2.2 La transition algérienne et la problématique de l’environnement institutionnel

Le concept des institutions, tout comme celui du changement ou du blocage institutionnel, est différemment appréhendé par la littérature consacrée à ces questions. La raison en est qu’il y a presque autant de définitions que d’auteurs se réclamant des différents courants institutionnalistes ou de la théorie de la régulation324. Loin d’être un handicap, cette multiplication de définitions nous paraît enrichissante à plus d’un titre : elle permet une avancée considérable en termes de prise en compte d’aspects jusque-là négligés à l’exemple des institutions informelles, et elle assure le développement des approches pluridisciplinaires en sciences sociales, car la question des institutions et de leur rôle favorisant (ou défavorisant) les réformes nécessite la mobilisation de plusieurs disciplines telles que l’économie politique, la sociologie, les sciences politiques, etc.

En toute évidence, il n’est pas dans notre intention de présenter les multiples définitions et nuances qui émergent des travaux de recherche consacrés à la thématique des institutions et de leur influence sur la réussite ou le blocage des réformes visant le changement du mode de production ou de régime d’accumulation. Ceci dépasserait le cadre de notre étude. En revanche, un bref rappel des thèmes récurrents qui traversent le débat sur le rôle des institutions en période de réformes est utile à plus d’un titre.

Dans la littérature se réclamant de l’économie institutionnelle, on distingue généralement entre les institutions formelles et les institutions informelles.

Les institutions formelles peuvent être définies comme un ensemble de règles de jeu inter-liées constituant un système conçu de façon consciente. Elles sont sujettes aux ajustements permanents en fonction des rapports de force entre les différentes forces sociales composant la collectivité. Lesquels rapports s’expriment par le biais de la pression/négociation (grèves, manifestations, etc.) et / ou par les élections. Le tout se déroule dans un cadre institutionnel pacifique régi par des règles de jeu acceptées de tous. C’est le cas des sociétés à système démocratique dans lequel l’alternance au pouvoir est assurée et l’espace public existe. Quant aux institutions informelles, elles sont le résultat des mutations sociales qui s’expriment de manière implicite à travers les normes sociales et les codes moraux que sécrète la société. Elles résultent de processus historiques longs et sans cesse fluctuants. Elles sont perçues comme des contraintes auxquelles les individus se soumettent pour le bien de tous. D. North, un des auteurs les plus en vue du courant institutionnaliste résume la définition de ces deux types d’institutions comme suit : « Les instituions sont des contraintes établies par les hommes qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles (comme les règles, lois, les constitutions), de contraintes informelles (comme les normes de comportement, des conventions, des codes de conduite auto imposées) et des caractéristiques de leur application »Dans ses travaux sur le rôle des institutions, North développe l’idée que plus les institutions (formelles et informelles) sont flexibles, plus elles sont efficaces. Il distingue entre l’efficacité allocutive (une notion chère aux néo-classiques) et l’efficacité adaptative. Pour lui, «  la clé de la croissance à long terme réside dans l’efficacité adaptative plutôt qu’allocative. Les systèmes politiques/économiques qui ont rencontré le succès, ont développé des structures institutionnelles flexibles qui peuvent survivre aux chocs et aux changements qui font partie d’une évolution réussie »L’autre idée importante développée par North est celle qui distingue entre organisation et institution, pour lui «  si les institutions sont des règles du jeu, les organisations et leurs entrepreneurs, sont des joueurs ». Ce se sont en effet la qualité des règles de jeu qui déterminent le type des joueurs et la manière de jouer. Pour l’auteur, les interactions entre organisations et institutions sont tellement fortes qu’elles conditionnent l’évolution du système dans sa globalité. Il souligne à ce propos que «  les organisations qui se constituent vont refléter les opportunités créées par la matrice institutionnelle. Si le cadre institutionnel récompense la piraterie, des organisations pirates seront créées ; s’il récompense les activités productives, des organisations – des firmes- seront créées afin de s’engager dans des activités productives » 325 .L’auteur, à travers ces lignes, suggère que c’est la matrice institutionnelle qui conditionne la nature du système. Le rôle des institutions en période de réformes peut être analysé en termes d’arrangements institutionnels et organisationnels optimaux permettant de réformer. Ces derniers se définissent à partir des comportements des agents pouvant être partisans ou opposants aux réformes. Les agents permettant l’application et l’avancement d’une réforme ou le contraire son ralentissement ou son blocage ne sont rien d’autre que les différents acteurs de l’espace public, qu’ils soient décideurs ou non, pouvant par leurs comportements hérités ou induits, favoriser ou rendre difficile la réforme326.Cependant, il y a lieu de remarquer que la problématique de l’évolution des arrangements institutionnels -institutions formelles et informelles confondues- vers « l’optimum » est étroitement liée à la question de la démocratie et de la bonne gouvernance327. D’ailleurs, les Institutions Financières Internationales évaluent les relations entre les institutions et le développement économique en fonction de trois types d’indicateurs étroitement liés : la qualité de la gouvernance, le niveau de la protection de la propriété privée et enfin, les limites de l’arbitraire du pouvoir exécutif. La bonne gouvernance est associée au degré de démocratie dans le choix des dirigeants, la stabilité politique, la sécurité juridique supposant l’indépendance de la justice et enfin l’absence de corruption.Poser la problématique de la nature des obstacles devant les réformes économiques en Algérie à l’aune du cadre conceptuel que trace l’économie institutionnelle suppose que l’on détermine la part des deux formes institutionnelles citées plus haut dans l’échec des différentes expériences de transition initiées durant ces dernières décennies. A ce propos, une double interrogation s’impose. L’échec des réformes économiques en Algérie est-il dû aux résistances sociales (institutions informelles) au changement comme l’affirment certains experts, ou résulte t-il de l’incapacité des institutions formelles existantes, pour des raisons qu’il conviendra de chercher, à mener à terme une transition vers le marché ?Pour répondre à ces questions, nous nous fondons sur les caractéristiques de la matrice institutionnelle en Algérie, en fonction des enseignements que livre l’expérience réformiste algérienne de ces trois dernières décennies.2.2.1 Les résistances sociales aux réformes économiques en AlgérieL’explication de l’échec des réformes économiques en Algérie par la résistance de la société au changement qu’implique une économie de marché est de plus en plus avancée ces dernières années, notamment par le discours officiel. Plusieurs déclarations de responsables algériens en poste, à leur tête le Président A. Bouteflika lui-même, attribuent le non fonctionnement de l’économie nationale selon les règles du marché aux « archaïsmes » de la société. Selon cette thèse, les décennies passées sous le système de planification ont fait perdre aux agents économiques la culture d’entreprendre tout en inculquant à la société une culture d’assistanat. La filiation entre ce discours et les assertions expliquant le sous-développement par les résistances culturelles au changement est évidente. A l’instar de l’hypothèse expliquant l’échec des réformes économiques en Algérie par le type de transition adopté, celle qui attribue cet échec à l’hostilité de la société aux lois du marché ne résiste pas à l’examen des faits. A ce propos, rappelons que lors de l’analyse des deux expériences algériennes de transition vers le marché (1989/1994) et (1994/1998), nous avons montré que malgré leur existence, les oppositions aux réformes n’avaient pas atteint l’ampleur suffisante pour bloquer, et encore moins remettre en cause, les processus réformistes engagés par l’Etat. En effet, l’histoire économique algérienne des années 1990 ne relève l’existence d’aucun mouvement social conduit par un parti politique ou un syndicat, inscrit implicitement ou explicitement contre les projets de réformes initiés par les pouvoirs publics. Cependant, il faut convenir que cette absence d’opposition claire ne signifie pas l’adhésion totale de la société aux réformes économiques initiées. A l’évidence, l’hostilité de pans entiers de la société au marché existe, mais elle ne l’était ni pour des raisons culturelles, ni suffisamment importante et organisée au point de pouvoir faire avorter les projets de réformes engagés328.

