La vie du gouvernement des réformateurs a été marquée par deux moments forts. Le premier, correspond au lancement « en douceur» des réformes économiques et institutionnelles. Le second, est synonyme d’une lutte atroce entre partisans et opposants de la réforme, notamment au sein des différents appareils et factions composant le pouvoir d’Etat.
Nous avons souligné dans les développements précédents et à plusieurs reprises que le gouvernement réformateur avait eu recours à de multiples procédés pour faire passer « sans bruits » les réformes économiques et institutionnelles qu’il estimait nécessaires pour la sortie de crise. En effet, le gouvernement ne divulguait pas son programme dans les détails devant l’assemblée, emballant les réformes relatives à la démonopolisation du commerce extérieur sous le vocable général de Loi sur la monnaie et le crédit. Il a fait croire fera aux caciques du parti et du syndicat que son projet se résumait à des « réaménagements techniques » visant uniquement à surmonter la crise économique… C’est à travers ces multiples formules ou ruses que le gouvernement réussit la promulgation, sans heurts notables, de la plupart des lois réformatrices concernant la libéralisation économique et politique à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
Cependant, dès qu’il s’est agi de l'application de ces lois, les résistances et oppositions se sont faite de plus en plus sentir. Le gouvernement réagit et passa à l’offensive en poussant encore plus loin le processus réformiste. Le ministre de l’Economie, celui du Commerce, le gouverneur de la banque d’Algérie, ainsi que le Premier ministre lui-même, passèrent à la contre-attaque. Ils multiplièrent les interventions dans la presse, organisèrent des réunions avec les cadres gestionnaires pour expliquer leur démarche, les enjeux et le contenu des réformes engagées. Nous citerons quelques exemples à titre illustratif.
Habituellement modéré et peu enclin aux dénonciations et aux polémiques, le chef de gouvernement sortit de sa réserve. Il expliqua les résistances que suscitait la libéralisation du commerce extérieur par le poids des intérêts colossaux et occultes nationaux et étrangers qui profitaient de l’ancien système. Il déclara notamment : « notre commerce extérieur a été confisqué par des sociétés occultes qui ont travaillé dans l’ombre et au nom de l’Algérie », il ajoute qu’une « société française ne disposant même pas de siège, excepté un bureau et un numéro de téléphone, s’occupait du commerce extérieur de l’Algérie et des produits de consommation au taux de 100% depuis 1967 et que tous les crédits extérieurs passaient par le marché financier de Paris, comme s’il n’y avait pas d’autres marchés financiers ailleurs. Et lorsqu’il s’agissait, pour la banque algérienne de négocier sur les marchés financiers, celle-ci se contentait d’adresser un simple télégramme à la Banque française qui, elle, s’en chargera au nom de l’Algérie. La banque algérienne n’avait alors, qu’à signer » 234
De son côté, le ministre de l’Economie G. Hidouci, déclara que la lenteur des réformes incombait à la fois aux opérateurs publics et privés qui voulaient encore disposer de rentes exclusives. Le mot était lâché : la rente pétrolière et son accaparement illégitime par une minorité. Il s’agissait alors pour le gouvernement de mettre fin aux rentes de situation le plus tôt possible, le temps étant à l’accélération de la réforme ; « il faut, d’ici janvier, que ça passe ou ça casse » déclara le ministre de l’Economie, ajoutant « Nous ne sommes pas des volontaristes. Nous considérons, ce qui est discutable peut-être, que les ruptures, plus elles sont brutales, plus elles entraînent une mobilisation de la population. Plus elles sont douces, plus elles sont cachées, et plus elles font perdre du temps aux gestionnaires économiques et au gouvernement. Les ruptures entraînent plus rapidement le pays vers la sortie générale de crise, qu’elle soit politique, économique ou culturelle » 235 .
Face aux multiples attaques dont il était l’objet et à la lenteur dans l’application des réformes sur le terrain, le gouvernement changea de ton et de méthode. A la place de la modération du discours et du gradualisme dans l’action, les réformateurs se montrèrent offensifs et radicaux ; ils dévoilaient leur stratégie. Cette dernière se voulait résolument engagée pour l’instauration des mécanismes nécessaires à la transition vers l’économie de marché ; « avant la fin de l’année (1990), il n’y aura plus aucune possibilité de maintenir en vie des entreprises (structurellement déficitaires) par décision administrative…aucune entreprise ne pourra échapper à la concurrence » 236 .
