2.1 Le contenu des réformes initiées

Au début de la présente section, nous avons souligné que l’un des paradigmes explicatifs que fournit l’économie de la transition attribue l’échec de plusieurs expériences de réformes économiques au type de transition choisie par les gouvernements. La thérapie de choc qu’imposent les institutions financières internationales est souvent « rendue responsable » du blocage de plusieurs processus réformistes engagés au début des années 1990, que ce soit en Europe Centrale et Orientale, en Asie ou dans de nombreux pays d’Afrique. Le gradualisme est présenté comme une voie alternative pour réussir la transformation des économies centralement planifiées en économie de marché.

Transposée au cas Algérien, l’hypothèse tendant à expliquer l’échec de la réforme par le type de transition choisie semble manquer de pertinence. La raison est que l’Algérie avait essayé à la fois le gradualisme et la thérapie de choc ; mais sans résultats probants. Pire, l’Algérie s’est exposée à la fois aux méfaits de l’une et de l’autre : tandis que le gradualisme avait permis aux velléités de retour à l’économie administrée de renaître, la «  brutalité » de la thérapie de choc avait conduit à plusieurs dérives, dont la prolifération des monopoles privés notamment dans le commerce extérieur, le bradage de plusieurs entreprises publiques et la dégradation de la situation sociale de la population, sans pour autant relancer l’offre locale. Plusieurs éléments confirment les constats ci-dessus.

Rappelons qu’au début des années 1990, les réformateurs avaient refusé de rééchelonner la dette extérieure par crainte de subir les contraintes du plan d’ajustement. Ils choisirent une transition graduelle à deux étapes : la première était consacrée à la mise en place de l’arsenal juridique permettant la séparation des sphères politique et économique, la seconde avait pour objectif de transformer les structures de l’économie planifiée en économie de marché. Les réformateurs n’avaient pas négligé non plus le rôle des institutions dans la transition vers le marché. Ils associaient aux réformes économiques des réformes politiques instaurant la séparation des pouvoirs et la mise en place d’institutions de marché à tous les niveaux : une Banque Centrale indépendante, la réhabilitation des chambres du commerce et de l’industrie, l’organisation des élections municipales et législatives sans fraude électorale…

En ce sens, nous pouvons conclure que la démarche des réformateurs est dans son contenu louable, si ce n’est que ses concepteurs avaient sous-estimé les velléités de retour à l’économie administrée, notamment au sein de l’Armée Algérienne, le plus puissant acteur du champ politique algérien. Le gradualisme des réformateurs avait laissé donc une marge de manœuvre importante à leurs adversaires au sein de l’appareil de l’Etat. À ce propos, il est significatif de constater que durant les derniers mois de son exercice, le gouvernement de M. Hamrouche avait compris son « erreur » et a tenté d’accélérer le processus de réformes. Les arguments qu’il développa pour justifier cette accélération sont identiques à ceux avancés par les défenseurs de la thérapie de choc. G. Hidouci, ministre de l’Economie du gouvernement Hamrouche, notait que plus les réformes étaient longues, moins elles avaient une chance d’aboutir : « les ruptures ; plus elles sont brutales, plus elles entraînent une mobilisation de la population. Plus elles sont douces, plus elles sont cachées, et plus elles font perdre du temps aux gestionnaires économiques et au gouvernement. Les ruptures entraînent plus rapidement le pays vers la sortie générale de crise, qu’elle soit politique, économique ou culturelle » 319 . Cependant ce « réveil » est intervenu tardivement, le gouvernement réformateur tomba 23 mois après son installation et son programme fut remis en cause.

Par ailleurs, l’analyse de l’histoire récente de l’économie algérienne indique que l’échec du Plan d’Ajustement Structurel en Algérie provient moins du contenu des réformes que le FMI préconisait, que de la manière dont elles ont été mises en œuvre par le gouvernement. S’il est vrai que la thérapie de choc n’avait pas pris en considération ni le facteur temps, ni celui de l’ordre dans la mise en place des réformes, et encore moins celui des changements institutionnels préalables320, il n’en demeure pas moins que le gouvernement algérien n’avait appliqué que partiellement et non sans dérives, les recommandations du FMI et du Plan d’Ajustement Structurel. Des trois piliers du P.A.S (stabilisation, libéralisation et privatisation), le gouvernement ne s’est concrètement focalisé que sur les mesures visant la stabilisation des finances publiques, le reste du programme étant laissé en « veilleuse ». Pour tromper les Institutions Internationales, la « ruse » du gouvernement algérien consistait à voter des lois et à ne pas les appliquer en prétextant que la situation sécuritaire du pays n’était pas favorable au changement.

