1.3.3 Les conséquences sociales de l’Ajustement structurel

Sur le plan social, les effets du P.A.S ont été désastreux. Les couches sociales déjà fragiles ont subi à la fois les effets de la libéralisation des prix, des licenciements, et surtout les conséquences de la dévaluation sur le pouvoir d’achat des revenus fixes.

Au niveau de l’emploi, la période du P.A.S a été synonyme d’augmentation importante du taux de chômage. En plus de la faible création d’emploi, les effectifs de travailleurs ont été réduits par des licenciements massifs (entre 400 000 et 500 000 selon les sources) suite à la fermeture de plusieurs entreprises locales. Ainsi, l’Algérie affichait le taux de chômage (estimé officiellement à 27 % en 2001, contre 20 % au Maroc et 16 % en Tunisie) 287,le plus élevé de la Méditerranée. Ce taux est encore plus alarmant, si on prend en considération deux phénomènes : le premier est relatif au chômage des jeunes qui selon l’ONS a dépassé les 40% dans plusieurs régions, notamment les grandes villes. Le second phénomène est celui du chômage des femmes qui, pour de nombreuses raisons, ne s’inscrivaient pas aux bureaux de main d’œuvre, ce qui rendit son évaluation quasi-impossible.

En outre, la population a subit, depuis la mise en œuvre des mesures austères du P.A.S, les effets de la baisse du pouvoir d’achat. Conséquence directe des dévaluations successives de la monnaie nationale. A ce propos, il faut souligner que le Dinar algérien, dont la valeur a été longtemps entretenue artificiellement en hausse grâce à la fixation administrative du taux de change, a connu une série de dévaluations successives, comme le montre le tableau ci-après.

La conséquence de ces dévaluations a été la baisse importante du pouvoir d’achat des revenus fixes (les 2/3 de la population). Ainsi, ce dernier a été réduit de 2 à 5 fois, du haut en bas de l’échelle des revenus, de 1986 à 1996. Comparé au Maroc, le pouvoir d’achat moyen par habitant a fortement régressé, passant du double en 1990 à 90 %. Comparé au pouvoir d’achat en Tunisie, il est passé dans la même période de 150 % à 50 %. Le tableau suivant associant, l’indice d’évolution des salaires, celui des prix et de la chute du pouvoir d’achat, est à cet égard, très significatif.

Tableau 6.6 Evolution des cours du Dinar (USD/DA et FRF/ DA) entre 1990 et 2000.
Dates (au 31/12/XXXX) 1 USD 1 FRF
1990 12.19 2.38
1991 21.37 4.13
1992 22.78 4.15
1993 24.08 4.06
1994 43.08 7.98
1995 52.18 10.64
1996 56.21 10.71
1997 59.30 9.87
1998 60.70 10.15
1999 72.40 11.14
2000 81.68 10.92

Source. La Banque d’Algérie. http://www.bank-of-algeria.dz.

Les données du tableau ci-dessus indiquent qu’en six années (1989 à 1995), le pouvoir d’achat des salariés a chuté en moyenne de 20%, et celui des cadres a baissé d’environs 41%. Cette situation est d’autant plus significative quand on sait que, jusqu’au milieu des années 1990, la proportion des salariés était importante au sein de la population algérienne. Le processus d’ajustement a donc aussi provoqué une recomposition sociale au profit des gros commerçants, propriétaires fonciers et autres couches rentières, au détriment de la classe moyenne et des détenteurs de revenus fixes en général.

Tableau 6.7 : Evolution des salaires, des prix et chute moyenne du pouvoir d’achat (1989-1995)
  Cadres Maîtrise Exécution Total
Indice d'évolution du salaire moyen fin1995 par rapport à 1989 (base: - 100) 247 270 336 331
Indice de l'évolution de l'indice général des prix fin 1995 par rapport à 1989 422 442 442 442
Taux de la chute du pouvoir d'achat moyen en 1995 par rapport à 1989 (en %) - 41 % - 36 % - 20 % - 20 %

Source. A. Bouyacoub, « L'économie algérienne et le programme d'ajustement structurel », in Confluences, Printemps 1997 .p. 80.

Par ailleurs, la crise du logement s’est accentuée gravement en raison, d’une part, de l’abandon de la politique sociale de l’Etat, d’autre part, de l’exode massif de la population à cause de la situation sécuritaire. En effet, du fait du terrorisme frappant une partie de la population, on a enregistré le déplacement de plus d’un million de personnes des milieux ruraux vers les villes288.

