3.2 Le Gouvernement Abdeslam 1992-1993 : la tentative de retour au dirigisme économique

Le développement de la crise politique et sécuritaire, et l’assassinat de M. Boudiaf, le 29 juin 1992, sont synonymes de la fin des transitions économiques et politiques interrompues brutalement en juin 1991 pour la première et en janvier 1992 pour la seconde. Désormais, l’heure n’était plus aux réformes mais à « l’éradication du terrorisme ». Par conséquent, il fallait instaurer une « économie de guerre ». L’expression a séduit les militaires -elle appartient au nouveau chef de gouvernement. Quelles sont les lignes stratégiques de cette nouvelle politique que prônait le gouvernement et qu’il a qualifié d’économie de guerre ? Pour comprendre les décisions économiques du nouveau gouvernement, une brève présentation du parcours de son chef et de ses conceptions politiques et économiques s’impose.

Médecin de formation, B. Abdeslam était ministre de l'Industrie lourde de 1965 à 1977. Il était sur plan économique l’homme de confiance de H. Boumediene. C’est lui qui était chargé de mettre en œuvre la stratégie de développement par l’industrie industrialisante.

Etatiste, volontariste et autoritaire, l’homme ne croyait pas à la validité   scientifique des lois économiques253. Il pensait que seul l’Etat était capable de mener la bataille du développement. Il cultivait une méfiance extrême du secteur privé qu’il qualifiait de parasitaire.

Malgré le désaveu public par H. Boumediene de sa politique d’industrialisation- B. Abdeslam fut « rétrogradé » au portefeuille de l’industrie légère en 1977- il restait attaché à ses visions du départ. Pour lui, l’histoire de l’Algérie est restée bloquée en 1980. Il estimait que les problèmes économiques de l’Algérie résultaient uniquement de l’abandon, par le président Chadli, de la stratégie d’industrialisation qu’il avait initiée. Il se qualifiait d’opposant au pouvoir qu’incarnait Chadli. Il démissionna du Comité Central du FLN et il ne redevint actif au sein du parti qu’au début des années 1990 ; il était connu par son opposition farouche au gouvernement réformateur de M. Hamrouche qu’il accusait de vouloir démanteler le secteur public pour faciliter son bradage au privé.

Profitant de la confusion générale qui régnait au sommet de l’Etat, B. Abdeslam, une fois au pouvoir, voulait remonter le temps. Il déclara la guerre aux réformes initiées depuis 1980, au nom de l’économie de guerre. Il renoua avec la centralisation et le dirigisme économique254, « (re)monopolisa » le commerce extérieur255, mit fin à l’indépendance de la Banque Centrale256, et exclura le privé national des marchés publics257… il ne manquait à l’œuvre qu’une opération de nationalisation à grande échelle. En effet, dès son installation le nouveau gouvernement remit au goût du jour le discours des années 1970. Il fustigea l’économie de marché et annula l’obligation faite par l’Etat aux entreprises publiques de régler leurs découverts bancaires, leurs impôts ainsi que les cotisations sociales. Il critiquait la politique de libéralisation des prix, la libéralisation du commerce extérieur, l’indépendance de la Banque d’Algérie… En somme, B. Abdeslam prônait une remise en cause radicale des réalisations du gouvernement réformateur.

Concernant la gestion des finances publiques, le gouvernement renouait avec le déficit budgétaire. L’économie distributive prenait sous son règne un essor impressionnant. L’octroi par l’Etat des liquidités aux Entreprises Publiques Economiques pour leurs dépenses courantes et la subvention des prix des produits de large consommation atteignaient en 1993, 135 milliards de DA. Résultat : un déficit public imposant. En effet, après un excédent de 8,4 milliards de DA en 1991, le déficit atteignit entre 168 milliards de DA et 200 milliards (selon les sources) en 1993, contre 80 milliards en 1992.

Comme durant les années 1970, ce déficit a été comblé par la création monétaire. La Loi sur la monnaie et le Crédit étant gelée, et le gouverneur de la Banque d’Algérie démis de ses fonctions, le gouvernement renoua, comme par le passé, avec la planche à billets. A ce propos le ministre du Budget déclara : «  pour le court terme, c'est-à-dire dans les mois à venir, il n’y aura pas d’émission monétaire supplémentaire. Mais reste à savoir si les entreprises, une fois assainies, peuvent redémarrer et créer la richesse. Dans le cas contraire, le recours à la création monétaire ne serait pas écarté. Ce sera le choix si les entreprises continuent à payer leurs salaires sans contrepartie productive   » 258 . Dix sept ans après (2010), les entreprises publiques continuent de payer des salaires sans contrepartie productive et le recours à la création monétaire n’est toujours pas écarté, nous y reviendrons.

