Tout au long des analyses développées précédemment, nous avons établi que les réformes appliquées par le gouvernement de M. Hamrouche étaient de nature à déstabiliser plusieurs intérêts « acquis » à l’intérieur et à l’extérieur du pays. En effet, l’instauration des normes libérales de gestion, la fin du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur, l’affranchissement du pouvoir monétaire…en bref, le démantèlement du système d’économie administrée signifiait la fin de l’Etat rentier et les rentes de situation qui lui étaient corolaires. Ce qui suscita « naturellement » des oppositions. Effectivement, une coalition disparate s’était fortement opposée à la poursuite des réformes. Nous avons qualifiées ces oppositions d’économiques. Mais une question demeure posée. Le gouvernement de M. Hamrouche fut-il « renvoyé » à causes de ces oppositions ? Dit Autrement, la chute des réformateurs s’expliquent-t-elle uniquement par des raisons économiques ? Plusieurs facteurs plaident pour une réponse négative à cette question.
La première est relative à la non adhésion de la population aux différentes compagnes de déstabilisation menées contre les réformes. L’Algérie n’avait pas connue de mouvements sociaux « menaçants » la sécurité nationale ; la plus longue grève nationale contre les effets sociaux de la réforme fut lancée par l’UGTA en 1990 ; elle durera seulement 2 jours243.
De plus, en dépit de leur caractère foncièrement libéral, les réformes économiques de M. Hamrouche n’avaient pas provoqué de crise économique de type latino-américaine avec des taux d’inflation à trois ou à quatre chiffres. Elles n’avaient pas provoqué non plus de vagues de licenciements ni de fermetures des entreprises économiques. Sur ce plan, les réformateurs semblaient gagner « partiellement » la bataille économique. Le gouvernement avait réussi à mettre en place la plupart des mécanismes nécessaires à la double transition vers le marché et la démocratie : il avait instauré sans heurtes les réformes institutionnelles et structurelles qui brassaient pratiquement tous les domaines d’activité. Mieux encore, le gouvernement avait réussi, en moins de deux années, le rétablissement relatif de l’équilibre budgétaire, une correction légère du taux de change et évité une inflation galopante suite à la libéralisation des prix. Enfin, il avait arraché le soutien des institutions financières internationales.
Sur un autre plan, la période des réformateurs ne s'est pas caractérisée par des crises politiques graves. Malgré, l’agitation intense du champ politique, la situation sécuritaire demeurait maitrisée ; comparées aux années qui ont suivi, les années Hamrouche peuvent être qualifiées, à juste titre, de printemps démocratique, y compris pour les derniers mois qui ont connu la grève générale du FIS. À propos de cet épisode, A. Dahmani nous livre une analyse pertinente à plus d’un titre : « Le 24/05/91, le mouvement islamiste lance une grève générale et illimitée pour protester contre la loi électorale qui le défavoriserait et demander le report des élections législatives fixées pour la fin juin 1991. Devant le peu d’écho et même l’hostilité rencontrés auprès de la population, il décide de monter les enchères en prônant l’instauration d’un « Etat islamique » et en exigeant la tenue d’élections présidentielles anticipées. Le mouvement ne suscite toujours pas de ralliement massif de la population qui exprime une exaspération croissante envers les actions d’occupation de la voie publique par des militants islamistes de plus en plus agressifs et vindicatifs » 244 .
En effet, en juin 1991, le FIS ne constituait plus une menace pour la poursuite du processus démocratique car l’échec inévitable de la grève générale le discréditerait, et par ricochets les autres mouvements islamistes -à jamais sur la scène politique nationale.
Face à ce mouvement, le gouvernement adopta une attitude légaliste. Il refusa l’intervention de l’armée et concéda au FIS l’occupation pacifique de deux places publiques à Alger245. Apparemment, le gouvernement comptait sur l’essoufflement du mouvement. Mais contre toute attente, l’armée intervint et évacua de force les manifestants à l’insu du ministre de l’Intérieur, premier responsable de la sécurité interne246. A travers cette intervention intempestive de l’armée et l’instauration de l’état de siège, le signal était donné ; le gouvernement fut officiellement démis de ses fonctions.
Mais quelles étaient les principales raisons qui ont poussé l’armée à se passer des services des réformateurs, pourtant appelés « au secours » deux années auparavant, et pour une période minimale de trois ans ? Plusieurs thèses ont été avancées pour expliquer les motivations de l’armée concernant le renvoi du gouvernement M. Hamrouche. Nous en citerons les principales.