Il s’agissait désormais de trouver les moyens nécessaires pour réaliser une transition « franche » vers le marché autorégulateur. Les moyens financiers manquaient cruellement. Le gouvernement accéléra les négociations afin d’obtenir les crédits nécessaires pour la poursuite de ses réformes. Il multiplia les initiatives envers les partenaires traditionnels de l’Algérie, notamment la France, tenta de convaincre les institutions financières internationales de la viabilité de sa stratégie de réformes pour instaurer l’économie de marché. Cependant, ni son programme libéral, ni l’offensive « diplomatique » qu’il mena brillamment ne permettait de décrisper les partenaires traditionnels de l’Algérie, notamment la France. A ce propos, un bref exposé des actions entamées par les réformateurs pour desserrer la contrainte extérieure nous semble nécessaire.
Compte tenu des difficultés financières héritées de la gestion précédente, le gouvernement était dans l’obligation de négocier le desserrement de l’étau de la contrainte extérieure et de chercher de nouveaux crédits. En effet, lors de son installation le gouvernement réformateur hérita d’une situation financière chaotique ; il y avait quasi-absence de réserves en devises dans la banque d’Algérie.
Selon certaines sources, les réserves étaient de l’ordre de 400 millions de dollars soit quinze jours d’importation, avec un service de la dette extérieure de l’ordre de 75% de la valeur d’exportation de biens et services237. Pour mener à terme son projet le gouvernement était dans l’obligation de négocier avec l’extérieur pour desserrer la contrainte d’endettement qui devient asphyxiante. Le rééchelonnement de la dette était une des solutions envisageables. Elle était recommandée aux autorités algériennes, notamment par la France, depuis le contrechoc pétrolier de 1986. Mais le gouvernement réformateur écarta cette solution.
Les réformateurs ont justifié ce choix par au moins quatre raisons :
Premièrement, la crise de liquidité de l’Algérie était conjoncturelle et faisait suite à l’effondrement des prix pétroliers en 1986 ;
Deuxièmement, la part de la dette éligible au rééchelonnement était relativement faible, elle ne représentait que 17 % du total de la dette (4 milliards de dollars) ;
Troisièmement, le rééchelonnement était coûteux socialement à cause du Plan d’Ajustement Structurel qui l’accompagne.
Enfin, accepter le rééchelonnement pour les réformateurs était synonyme d’aveu de mauvaise gestion, ce qui aurait terni l’image du pays et fermé devant lui l’accès aux marchés financiers.238 Dans ce sens, F. Ghilès, reprend quelques arguments des réformateurs et ajoute que le rééchelonnement « entraine immanquablement une interférence des bailleurs de fond dans le déroulement du processus de réformes ; il aurait mécontenté les banques japonaises, principaux bailleurs de fonds privés de l’Algérie ; enfin les réformateurs ne voulaient pas un afflux d’argent frais, le risque étant que ceux qui étaient opposés aux réformes ne prennent prétexte de cet afflux pour freiner les réformes » 239.
A ces raisons, nous pouvons en ajouter une autre relative au climat interne. L’analyse des rapports de force au sein du régime politique, et des oppositions multiples suscitées par les premières actions réformatrices permet de déduire que le gouvernement jugeait que l’option du rééchelonnement était porteuse d’un risque politique imminent pour son avenir. En effet, le discours diabolisant les institutions financières internationales a toujours été une constante dans la vie politique algérienne ; contracter avec le FMI résonnait pour plusieurs cercles de pouvoir, au sein du FLN et de l’Assemblée, comme une trahison. L’argument était porteur et une attaque médiatique virulente des réformateurs sur ce point aurait suffi à faire avorter tout le processus engagé auparavant240. A cela s’ajoutait la position de l’armée, hostile à tout regard extérieur sur la gestion des affaires interieures.
Afin de desserrer la contrainte de la dette extérieure sans passer par le rééchelonnement, le gouvernement comptait sur la négociation avec les institutions financières internationales et les créanciers de l’Algérie, autour de la question du « reprofilage » de la dette. Cette opération consistait à un refinancement par le marché, c'est-à-dire à la négociation de crédits relais à moyen et à long terme pour rembourser la dette à court terme. Mais, ni l’évolution politique intérieure, ni le contexte extérieur n’encourageait la communauté financière à « coopérer » avec le gouvernement algérien.
