En raison de son importance, nous accordons une attention particulière à cette mesure219. Dans le chapitre second de la présente étude, nous avons évoqué que l’une des actions importantes entreprises sous le règne de H. Boumediene, aux côtés des nationalisations, était celle de l’assujettissement du pouvoir monétaire au pouvoir politique par la promulgation de la loi de finance complémentaire de 1965. Depuis cette date, l’ensemble des instruments monétaires et financiers se trouvait entre les mains de l’exécutif représenté par la personne du chef de l’Etat. Les établissements bancaires devenaient des centres d’exécution des décisions prises par le pouvoir politique. Le rôle du Trésor Public était renforcé pour devenir le principal acteur du système monétaire et financier du pays.
Ce maniement sans limites de la monnaie avait provoqué une inflation structurelle et permanente qui, d’un côté, érodait le pouvoir d’achat des revenus fixes tout en provoquant un transfert massif de valeur vers le secteur privé, d’un autre. Aussi, le recours sans limites institutionnelles à l’émission monétaire cachait, à court et à moyen terme, les travers du système et empêchait, de ce fait, l’évaluation objective des politiques économiques mises en œuvre. L’histoire des pratiques monétaires et financières de l’Etat algérien est à ce propos, édifiante : le recours abusif à la planche à billets a fait perdre en quelques années au DA plusieurs de ses fonctions pour ne devenir qu’une unité de compte dont la valeur n’était maintenue qu’artificiellement par la fixation administrative du taux de change.
Les réformateurs avaient affiché clairement leur volonté de rompre avec le recours automatique à la planche à billets pour combler le déficit des entreprises publiques. Par conséquent, ils cherchaient à mettre fin à l’allocation centralisée des ressources financières et au « dopage systématique » de la valeur du Dinar par la manipulation administrative du taux de change. C’est dans cet objectif que fut promulguée la Loi sur la Monnaie et le Crédit (LMC) en Avril 1990. Le principe directeur de cette loi était la séparation du pouvoir monétaire du pouvoir politique. Le moyen était l’institutionnalisation de l’indépendance de la Banque d’Algérie220.
En instituant l’autonomie de l’institut d’émission, la LMC visait à introduire de nouvelles règles concernant les finances et la monnaie compatibles avec les mécanismes du marché. Elle instaurait une nouvelle conception de la politique monétaire, de nouvelles règles prudentielles et un nouveau mécanisme de supervision de l’activité bancaire. Elle se voulait un moyen de mettre fin à la dérive budgétaire de l’exécutif et un instrument pour une gestion saine des finances publiques. En ce sens, la LMC constituait une révolution dans les « mœurs » monétaires et financières de l’Etat algérien et représentait un tournant décisif dans le processus des réformes économiques engagées
Les principales implications de la loi 90-10 en matière monétaire et bancaire peuvent être présentées comme suit : l’instauration d’une autorité monétaire unique, l’institution d’une autorité de supervision de l’activité bancaire indépendante, le rétablissement de la hiérarchie dans le système bancaire, l’instauration de la rentabilité et de la logique commerciale dans le système bancaire, enfin, l’autonomisation de la sphère monétaire et bancaire par rapport à la sphère budgétaire.
Auparavant, l’autorité monétaire était éclatée entre plusieurs centres de décision, la Banque Centrale d’Algérie, le Trésor public, la Présidence et, dans une moindre mesure, le gouvernement à travers le ministère de Finances. Avec la LMC, seule la Banque d’Algérie détenait l’autorité monétaire à travers le Conseil de la Monnaie et du Crédit (CMC). Ce dernier, de part sa composition et ses prérogatives, assurait la protection du pouvoir monétaire des ingérences de l’exécutif. En effet, le CMC était composé de sept membres dont seulement trois nommés par le gouvernement. Les quatre restants étaient nommés par décret présidentiel pour une durée de six ans. Aussi, le CMC pouvait prendre des décisions en l’absence des membres du gouvernement puisque la présence de quatre conseillers suffisait221.
Le CMC disposait d’un pouvoir réglementaire. Les règlements qu’il instaurait et les décisions qu’il prenait était publiés dans le Journal Officiel et étaient opposables aux tiers. A l’évidence, le ministère des Finance pouvait demander des modifications mais sous des conditions bien particulières : pour annuler un règlement du CMC, le ministère des Finances devait introduire un recours à la chambre administrative de la Cour suprême222. Aussi, en vertu de la nouvelle réglementation, le gouverneur de la Banque d’Algérie ne rendait compte directement qu’au Président de la République223. Ceci pour illustrer l’importance des modifications apportées par le LMC afin d'assurer l’indépendance du pouvoir monétaire par rapport à l’exécutif.
Auparavant, sous l’autorité directe du ministre des Finances, l’activité bancaire était soumise à une autorité de régulation indépendante. Cette dernière était dotée de pouvoirs de sanction sur les établissements bancaires. En effet, l’article 143 de la loi 90-10 stipule : « i l est institué une commission bancaire chargée de contrôler le respect par les banques et les établissements financiers des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables et de sanctionner les manquements constatés ». Ainsi, les banques n'étaient plus soumises aux injonctions de l’exécutif pour l’octroi de crédits ou autres subventions comme c’était le cas durant les décennies précédentes. Elles étaient uniquement responsables devant le CMC qui ne leur demandait des comptes que sur la conformité des opérations bancaires aux règles prudentielles, à la recherche de rentabilité.