La première-moins élaborée- se fonde sur le fait qu’en Algérie, l’armée est la première bénéficiaire du système rentier à qui les réformateurs voulaient mettre fin. Dès lors, il était « naturel » que l’armée agisse et renvoie le gouvernement « étancheur » de rentes. Dit autrement, le renvoi du gouvernement réformateur a eu lieu car l’armée voulait mettre un terme aux nouvelles règles de gestion du secteur et des marchés publics qui asséchaient les rentes et les positions rentières dont bénéficiaient en premier lieu les officiers de l’armée et leurs clientèles. Cette thèse est largement répandue au sein de l’opinion publique algérienne247. Elle contient une part de vérité mais elle pèche par son exagération car elle suppose implicitement que tous les officiers de l’armée sont des corrompus…
Ainsi formulée, cette thèse -qui nous paraît exagérée- suggère néanmoins une autre réflexion stimulante : celle relative au lien entre les ressources économiques et la conservation du pouvoir politique. Autrement dit, la thèse susmentionnée contient une part de vérité importante, cependant, elle nécessite une clarification pour deux raisons principales : d’une part les officiers de l’armée ne sont pas tous corrompus, d’autre part, l’armée en tant qu’institution est à distinguer de certains services qui sont, en théorie, sous son commandement mais qui, pour des raisons historiques, la contrôlent.
Il s’agit d’un corps particulier des services de sécurités, le Département de renseignement et de sécurité DRS (ex-Sécurité Militaire). Ce dernier, pour des raisons historiques et idéologiques, se place au dessus des institutions formelles de l’Etat, y compris l’institution militaire. Il est le détenteur véritable du pouvoir. L’utilisation des ressources économiques, en premier desquelles figure la rente pétrolière, est un moyen de maintenir cette « perversion institutionnalisée» (pouvoir réel/ pouvoir formel).
A l’évidence, après des années d’exercice monopolistique du pouvoir, cette « élite militaire » s’est dédoublée d’une élite économique autour du captage de la rente. L’opposition de ces « élites »aux réformateurs provient du fait que ces derniers projetaient la remise en cause totale des mécanismes rentiers favorisés par l’économie administrée, ce qui aurait mis fin à ce dédoublement des structures du pouvoir.
La seconde thèse explique le départ prématuré du gouvernement réformateur par le fait que ce dernier s’est aventuré sur un terrain qui n’était pas « censé » être le sien : les questions politiques, les problèmes du pouvoir et de son éventuel réaménagement pour procéder aux réformes économiques nécessaires. A. Dahmani, qui défend cette thèse, explique que les réformateurs avaient compris que leurs réformes n’avaient aucune chance d’aboutir sans un réaménagement des commandes et des centres de décisions du pouvoir.
L’auteur suppose que la nouvelle génération de cadres de gestionnaires, regroupée autour de M. Hamrouche, estimait que l’heure était arrivée pour assumer des responsabilités plus importantes, en concordance avec leurs expériences et compétences. L’auteur estime que les réformes institutionnelles initiées s’inscrivaient dans cette volonté de permettre à la nouvelle génération de remplacer celle issue de la guerre de libération, cependant, l’évolution fut tout autre. Le schéma initial des réformateurs était contrarié par plusieurs évènements, tels que la préparation d’élections communales et législatives, la contestation radicale du FIS…. survenus entretemps. Le résultat fut la dispersion de l’effort du gouvernement réformateur entre la poursuite des réformes économiques et l’accélération des réformes politiques. La conséquence : une perte de contrôle sur l’évolution politique s’installa et l’armée profita de l’occasion pour (ré) intervenir directement dans la gestion des affaires publiques et renvoya le gouvernement réformateur.
Les deux hypothèses susmentionnées reflètent une large partie de la réalité de cette période marquée par des restructurations politiques, économiques et sociales profondes. Elles sont surtout complémentaires à plus d’un titre. Tandis que la première suggère que plusieurs officiers supérieurs de l'armée sont en connivence avec les milieux d’affaires bénéficiant des largesses du système d’économie administrée, la seconde, explique les raisons ayant permis à l’armée de « justifier » son intervention intempestive pour arrêter le processus des réformes. La complémentarité se situe dans le fait que l’armée, est en fait, est la seule source de pouvoir en Algérie. Elle est capable de soumettre et/ou de démettre un gouvernement, et même le Président, pourtant censé être aussi ministre de la Défense.
Pour notre part nous avançons une troisième explication qui, sans réfuter les deux premières, ajoute un élément important ; celui de la perception de l’armée en tant qu’institution de la crise et surtout de sa conception de la nature des réformes « nécessaires » pour la dépasser.
Tout indique en effet que l’armée considérait que la crise économique était conjoncturelle. Pour elle, le recours aux réformateurs ne devait se faire que dans une perspective limitée : celle du réaménagement « technique » du système économique pour éviter les effets du contrechoc pétrolier de 1986, auxquels les gouvernements de A. Brahimi et de A. Merbah n’avaient pas trouvé de solution. Les réformateurs acceptèrent et se proposèrent pour mettre en œuvre un programme alternatif au modèle précédent. L’armée accepta le deal, mais non sans arrière-pensées. Il y avait une sorte de « marché de dupes » entre les réformateurs et l’armée, tandis que le Président assurait les uns et les autres qu’il maitrisait le processus du changement.