Agissant à contrecourant de l’histoire, le gouvernement de B. Abdeslam ne dura pas longtemps. Il fut destitué en octobre 1993259sous la pression conjuguée de l’accumulation des déficits internes et des pressions externes, notamment des créanciers de l’Algérie et des instituions financières internationales, qui voyaient d’un mauvais œil cet étatiste du XXème siècle. En juillet 1992, B. Abdeslam fut remplacé par un homme au parcours et aux convictions complètement différents, en l’occurrence R. Malek. Une fois encore, la politique économique algérienne connu un revirement spectaculaire : du dirigisme économique centralisé, elle passa à l’ajustement structurel. A ce propos, il est vrai que la politique « aventurière » de B. Abdeslam avait conduit le pays vers une cessation de paiement sur le plan externe, tandis qu’au plan interne la situation sociale était au bord de l’explosion du fait des pénuries et autres privations provoquées par « l’économie de guerre ». Cependant, est-ce concevable pour un « Etat » de changer radicalement d’idéologie de développement trois fois en moins en trois ans sans conséquences ?

Ce fait révélateur, à plus d’un titre, de la culture politique et économique de la haute hiérarchie de l’armée algérienne, responsable au premier et au dernier ressort, de la nomination et de la destitution des gouvernements en ces moments d’état d’exception.

Notes
253.

Voir les différentes déclarations et écrits de B. Abdeslam sur ce sujet, voir ses différentes publications sur son site personnel http://www.belaidabdesselam.com .

254.

Le gouvernement conteste le projet d’autonomie des entreprises publiques et celui de la gestion par l’intermédiaire des fonds de participation, il compte réorganiser les entreprises par branches et par groupes industriels et financiers sous tutelle directe des ministères, programme du gouvernement, El- Moudjahid du 20/09/1992. Dans le même sens on cite la décision de réintroduire la nomination par l’exécutif des cadres gestionnaires du secteur public ; voir article 117 de la loi de finance 1993 qui stipule «  Nonobstant toutes dispositions contraire, à titre transitoire pour une durée de trois ans, les PDG, président de DG d’EPE, peuvent à titre exceptionnel être désignés en cette qualité ou relevés de leurs fonctions par décret exécutif ». Rappelons que le gouvernement réformateur avait mis fin à cette pratique (voir section 1 du présent chapitre)

255.

Parmi les citations du gouvernement dans ce sens on cite ; l’accès prioritaire aux devises est réservé aux entreprises publiques stratégiques ainsi que celles du secteur agricole ; la supervision des programmes d’importations ne sont plus du ressort de la Banque d’Algérie mais d’un comité ad-hoc rattaché au premier ministre et présidé par le ministre du commerce. Ce comité se réunit une fois par semaine en secret et ses verdicts ne sont pas susceptibles d’être remis en cause car aucune possibilité de recours n’est possible aux opérateurs à qui le comité rejette le dossier.

256.

Le gouverneur de la Banque d’Algérie, A. Hadj Nacer, un des principaux animateurs de l’équipe de la réforme, désigné par décret présidentiel en 1989 pour une durée de 6 ans est écarté.

257.

La circulaire N° 4 du 11/10/1992 du ministère de l’intérieur adressé aux walis institue l’attribution exclusive des marchés publics dans le domaine du BTP aux seules entreprises étatiques même si les entreprises privées peuvent s’avérer plus compétitives, dans le même sens un décret exécutif ordonne aux entreprises publiques et administrations publiques de confier de façon exclusive les ressources publicitaires aux entreprises étatiques de communication (Décret exécutif du 09/08/93). Ironie de l’histoire, ce décret est encore en vigueur. Il est régulièrement dénoncé par la presse privée nationale car le monopole de l’Etat sur la publicité est souvent utilisé pour punir les titres critiquant les décisions de l’exécutif.

258.

Propos rapportés par El-Wattan du 06/03/1993.

259.

Selon certains observateurs, la raison principale qui aurait poussé les militaires à renvoyer B. Abdeslam est sa déclaration en direct à la télévision algérienne concernant sa nomination,. Il déclarait qu’il était désigné par les militaires. Ces derniers faisaient, en effet, tout pour ne pas apparaitre comme la source principale du pouvoir en Algérie, mais avec ces déclarations, B. Abdeslam aurait détruit (sans le vouloir) toute la stratégie de communication de l’armée depuis le coup d’Etat de 1992. Suffoqués par un chef de gouvernement qui ne mesure pas l’impact de ses déclarations, les militaires l’ont renvoyé sur le champ. Cette hypothèse est plausible à plus d’un titre notamment lorsque l’on prend connaissance de la polémique qui a éclatée quelques années après entre B. Abdeslam et le général Touati.