Depuis une quinzaine d’années, nous constatons l’émergence d’un questionnement de santé publique autour de la nouvelle catégorie de risque social « précarité ». Parmi les « gestionnaires » de ce risque, les cliniciens appréhendent généralement cette précarité comme un « processus de précarisation » dont les causes seraient liées à tout un ensemble de ruptures de liens sociaux, culturels, voire politiques9. Face à la croissance de ces problèmes, nous observons de nouvelles formes de collectifs où se coordonnent professionnels de la psychiatrie et professionnels du travail social. Si les patients/bénéficiaires/usagers semblent être en « rupture de liens », les cliniciens, quant à eux, ne cessent de se constituer en collectifs, de tisser des « réseaux » et des « partenariats » à formes multiples10. Les dispositifs qui en découlent semblent être en passe de devenir des lieux communs où l’on tente de faire tenir ensemble des interventions cliniques qui se considéraient jusque-là mutuellement comme hétérogènes (sociales, éducatives, psychologiques, psychiatriques). Ces dispositifs, que Jacques ION qualifie de « socio-psychiques » 11 car ils conjuguent accompagnement social et soin psychique, se donnent à voir dans ces nouvelles interventions dites « cliniques de la précarité », cliniques qui prennent diverses appellations en fonction des types d’atteinte qu’elles cherchent à traiter : « clinique de la casse » 12, « clinique psychosociale » 13, « clinique de l’infortune » 14, « clinique de la désocialisation » 15 ou encore « clinique des ruptures des liens » 16. Toutes ces cliniques ont en commun le souci de soigner une « souffrance psychique » qui émerge dans le social.
Parce que nous observons que ces nouveaux collectifs d’intervention se déploient en même temps que se réagencent en réseau et localement les champs sanitaires et sociaux17, il s’agit pour nous d’interroger la manière dont se transforment aujourd’hui les politiques sanitaires et sociales d’action publique.
Ce travail interroge le cadrage public de ces collectifs d’intervention, notamment dans ce qu’ils donnent à voir de la traduction d’une politique publique : la politique d’accès à la prévention et aux soins des personnes en situation de précarité. L’accès à la prévention et aux soins est une politique nationalemenée, dans toutes les régions françaises depuis 1998, au nom de la lutte contre l’exclusion - article 71 de la loi du 29 juillet 1998. Cette politique est définie comme un programme global visant à faire accéder au droit commun les personnes en situation de précarité qui, tout en jouissant d’une égalité formelle, ne peuvent accéder comme n’importe quel citoyen aux services de santé. Cette politique vise explicitement le développement de l’accessibilité des personnes en situation de précarité, entendons par là leur capacité à entrer dans un parcours sanitaire et social ayant pour visée l’insertion sociale.
A travers la mise en place de cette nouvelle loi, le domaine de l’insertion est progressivement devenu en France un continuum de politiques18 où se multiplient de nouveaux cadres d’interventions19 d’aide à la personne, moins juridiques, moins hiérarchiques, plus transversaux20. Dans ces différents dispositifs, les situations d’interdépendance entre les acteurs du sanitaire et ceux du social tendent à se multiplier autour de problématiques conjointes. Cela peut être, entre autres, la souffrance que ces acteurs ressentent du fait de leur situation de « première ligne », le fait qu’il faille « faire avec » la non-demande des usagers/patients, la reconnaissance commune des défaillances de leurs institutions et des restrictions budgétaires, autant de mises en réflexivité commune d’une expérience clinique de la précarité qui se heurte aux prises en charge habituelles et aux pratiques institutionnelles de la psychiatrie et du travail social21.
