Introduction générale

Ce travail de thèse part d’une interrogation professionnelle, en tant que psychologue clinicien, concernant la question sociale de la précarité saisie comme nouveau risque social. Au cours de nombreuses consultations psychologiques réalisées auprès de personnes en situation de précarité sociale, j’ai pu faire le constat que je partageais avec ces personnes un même horizon normatif, horizon tout entier contenu dans le poème de Rudyard KIPLING, If. Ce poème incarne pour moi, d’une certaine manière, cette représentation de l’individu souverain dont nous parle Alain EHRENBERG1. Si tu veux être un homme mon fils, tu dois être censé résister au monde, capable de tenir et de te tenir, même dans les pires moments lorsque ton monde social s’effondre, ou encore (pire) même lorsque l’incertitude (du If) permanente régit ta « vie ordinaire »2. Pour ce faire, il ne tient qu’à toi d’aller chercher, notamment dans tes réseaux, les supports qui te permettront, par leur agencement singulier, de te tenir de l’intérieur. Si devenir un homme, c’est d’abord avoir le souci de soi et s’affirmer sujet de sa propre vie, l’ « homme précaire »3 est alors sans cesse rappelé à ses démons, au caractère incertain de son destin, au chaos qu’il porte en lui-même. Avoir une conscience plus aiguë de sa liberté et revendiquer une autonomie plus forte s’accompagnent alors de la conscience du caractère unique et précaire de son existence. Tel pourrait être en quelques mots, le dessein de l’individuation contemporaine auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. L’individu souverain doit apprendre à vivre avec la crainte permanente de son propre effondrement.

S’impose alors une question : si la précarité semble être au cœur du processus d’individuation des membres de « la société du risque »4, comment se raccroche l’« homme précaire » qui n’arrive pas ou plus à être le souverain de lui-même et qui s’effondre de (et dans) la société ?

Pour tenter de répondre à cette question, cette recherche interroge les pratiques de professionnels de la psychiatrie et du travail social dont la mission conjointe est de raccrocher ou d’accrocher, par des pratiques de facilitation d’accès à la prévention et aux soins, ceux qui n’ont pas pu trouver les supports pour accomplir leur individuation. Par la notion de support, nous entendons, à partir des travaux de Danilo MARTUCCELLI5, « cet ensemble hétérogène d’éléments, réels ou imaginaires, tissés au travers des liens avec les autres ou avec soi-même, passant par un investissement différentiel des situations et des pratiques, grâce auxquels l’individu se tient, parce qu’il est tenu, et est tenu, parce qu’il se tient, au sein de la vie sociale. » A travers l’analyse d’un dispositif appelé « Carrefour Santé Mentale Précarité » dans le département de l’Ain, dispositif spécifiquement élaboré pour réaliser cette mission, il s’agit d’interroger la manière dont ces professionnels se mobilisent au chevet de l’« homme précaire ».

Autrement dit, ce travail de thèse s’inscrit dans un questionnement autour des nouvelles formes de gestion du risque social « précarité » qui apparaissent à l’entrecroisement des champs de la psychiatrie et du travail social. Dans un contexte de transformation, opéré depuis la fin des années 80, de l’Etat providence vers ce qu’il est devenu commun d’appeler l’« Etat Social Actif »6,quelles sont les technologies de prise en charge des individus dits « en situation de précarité sociale », présentant un mal-être psychique en lien avec une impossibilité, récente ou plus ancienne, de s’affirmer sujet de leur propre vie ? Si la question des pratiques professionnelles se trouve au cœur de cette recherche, l’analyse des nouveaux risques sociaux et des transformations des politiques de protection sociale qui les accompagnent n’en demeurent pas moins incontournables. L’enjeu est donc d’articuler une analyse des risques sociaux à celle de la reconfiguration des pratiques professionnelles.

Nous partons du constat de l’émergence d’une forme inédite de traitement social et politique de la question de l’exclusion. Dans le cadre des politiques de lutte contre l’exclusion sociale, et plus particulièrement celles visant l’accès à la prévention et aux soins (article 71 de la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions), ont progressivement émergé des « cliniques de la précarité »7 dont la finalité pour l’individu se verrait transformée. Alors qu’autrefois, le traitement des risques « pauvreté » et « exclusion » se structurait principalement autour d’une politique sociale de type assistanciel visant à relever l’individu (à partir du modèle de la psychopédagogie) ou à se mettre à l’écoute du sujet (à partir du modèle de la psychodynamique)8, nous faisons l’hypothèse qu’émergent actuellement des collectifs d’intervention qui, par un travail de reconnaissance du parcours de vulnérabilité des personnes en situation de précarité engagent une pratique spécifique de soin qui relève du care. A travers cette pratique de care, ils cherchent avant tout à maintenir et/ou réparer la sociabilité des personnes en situation de précarité en s’adressant autant à leur corps et à leur subjectivité qu’à l’ensemble des êtres et objets présents dans leur environnement.

Le premier chapitre de cette introduction vise à construire l’objet de la thèse. Pour ce faire, il s’agit d’une part de délimiter le champ pratique de cette thèse, en quoi les transformations simultanées de la psychiatrie et du travail social ouvrent-elles un espace public de traitement clinique de la précarité. D’autre part, il s’agit de présenter les différents éléments de « cadrage » relatifs aux mutations de l’Etat providence et leurs conséquences à la fois sur les pratiques professionnelles (dans les champs de la psychiatrie et du travail social) et sur les processus d’individuation qui les accompagnent.

Le second chapitre vise à présenter la méthodologie de recherche : le choix du terrain, l’élaboration du dispositif d’enquête, la définition de ma posture de recherche en lien avec mon positionnement professionnel. Ce chapitre nous permettra de poser les conditions d’une sociologie de la clinique.

Notes
1.

EHRENBERG A., (1995), L’individu incertain, Paris, Hachette.

2.

LE BLANC G., (2007), Vies ordinaires, Vies précaires, Paris, Seuil.

3.

CHIRPAZ F., (2001), L’homme précaire, Paris, PUF.

4.

BECK U., (2001), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion.

5.

MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 78.

6.

La notion d’Etat Social Actif s’inscrit dans un renouvellement de la justice sociale classique de l’Etat providence - où la solidarité était comprise comme responsabilité collective du bien-être/mal-être des individus - en une notion nouvelle - où la solidarité est pensée comme une manière de donner à chaque individu les moyens lui permettant de réduire au maximum la charge nette qu’il représente pour les autres. En retour l’individu doit peser le moins possible sur l’ensemble des autres individus et donc diminuer ses appels à la solidarité collective. Cf. VIELLE P., POCHET P., CASSIERS I. (dir), (2005), L’Etat social actif. Vers un changement de paradigme ?, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang.

7.

Les cliniques de la précarité est le titre de l’ouvrage collectif dirigé, en 2008, par l’un des principaux précurseurs et acteurs de l’articulation entre travail social et psychiatrie dans le champ de la précarité ; Jean FURTOS. Nous aurons largement l’occasion de revenir, tout au long de ce travail de thèse, sur le rôle de ce psychiatre et de l’observatoire qu’il dirige l’ONSMP (Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité).

8.

ION J., LAVAL C., RAVON B., « Politiques de l’individu et psychologies d’intervention : transformation des cadres d’action dans le travail social » dans CANTELLI F, GENARD J-L, (2007), Action publique et subjectivité, Ed L.G.D.J, Série Politique 46, Col Droit et société, p. 157-168.