Au terme de cette brève présentation des conséquences économiques du P.A.S, aux plans macro et micro-économique, nous déduisons que depuis 1994, l’Algérie ne s’est engagée que dans une démarche de stabilisation déflationniste dont le prix a été payé par les populations à revenus fixes et à bas revenus. Le contrôle des prix et des marges de la plupart des biens et services a été supprimé, et le dinar excessivement dévalué pour garantir une capacité de remboursement de la dette même en cas de forte baisse des prix du pétrole. La hausse des prix des hydrocarbures (pétrole et gaz) exportés, l’arrêt des investissements et la réduction des dépenses courantes ont permis d’éviter la nécessaire restructuration de l’économie. Fait significatif, depuis 1998, l’Etat algérien développait un nouveau discours : celui de l'inutilité des réformes économiques structurelles. Désormais furent mis à l'honneur les « plans de relance », comme si l’économie algérienne n’était qu’en récession…depuis 1986 ! A ce propos une question se pose : pourquoi le FMI a-t-il continué à apporter son aide et son soutien aux autorités algériennes, tout au long des années 1990, alors que ses conditions n’étaient plus respectées ?

Formulée autrement, l’analyste des résultats quantitatifs et qualitatifs du P.A.S, dont une partie à été présentée plus haut, montre aisément que les autorités algériennes n’ont pas respecté les conditions du FMI. Exception faite de quelques mesures concernant la monnaie et le crédit, les réformes structurelles nécessaires au passage vers l’économie de marché n’ont pas été mise en place, sinon que partiellement. Nous pensons particulièrement au volet relatif à libéralisation des marchés et aux privatisations qui sont des axes fondamentaux des politiques d’ajustement. Pire, au lieu de réduire les effectifs de ses fonctionnaires afin de réduire les dépenses budgétaires, comme il est généralement d’usage en périodes d’ajustement, l’Etat a procédé au recrutement massif de miliciens, policiers, gendarmes et à l’achat d’armement, détournant ainsi une partie des aides du FMI pour financer la guerre qualifiée officiellement de « lutte anti-terroriste ». Pourtant, le FMI n’a pas cessé d’afficher son satisfecit et son soutien aux autorités algériennes tout au long des années 1990. D’où la question de savoir si, dans ces évaluations, le FMI avait pris en considération la situation politique du pays et toléré la non application de certaines réformes que les autorités jugeaient porteuses de risques politiques. Dit autrement : le FMI a-t-il fait une exception pour le cas algérien ? Tout porte à le croire, car en général les institutions financières internationales ne prennent en considération que l’aspect économique, alors que, sur ce plan, l’Algérie n’a pas respecté tous ses engagements.

En guise d’explication de cette situation, deux hypothèses peuvent être avancées ; la première est relative à la capacité qu’ont les Etats à « tromper » la vigilance des institutions financières internationales, la seconde hypothèse remet en cause cette neutralité supposée être totale des bailleurs de fonds internationaux dans leurs politiques d’aide et d’ajustement.

La première hypothèse est formulée implicitement par certains auteurs dans le cadre des analyses de certaines expériences de libéralisation, notamment en Afrique289. À partir de cas concrets, ces auteurs arrivent à la conclusion que les IFI n’ont pas toutes les capacités de contrôle qu’on leur attribue généralement. Au plan théorique d’abord, les experts des Institutions Financières Internationales se réfèrent, pour l’élaboration des P.A.S et leur évaluation, aux enseignements des théories néo-classiques et monétaristes actuellement dominant le champ académique de la science économique. Elaborés dans des contextes historiques particuliers, ces théories sont fondées sur des postulats dont la pertinence s’avère insuffisante, si ce n’est complètement dénué de sens ; une fois transposées sur des réalités marchandes autres que celles des pays occidentaux. Résultats, les plans d’Ajustement Structurels sont dès le départ méthodologiquement viciés.

Dans les pays où les sphères marchandes ne sont pas encore émancipées des ingérences extra-économiques (politiques, religieuses, morales..), les notions de prix, de la demande effective, de privatisation… prennent une toute autre signification. En effet, il ne suffit pas de remplacer les monopoles publics par des monopoles privés pour conclure que le processus de privatisation a réussi. Aussi, libérer les prix et dévaluer la monnaie dans le contexte de rareté ne peut conduire que vers la baisse de la demande effective sans pour autant encourager l’offre locale. Ainsi, faute de prise en considération de l’ensemble des paramètres (économiques, politiques, idéologiques…) permettant une libéralisation réussie, les experts du FMI et de la Banque Mondiale se contentent de constater les avancées sur le plan juridique.

Par ailleurs, la manière dont se déroulent les missions d’évaluation peut aussi induire à de nombreuses « erreurs » d’appréciation. Ces dernières se déroulent en effet en peu de temps et exclusivement dans un cadre officiel ; ce qui donne aux Etats une marge de manœuvre assez importante pour manipuler les résultats d’application des P.A.S.