L’article 55 place la Banque d’Algérie au sommet de la hiérarchie bancaire. La B.A se constitue en prêteur en dernier ressort, sans qu’aucune disposition légale ne l’oblige à fournir automatiquement aux banques les montants qu’elles désirent. Aussi, L’article 92 stipule que la B.A est chargée de définir les normes de gestion (règles prudentielles) que doivent respecter en permanence les banques et les établissements financiers. Enfin, l’article 95 donne à l’institut d’émission la possibilité de déterminer les conditions requises des dirigeants et du personnel d’encadrement des banques et des établissements financiers. Le recours des banques et établissements financiers au refinancement de la Banque d’Algérie obéit à des règles strictes quant à la nature et la qualité des effets à présenter.
La loi 90-10 a supprimé l’obligation de domiciliation unique et l’octroi systématique de crédits aux entreprises publiques. Désormais, l’octroi de crédits devait obéir aux règles prudentielles. Les banques, sont devenues autonomes et soumises aux critères de commercialité et de rentabilité, au même titre que les autres entreprises publiques. Cette mesure visait à encourager la concurrence entre les établissements bancaires et permettre aux entreprises de diversifier leurs sources de financement.
Le total de la dette de l’Etat vis-à-vis du système bancaire a constitué environ 50 % de la dette publique interne, résultat de 30 années de monétisation du déficit budgétaire. La LMC a mis fin à cette situation. En effet, l’article 213 de la loi relative à la monnaie et au crédit obligeait le Trésor à rembourser sa dette vis-à-vis de la Banque Centrale, sur une période de 15 ans. Aussi, l’article 78 limitait les avances de la Banque Centrale au Trésor à 10 % des recettes fiscales ordinaires de l’exercice écoulé et pour une durée totale de 240 jours, le tout devant être remboursé en fin d’année. Dans le sillage de la LMC, le gouvernement lança une audacieuse opération pour rééquilibrer les finances publiques. Celle-ci s'est fondée sur une réforme de la fiscalité sur les entreprises et les revenus : un accroissement de la pression fiscale sur les revenus élevés, sur le foncier et sur les capitaux gelés ainsi que le changement des règles d’affectation des subventions et des charges fiscales224.
Il nous semble qu’il est utile de rappeler brièvement l’arrière plan historique ayant conduit les sociétés occidentales en premier, desquelles la société anglaise, à envisager l’indépendance de la Banque Centrale. Le déclenchement de la révolution industrielle a provoqué une recomposition socio-économique et politique profondes au sein des sociétés occidentales : jadis, favorables aux forces sociales puisant leurs avoirs (et pouvoir) dans l’appropriation privative de la rente (agricole historiquement), les rapports de force basculent en faveur des couches sociales ancrées dans la production. Ces dernières - politiquement représentées par la Bourgeoisie- refusaient que la contrepartie monétaire de la valeur des richesses produites par le travail ne soient subordonnée à « l’humeur du prince ».
La bourgeoisie naissante ne tolérait pas, en effet, que la contre partie monétaire de son capital fluctue sans cesse au gré des circonstances extra- économiques. Dit autrement, les détenteurs des capitaux ne voulaient plus que « le prince » dispose du pouvoir d’écrémer la valeur des richesses produites sur une simple décision politique. Par conséquent, il fallait soumettre le pouvoir de battre la monnaie à une matérialité qui met fin au « despotisme monétaire du prince ». Autrement dit, l’assurance de la convertibilité et la stabilisation des « flux monétaires » à travers l’octroi de la couverture métallique (or ou argent) à la monnaie devant protéger le cours monétaire du « fait du prince ». C’est pourquoi la bourgeoisie européenne s’est lancée dans le combat imposant l’indépendance de l’institution émettrice de la contrepartie monétaire de sa richesse matérielle, en l’occurrence l’institut d’émission (la Banque Centrale).
L’expérience algérienne de développement est à ce propos très suggestive ; elle nous rappelle que lorsque le pouvoir monétaire est soumis totalement au pouvoir politique, le risque de voir la masse monétaire (et la valeur de l’unité monétaire) en totale déconnection du volume de biens et services réellement produits, est imminent. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’Etat dispose d’une source de revenus externe au procès de travail local tel que la rente pétrolière.
Pour mieux signifier leur volonté de rompre avec le passé, les rédacteurs de la LMC ont même débaptisé l’institut d’émission de la Banque Centrale d’Algérie, l’institut d’émission s’appelle désormais la Banque d’Algérie.
Article 37 de la loi N°90-10.
Article 46 de la loi N° 90-10.
On aura remarqué que la période d’exercice du gouverneur de la banque centrale dépasse celle du chef de gouvernement qui est de 5 ans, c’est une façon d’assurer la continuité du fonctionnement de l’autorité monétaire entre deux mandats gouvernementaux.
L’allégement des charges fiscales sur les entreprises est conçu dans le but d’éviter les prélèvements abusifs par l’administration ; rapport général sur l’autonomie des entreprises, P.62