A l’instar des pays confrontés à la transition vers le marché, de nombreux segments de la société algérienne manifestent une certaine hostilité aux lois du marché. Cette dernière qui existe notamment au sein des travailleurs, des fonctionnaires, des paysans et des couches sociales défavorisées, exprime la crainte d’être livrée à l’impitoyable loi du plus fort sans la protection de l’Etat qui promettait, dans un passé récent, la garantie de l’emploi, du logement, des soins, etc. Elle est loin d’être irrationnelle, bien au contraire si par rationalité on entend la défense des acquis sociaux et des intérêts matériels. Mais cette hostilité que l’on a qualifié de rationnelle, voire même de légitime, est restée passive et au stade des consciences dans le sens où elle ne s’est pas cristallisée dans un mouvement d’opposition franchement hostile aux réformes. A ce propos, il y a lieu de faire remarquer qu’en Algérie, l’état des rapports de force entre la société civile et l’Etat ne permettait pas à la première de faire avorter les projets du second. En effet, la situation sécuritaire prévalant à l’époque et le caractère foncièrement autoritaire de l’Etat était suffisamment dissuasifs pour empêcher toute opposition aux réformes économiques que l’Etat « voulait » mettre en œuvre. Ceci pour souligner que l’hypothèse voulant responsabiliser la société de l’échec de la transition algérienne vers le marché est faible pour ne pas dire erronée.

Notes
324.

Pour plus de détails sur les enseignements de l’école de la régulation appliquée à l’économie algérienne, nous recommandons particulièrement la lecture de la thèse de Doctorat de S. Bellal, intitulé  La crise du régime d’accumulation en Algérie : une approche par la régulation », soutenu sous la direction de H. Amarouche, ENPS, Alger 2010.

325.

Les citations de D.North contenues dans ces paragraphes sont rapportées par B. Chavance, L’Economie institutionnelle, La Découverte, Paris 2007.pp.65.68.

326.

Les comportements hérités de la période d’avant les réformes (une sorte d’habitus). Les comportements induits sont des réactions ex-post produites par les pertes d’acquis provoquées par la réforme.

327.

Dans les systèmes politiques non démocratiques les institutions sont figées et elles ne changent qu’a coups de révolutions et de contre révolutions.

328.

Il convient de souligner que les oppositions dont il s’agit ici se limitent à celles des acteurs non étatiques, travailleurs, syndicats, partis d’opposition, etc.