Une analyse rétrospective des quatre années de mise en œuvre du P.A.S permet en effet de comprendre que le souci des autorités algériennes était plus l’amélioration des finances publiques que la réforme économique proprement dite321. En effet, mis à part quelques privatisations des entreprises publiques ayant de forts potentiels de développement, telles que les infrastructures touristiques, le gouvernement s’est penché uniquement sur la stabilisation des équilibres macro-économiques par la manipulation des seules variables monétaires322.

Pour rééquilibrer les comptes macro-financiers de l’Etat, et neutraliser les effets du déficit des entreprises publiques que l’on refusa de privatiser pour des raisons politiques, le gouvernement s’appuya sur le discours du FMI et procéda à la compression maximale de la demande locale par la dévaluation du Dinar Algérien. Pour les seules années 1994-1998, le Dinar à été dévalué de plus de 50 % -ce taux est à multiplier par 10 si l’on inclue les différentes dévaluations (par glissement) qui ont eu lieu avant et après le P.A.S. En moins d’une décennie (1992-2000) le Dinar Algérien a été dévalué de 500 %323. L’argument économique avancé pour justifier cette dévaluation est le suivant : en dévaluant sa monnaie locale, l’Etat encourage les exportations, décourage les importations et attire les investissements nationaux et étrangers par la baisse des salaires et des prix des produits locaux. Cet argument est pertinent pour une économie obéissant dans son fonctionnement aux lois du marché et dont le système de prix est walrasien, avec tout ce que cela suppose en termes de concurrence, d’élasticité de l’offre, etc. Mais dans le cas algérien, où l’économie est rentière et mono-exportatrice, la dévaluation perd toute pertinence économique. La raison en est que toute dévaluation de la monnaie nationale se traduit fatalement par une hausse des prix des produits importés sur le marché local. Outre qu’elle pénalise les détenteurs des revenus fixes, cette mesure étouffe la production nationale publique et privée à cause de la cherté des biens d’équipements et intrants importés. Par ailleurs, le rapport établi entre la dévaluation et l’attraction des IDE n’est pas non plus pertinent. Dans une économie rentière où l’offre locale est négligeable, toute baisse de la parité de la monnaie nationale se traduit par la contraction de la demande effective, donc un rétrécissement du marché: à cela s’ajoute l’augmentation des charges par la hausse des prix des équipements et autres intrants importés.

Pour que la dévaluation dans le cas de l’Algérie ait eu une chance de produire ses effets économiques, il aurait fallu que le gouvernement engage les réformes structurelles dites de deuxième génération, à savoir  la libéralisation des marchés et la privatisation des entreprises publiques déficitaires. Parallèlement, le gouvernement pouvait profiter de la stabilisation macroéconomique réalisée et de l’amélioration des prix internationaux des hydrocarbures à partir de 1998 pour lancer une politique d’encouragement de l’offre locale et des exportations hors hydrocarbures.

A ce stade de réflexion, il y a lieu de s’interroger sur les raisons ayant poussé le gouvernement à abandonner la politique de réformes structurelles dès que les prix internationaux des hydrocarbures commençaient à augmenter à partir de 1998. En effet, et comme on l’avait constaté dans la seconde partie du chapitre précédent, l’Etat algérien, au lieu d’approfondir les réformes économiques entamées avec le P.A.S, procéda au démantèlement de l’essentiel des mesures engagées auparavant, marquant par là un retour à la logique de l’Etat rentier et de l’économie distributive.

L’analyse des contradictions caractérisant les pratiques économiques de l’Etat algérien, durant les deux importantes expériences de transition vers le marché initiée au début des années 1990 et au milieu de la même décennie, indique clairement que l’hypothèse liant l’échec des réformes économiques en Algérie au type de transition adopté est faible pour ne pas dire non pertinente.

Notes
319.

El-Watan du 29/12/1990.

320.

Comme le souligne fort bien les gradualistes dans leurs critiques du modèle standard de la transition.

321.

Voir les principaux résultats du P.A.S, Chapitre 5.

322.

Une comparaison entre la manière dont ont été menées les privatisations en Algérie avec celle observée en Russie au temps de B. Eltsine est prometteuse.

323.

Voir L .Addi,« La Question salariale en Algérie, une bombe à retardement », Le Quotidien d’Oran du 14 janvier 2010.