Au plan interne, les Occidentaux étaient inquiets de la montée de l’islamisme politique après la majorité écrasante du FIS aux élections municipales de 1990. L’image du pays se ternissait de plus en plus. Au niveau international, le début des années 1990 coïncidait avec la première guerre du Golfe avec tout ce que cela pouvait générer comme méfiance et incertitudes de la communauté financière quant à l’évolution du marché pétrolier. C’était d’autant plus gênant que le gouvernement algérien avait construit une large partie de sa stratégie de négociation sur les recettes pétrolières prévisionnelles. A ces raisons, certains analystes en ajoutent d’autres moins visibles. F. Ghilès avance au moins deux raisons complémentaires qui rejoignent, dans une large mesure nos conclusions précédentes, quant à la puissance des intérêts ébranlés par la nouvelle réforme :
La première est relative aux intérêts financiers de grandes banques occidentales ainsi que des réseaux nationaux et étrangers qui contrôlaient indirectement l’économie algérienne. À ce propos, l’auteur souligne : « Mais de nombreuses banques contrent la politique des réformateurs : en effet, les financements courts sont beaucoup plus rémunérateurs pour les créanciers (...) les crédits, notamment ceux affectés à l’importation des denrées alimentaire, permettent des commissions exorbitantes et, pour tout dire, une corruption rampante. A Alger comme à Paris et, dans une moindre mesure, dans les autres capitales occidentales, des intérêts nombreux et puissants sont dérangés par les réformes » 241 .
La seconde est relative à la position de la France. Cette dernière, en effet, avait joué un rôle important dans le blocage des négociations en insistant sur l’idée du rééchelonnement. Pour étayer ces propos, l’auteur avance plusieurs arguments que nous rapportons entièrement en raison de leur pertinence : « A la veille de l’invasion du Koweït, en août 1990, l’Irak obtient de la France qu’elle refinance sa dette bilatérale, essentiellement militaire. L’Algérie échoue à obtenir le même traitement alors que sa dette de 33 milliards de francs est civile et du même ordre de grandeur. En effet, certains responsables sont convaincus que l’Algérie va droit au mur. Ils estiment que les réformes ont peu de chances de succès, connaissent mal les réformateurs, s’étonnent de se trouver face à de hauts responsables algériens qui ont leurs propres idées et ne sont pas corrompus : autant rééchelonner tout de suite que plus tard. Le Trésor se prévaut par ailleurs, de la présidence française du Club de Paris et d’une orthodoxie stricte pour refuser toute nouvelle technique de financement. Enfin, le lobby algérien à Paris est formé de compagnies françaises qui ont trop l’habitude de traiter avec les monopoles algériens pour appuyer une politique de réformes hardies. De concert avec de nombreux hauts fonctionnaires qui considèrent que l’Algérie est le pré-carré de la France, ils voient d’un mauvais œil une politique qui, si elle réussissait, rendrait l’Algérie moins dépendante de la France : politique à courte vue que l’on retrouve en Afrique noire. Seul Raymond Barre apporte un appui plus marqué à la politique de réformes menée à Alger, notamment en accordant à l’Algérie un différé sur le paiement d’une partie de la dette due à la France. Il n’est pas entendu » 242 .
Mais malgré l’échec des négociations sur le refinancement de la dette, pour les raisons évoquées plus haut, le gouvernement de M. Hamrouche obtint le soutien des institutions financières internationales, de la Banque Mondiale et du FMI, et en enfin de la Communauté Economique Européenne. Cependant, ce soutien était venu tardivement, soit un mois avant le départ des réformateurs. En effet, le 4 juin 1991, soit 23 mois après son installation, le gouvernement réformateur fut démis de ses fonctions sur injonction de l’armée et des services de sécurité.
Cité par A.Dahmani, L’Algérie à l’épreuve…Op.cit. p. 137.
A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve… Op.cit.p.143
El Moudjahid du 21-22/09/1990.
F. Ghilès, « L’Armée a-t-elle une politique économique », Op.cit. p. 93.
S. Gouméziane, Le Fils de novembre, Op.cit. p. 248.
F. Ghilès, « L’Armée a-t-elle une politique économique », Op.cit. p.94.
Une simple lettre d’intention, envoyée durant cette période par le ministre de l’économie au FMI, avait suscité d’interminables polémiques. Cette lettre est « révélée » paradoxalement par un professeur d’économie et un parti politique : il s’agit de A.Benachenhou et du RCD : Le premier était à l’époque fonctionnaire de la banque mondiale, il devient par la suite plusieurs fois ministre et fervent défenseur du rééchelonnement, le second est le premier parti politique en Algérie revendiquant ouvertement, après le départ des réformateurs l’option du rééchelonnement.
F. Ghilès, « L’Armée a-t-elle une politique économique ? », Op.cit.p. 94.
F. Ghilès, « L’Armée a-t-elle une politique économique ? », Op.cit.p.95.