L’ex-ministre de l’Economie au sein du gouvernement réformateur, G. Hidouci, exprime parfaitement cette situation en soulignant que : « l’accord de gouvernement passé en septembre 1989 entre les réformateurs conduits par Mouloud Hamrouche qui remplace Kasdi Merbah à la tête du gouvernement, et le président de la République a, dès le départ, toutes les apparences d’un « contrat de dupes ». Le pouvoir l’accepte en croyant avoir affaire à des technocrates ne pouvant le déstabiliser mais capables de mobiliser les instruments techniques et les mécanismes économiques et sociaux susceptibles de le faire sortir avec succès de l’impasse sociale et politique dans laquelle il se trouve et qu’il n’arrive plus à gérer. L’équipe de réformes, pour sa part, consent à prendre le risque de gérer une transition plutôt mal engagée en étant animée par un double souci : d’abord, réaliser des changements institutionnels et économiques irréversibles, ensuite proposer aux partenaires du changement une démarche politique qui permette une alternance au pouvoir sans violence et sans que les capacités économiques du pays et la cohésion sociale ne soient détruites plus avant ». Avant d’ajouter que« le pouvoir voulait contrôler une équipe qui emprunterait le chemin de la continuité après avoir de nouveau rempli les caisses de l’Etat, alors que cette équipe refusait totalement une telle perspective » 248 .
L’analyse de la période montre clairement que l’armée avait laissé faire les réformateurs dans un premier temps, mais qu'une fois la finalité du nouveau modèle politico-économique est apparu évidente, elle stoppa « l’aventure » avant qu’elle ne devint incontrôlable. Autrement dit, vers la fin des années 1980, l’armée, acculée par l’ampleur de la crise économique et ses conséquences socio-politiques (les évènements d’Octobre), consentit à la mise en place d’un modèle alternatif à l’économie administrée. Mais dès qu’elle comprit que les réformateurs visaient clairement la dissociation entre l’économique et le politique -et le transfert du pouvoir politique vers la société- elle rompit brutalement le contrat. Les perspectives tracées par les réformateurs étaient en effet incompatibles avec l’idéologie néo-patrimoniale qui a toujours animée le cercle décisionnel de l’armée algérienne.
Cette idéologie qui, rappelons-le, trouve ses origines dans le mouvement national, faisait croire aux militaires algériens que s’ils ne contrôlaient pas l’Etat, ce dernier risquait de disparaitre. L’obsession du contrôle militaire de l’évolution politique du pays est une constante dans l’histoire de l’Algérie indépendante. Les raisons de cette obsession n’est pas forcément, comme on pourrait le croire, purement matérielles- même si cette dimension n'est pas négligeable- mais s'explique aussi par des raisons idéologiques.
C’est certainement la conscience de cet incompatibilité entre les conséquences politiques des réformes économiques, initiées par les réformateurs, et l’idéologie de l’acteur le plus puissant du champ économique algérien, en l’occurrence l’armée, qui a fait dire à certains analystes que le projet de réformateurs aurait eu quelques chances d’aboutir si M. Hamrouche avait négocié avec l’armée, ou bien l'avait combattue ouvertement. « Des réformes économiques de cette ampleur n'avaient aucune chance de réussir sans le soutien du pouvoir réel. Or Hamrouche a fait comme si celui-ci n'existait pas. Il fallait soit en faire un allié, soit le combattre publiquement pour le défaire. Avec Hamrouche, l'armée a raté une occasion de se réconcilier avec la société et de donner au pays un dirigeant à la dimension d'un homme d'Etat » 249 affirme L. Addi
Résultat : le gouvernement réformateur fut démis de ses fonctions au moment où les réformes économiques et politiques avaient plus que jamais besoin de consolidation. Un « coup d’Etat économique » annonçant le coup d’Etat politique qui est survenu quelques mois après, en janvier 1992. La logique politique avait pris encore une fois le dessus sur les impératifs économiques.
Après le départ des réformateurs, S.A. Ghozali fut nommé chef du gouvernement. Sa principale mission était d’organiser les élections législatives prévues pour décembre 1991.
La nomination de S.A. Ghozali et le rappel un an après de B. Abdeslam, symbole du dirigisme économique des années 1970, indiquait clairement que l’armée algérienne, de part l’idéologie qui anime ses membres influents, n’a jamais été favorable à une transition économique et politique susceptible de remettre en cause sa position hégémonique au sein des pouvoirs d’Etat. Elle restait attachée à l’économie administrée qui lui épargnait de composer avec la société. La suite des évènements montre amplement l’affirmation sus mentionnée.
La grèves générale du FIS de 1991 et les perturbations qui l’ont suivie n’étant pas pour des raisons économiques
A. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve, Op.cit.p. 156.
La place des martyrs et la place du premier mai.
S. Gouméziane, le Fils de novembre, Op.cit. p. 242.
Nous avons décidé d’évoquer cette hypothèse après plusieurs investigations à travers des entretiens informels touchant des citoyens, des responsables politiques à la périphérie du pouvoir et dans l’opposition, des journalistes, des universitaires …
G. Hidouci, « L’Algérie peut-elle sortir de la crise ? » In, Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 149, Juillet-septembre 1995, p.27.
L. Addi, “The Political Contradiction of Algerian Economic Reforms”, in, Review of African Political Economy Juin 2006. n° 8.