Enfin, il y a lieu de souligner les multiples connivences entre les milieux d’affaires internationaux et nationaux par gouvernements et experts des IFI interposés. J. Stieglitz, à partir de ses observations en tant que vice-président de la Banque Mondiale, livre une critique acerbe du détournement des réformes économiques dans le cadre des P.-A-S par les milieux d’affaires au détriment de la majorité de la population, avec la complicité des gouvernements et de certains experts des IFI. Il explique cela par le poids des intérêts, mais aussi par la faillite de l’organisation institutionnelle des relations économiques internationales. Il plaide pour la réforme radicale du système en place dans le sens d’une grande participation citoyenne au contrôle des gouvernements et des institutions internationales290.

Les insuffisances énumérées ci-dessus montrent que l’organisation du système monétaire international permet une marge de manœuvre relativement importante pour les gouvernements afin de « ruser » dans le cadre de l’application des P.A.S.

La seconde hypothèse explique l’écart entre les conditions du FMI et la mise en œuvre concrète des P.A.S par la forte présence de la dimension politique et idéologique dans les rapports entre le FMI et ses partenaires en difficulté financière. Elle souligne que, contrairement à ce que laisse supposer le discours de FMI et autres institutions internationales, la dimension politique et idéologique est souvent présente dans les prises de décision de ces institutions. Le cas de la Russie d’Eltsine est souvent avancé pour expliquer que, finalement, les IFI accordent, contrairement à ce qu’affirment leurs statuts, des faveurs pour certains pays et pas à d’autres.

En ce qui concerne le cas algérien, nous pensons que les deux hypothèses peuvent être avancées simultanément, c'est-à-dire qu’il y a eu d’un côté un manque de vigilance des IFI généré par les capacités de dissimulation des autorités algériennes, mais également une grande part d’influence politique dans le traitement par le FMI et les pays occidentaux du dossier Algérie. Un bref rappel du contexte de l’époque est susceptible de montrer amplement l’assertion ci-dessus.

Nous avons constaté, dans le cadre du chapitre précédent et dans la première section du présent, la réticence du régime politique algérien à entamer « les réformes économiques aux implications politiques » qui allaient à l’encontre de sa gestion rentière de ses rapports avec la société. Nous avons également souligné dans quel contexte eut lieu l’acceptation par les autorités algériennes du Plan d’Ajustement Structurel. Ce dernier se caractérisait par une crise économique aigüe, des difficultés financières insoutenables et une guerre meurtrière. Dés lors, le régime politique algérien s’est trouvé, pour la première fois de son histoire, dans une situation délicate. Comment sortir de l’impasse de l’asphyxie financière, respecter les conditions du FMI, sans changer le régime politique ? Voici le dilemme auquel était confronté le régime politique algérien au milieu des années 1990.

En guise de solution pratique, le régime a adopté deux procédés. Le premier consista à promulguer des lois mais à ne pas les mettre en œuvre comme c’était le cas avec le dossier de privatisation tel que nous l’avons analysé plus haut; le second fut l’utilisation de l’arme diplomatique en liant la question des réformes économiques aux questions sécuritaires. À propos de ce dernier point, les négociateurs algériens brandissaient la menace terroriste pour justifier le retard dans la mise en œuvre des réformes, ce qui ne pouvait qu'influencer les décisions du FMI et celle des pays occidentaux qui craignaient l’instauration d’une république islamique en Algérie. Le même procédé a été utilisé avec l’Union Européenne en liant la signature de l’Accord d’association au soutien par l’Union de la politique, dite « du tout sécuritaire », adoptée dans les années 1990. La conjugaison de la faiblesse des moyens de contrôle des IFI, de la « ruse » des autorités et du soutien « arraché » aux puissances occidentales, a offert au gouvernement algérien un levier de manœuvre important pour bénéficier de l’aide financière du FMI sans mettre en œuvre les réformes nécessaires à la transition de son économie vers le marché291.

Notes
287.

Bureau International du Travail : www.laborsta.ilo.org/cgi-bin/brokerv8.exe . Ce taux de chômage était de 33% en 1998.

288.

Voir les différents rapports des organisations des droits de l’Hommes, LADDH, Amnesty Internationale, la FIDH…

289.

Nous pensons aux travaux de, J.F.Bayard, B. Hibou, J. Coussy, Ch. Chavagneu…

290.

J. Stiglitz, La Grande désillusion, Fayard Paris 2002.

291.

On retrouve la même situation en Tunisie, CF, Béatrice Hibou, « les marges de manouvre d’un « bon élève » économique, la Tunisie de Ben Ali » in les études du CERI, N° 60 Décembre 1999. Voir également, « les régimes autoritaires libérés des conditionnalités », Jean-François Bayart, Béatrice Hibou et Sadri Khiari, in Critique Internationale, N° 14- Janvier 2002.