’édification d’un ordre institutionnel nouveau, fondé sur la soumission des acteurs et des institutions à la règle de droit. Tels étaient les grands chantiers de cette nouvelle vague de réforme que le gouvernement Hamrouche comptait mener. Mais les moyens de cette politique étaient-ils réunis ?
Cette résolution en dit long sur le manque de culture politique des dirigeants algériens et surtout leur attachement au monolithisme. Au lieu du multipartisme, ils voulaient ouvrir les structures du FLN pour absorber toutes les tendances politiques de la société : une sorte de méga- parti fourre-tout, mais l’essentiel de cette démarche est qu’il reste unique.
Résolution du congrès du FLN (1989)
Le texte est attribué aux réformateurs certainement en raison de sa corroboration avec les analyses que ces derniers avaient produit ; d’abord dans les Cahiers de la réforme et ensuite quand ils occuperont le gouvernement une année plus tard.
L’attribution des terres agricoles a été un véritable scandale ; des hauts dignitaires proches du premier ministre, mais qui n’ont rien d’agriculteurs, se sont accaparés les meilleures terres agricoles dans l’Algérois, l’Oranais. Ces terres sont aussitôt détournées de leur vocation originale pour être envahies par le béton. M. Hamrouche prend l’initiative de publier en 1990 la liste des bénéficiaires des terres dans le cadre des réformes de 1987 lorsque K. Merbah était ministre de l’agriculture, on y trouve des noms tel que celui de Ali Kafi, président de l’organisation nationale des moudjahidines et par la suite président du « Haut Comité d’Etat » de 1992 à janvier 1994. Le HCE est l’instance créé après l’arrêt du processus électoral de janvier 1992.
F. Ghilès, « L’armée a-t-elle une politique économique », in, Pouvoir n°86, le Seuil Paris septembre 1998. pp.80.90.
M. Harbi, L’Algérie et son destin…Op.cit. p. 207.
G. Hidouci, L’Algérie libération inachevée… Op.cit. p. 174.
M. Harbi, L’Algérie et son destin… Op.cit. pp. 199-200.