2.1.2 L’opposition des cadres du secteur public et du patronat

Les résistances au changement des règles de jeu économique ne provenaient pas uniquement du monde ouvrier. Elles s’exprimaient aussi et surtout parmi la haute administration, le milieu bancaire, les gestionnaires du secteur public et même parmi le patronat. Occupant des positions clés dans le système de gouvernance, ces acteurs étaient censés être les principaux appuis de la réforme, pourtant ils se sont constitués en « coalition informelle » pour faire avorter le projet des réformateurs.

En effet, les analyses consacrées à cette période sont unanimes à souligner le manque d’adhésion, plus précisément l’opposition, d’une partie des gestionnaires du secteur public, des banquiers et du patronat au changement de règle d’affectation et de gestion de ressources économiques230. L’objectif entre ces acteurs était commun mais leurs intérêts différaient fondamentalement. Cette situation nécessitait une analyse des finalités -intérêts- des uns et des autres. On peut répartir cette coalition en deux pôles.

Le premier pôle était constitué des agents de l’administration, des gestionnaires du secteur public et des banquiers. La particularité des membres de ce pôle était de faire partie du noyau central de la bureaucratie d’Etat. Leur point commun était de maintenir la tutelle étatique sur la gestion du secteur public pour des raisons diverses mais convergentes. Ces dernières oscillaient entre la volonté de sauvegarder des rentes de situation, l’immobilisme et le refus de l’effort.

Longtemps habituée à l’immobilisme et à la gestion privative du secteur économique, notamment dans ses relations avec les fournisseurs étrangers, l’administration centrale et locale se voyaient  réduites - à la faveur de nouvelles réformes - à son rôle traditionnel de service public. Les canaux permettant les commissions sur les marchés publics et les rentes de situation étaient désormais entravés par la nouvelle réforme ; le secteur économique ne dépendait plus pour sa gestion de l’administration, les monopoles sur le commerce extérieurs étaient abolis. Ils s’opposaient à la nouvelle situation avec vigueur.

Concernant les gestionnaires des Entreprises Publiques désormais Economiques et ceux des fonds de participation, la situation devenait intenable car au moment où ils attendaient (demandaient) par « habitus » des directives, le gouvernement refusait d'en donner, au nom de la nouvelle philosophie de gestion. Les acteurs devaient agir eux-mêmes car ils étaient devenus autonomes. Il n’était donc désormais plus possible de  compter  sur les directives centrales pour « gérer » l’entreprise publique,  d’autant plus que les « robinets financiers » de l’Etat étaient fermés. Ils se sont opposés passivement mais fermement, provoquant des lenteurs et autres blocages dans la mise en œuvre du processus d’autonomisation des entreprises publiques.

De plus, la nouvelle législation établissait la responsabilité civile et pénale suivant les normes du droit commercial classique. Ils demandaient alors l’assainissement préalable du passif des EPE avant l’application des nouvelles réformes, mais le gouvernement refusait aussi car « pressé ». Il souhaitait d’abord l’instauration de nouvelles normes de gestion de peur de s’enliser dans une énième opération de restructuration financière synonyme en Algérie d’effacement de dette. Les gestionnaires résistaient.

Quant aux banquiers, à qui le système d’économie administrée avait désappris leur travail en imposant le crédit automatique-et qui n'étaient désormais plus rattachés à un ministère-instructeur, à savoir le ministère des Finances- c’était la panique231. Habitués aux « coups de téléphone » et autres directives de la hiérarchie, plusieurs directeurs de banques -par ailleurs désignés par décret- s’opposaient en bloc à ces nouvelles réformes qui les obligeaient à travailler selon les règles prudentielles universelles régissant les opérations bancaires et l’octroi du crédit.

En effet, selon la Loi sur la Monnaie et le Crédit, les banques primaires étaient désormais sous l’autorité de la Banque d’Algérie. Cette dernière -présidée par A.H. Nacer, un élément clé de l’équipe des réformateurs- comptait jouer pleinement son rôle d’autorité monétaire unique et indépendante. Résultat, « Entre les grandes banques primaires et la banque centrale, les relations tournent vite à une guerre de position » 232 signale F. Ghilès. Dans cette « guerre », les banquiers, forts de leurs positions, choisissaient le laxisme et l’attente. Entre temps, ils freinaient la marche des réformes en « grippant la machine de l’intérieur » ; ils bloquaient le passage à l’autonomie de plusieurs entreprises publiques, la création de plusieurs entreprises locales et l’installation de plusieurs investisseurs étrangers...

Le second pôle était représenté par les patrons du secteur privé. À première vue, il paraît invraisemblable que des patrons privés se soient opposés à un projet libéra, tel que celui prôné par le gouvernement réformateur de Hamrouche. En revanche, une connaissance de quelques caractéristiques du « privé » algérien explique largement le paradoxe. En ce sens un bref rappel s’impose.

Nous avons analysé, dans le chapitre 3 de la présente étude, les principales caractéristiques du privé algérien sous le système de planification. Il ressort, qu’en plus de son caractère commercial et spéculatif, le privé algérien évoluait sous l’ombre « bienfaitrice » de l’Etat. D’un côté, il bénéficiait d’un environnement protectionniste qui le mettait à l’abri de la concurrence, d’un autre, il captait une partie de la rente par plusieurs canaux : sous-traitance, revente à l’Etat des produits rationnés et subventionnés tel que les matériaux de construction… à cela s’ajoute une donnée fondamentale ; la majorité des gros patrons du privé national était constituée d’anciens de l’ALN et cadres militants FLN écartés de la vie politique mais recyclés dans les « affaires ». Ils gardaient, par conséquent, de forts liens avec l’appareil politique et le secteur public économique. À l’évidence, ces « patrons autorisées » usaient de leurs nombreuses entrées au sein du système pour accéder à l’information, aux crédits, aux biens immobiliers cédés à des prix symboliques mais aussi et surtout aux marchés publics dont l’attribution se faisait au gré à gré, échappant ainsi à la concurrence nationale et internationale.

En effet, les principaux griefs retenus par les organisations patronales233 contre le projet des réformateurs étaient relatifs à l’ouverture du marché national à la concurrence étrangère à travers l’autorisation d’installation des concessionnaires non résidants et aux limites imposées quant à l’accès des ressources en devises. Dès lors, il devenait clair que  la grande crainte du privé algérien «  privilégié » était la perspective d’une économie ouverte à la concurrence interne et externe qui lui aurait fait perdre les positions acquises, c'est à dire la fin d’un ordre sécurisant et surtout enrichissant.

Notes
230.

A ce propos voir les analyses de F. Ghilès, G. Corm. A.Dahmani…

231.

Plusieurs directeurs de Banques ignorent la moindre opération bancaire, sans parler d’étude de dossiers de crédits, de montages financiers, etc.

232.

F. Ghilès, « L’Armée a-t-elle une politique économique ? », Op.cit. p.14.

233.

La Confédération Algérienne du Patronat «(CAP) et la Confédération Générale des Opérateurs Economiques Algériens (CGOEP).