Les modes de traitement des risques sociaux, tout comme la notion de risque social, ne sont pas des données naturelles et définitives. Il s’agit plutôt de constructions sociales susceptibles d’évoluer au gré des circonstances historiques et des décisions politiques. Tout au long de la période des Trente Glorieuses, l’Etat social n’a eu de cesse de développer des politiques assistancielles de protection sociale en étendant constamment la notion de risque22. A partir des années 80, dans un contexte de crise du mode de régulation fordiste de l’Etat providence23, ces politiques assistancielles sont fortement critiquées24 puis remises en question, d’une part, parce qu’elles sont considérées à la fois comme un frein à l’investissement et comme un facteur de dépendance (welfare dependency) et, d’autre part, parce qu’elles se heurtent à l’émergence d’un nouveau clivage social qui nécessite la mise en place d’une protection sociale multisectorisée et donc coûteuse. Alors que pendant la période des Trente Glorieuses, le clivage social reposait sur la position des individus en fonction de leur métier ou de la pénibilité de leur tâche, il repose, à partir du début des années 80, sur une stratification sociale liée à la position de chacun face aux incertitudes et aux risques sociaux de l’existence. Les individus les moins bien positionnés dans cette nouvelle configuration sociale courent le risque d’une « exclusion » quasi-irrémédiable, en même temps que les vainqueurs de la « lutte des places »25 voient leurs parcours sociaux s’individualiser et se complexifier. L’« exclusion » puis la « précarité » deviennent les principaux risques sociaux faisant l’objet des politiques publiques des années 80-90.
Le risque social « exclusion » envahit le débat français, à tel point que très vite on ne sait souvent plus très bien de quoi on parle26. Au moment même où ce terme est porté dans l’espace public par les rapports du Commissariat général du Plan27, il fait l’objet de nombreuses critiques qui débouchent sur une spécification de certains de ces aspects. Serge PAUGAM et Robert CASTEL proposent, notamment et successivement, de substituer au terme d’exclusion celui de « disqualification sociale »28 et celui de « désaffiliation »29. A travers l’utilisation de ces termes, ces sociologues rendent visible l’évolution de la problématisation de l’exclusion sociale d’une part, à partir de la thématique de l’inadaptation et du handicap social, où l’exclusion serait la résultante d’un processus de précarisation qualifié par l’absence de reconnaissance sociale (discrimination, mépris) et, d’autre part, à partir de la thématique de la rupture du lien social, où l’exclusion serait la résultante d’un processus de précarisation lié à la perte de tout un ensemble de sécurités (emploi, logement, protection sociale, relationnel, etc.30). La catégorie de « précarité » émerge ainsi progressivement d’une reproblématisation située de l’exclusion, reproblématisation qui vient thématiser à la fois une nouvelle manière de désigner les injustices sociales et un nouveau type d’atteintes et de fragilités.
Cf. FURTOS J., (2000a), « Epistémologie de la clinique psychosociale (la scène sociale et la place des psy) », Pratiques en santé mentale, n°1 ; FURTOS J., « Souffrir sans disparaître », dans FURTOS J., LAVAL C. (dir.), (2005), La santé mentale en actes – de la clinique au politique, Erès ; DOUVILLE O., « Anthropologie du contemporain et clinique du sujet », dans L’évolution psychiatrique, n°69, 2004.
Cf. DEMAILLY L., « Dispositifs institutionnels. Dispositifs interstitiels en santé mentale », dans LAVAL C., RAVON B. (coord.), Réinventer l’institution, Rhizome n°25, 2006,p. 40-44, qui présente une typologie de ces formes (« réseaux et coopérations informels », « dispositifs interstitiels », « dispositifs-réseaux », « réseaux institutionnels »).
Cf. ION J., (2005), Le travail social en débat(s), Paris, Editions La Découverte, p. 9-10 et ION J. et al, (2005), Travail social et souffrance psychique, Paris, Dunod.
FURTOS J., (2000a), op. cit, p. 23-32.
FURTOS J., « Qu'est-ce que la clinique psychosociale ? », Pluriels, la lettre de la Mission Nationale d’Appui en Santé Mentale, n°21, 2000b, article disponible sur le site de la MNASM.
HERMANT E., (2004), Clinique de l’infortune. La psychothérapie à l’épreuve de la détresse sociale, Paris, Le Seuil, Les empêcheurs de penser en rond.
QUESEMAND ZUCCA S., (2007), Je vous salis ma rue, Clinique de la désocialisation, Paris, Stock.
DOUVILLE O., op. cit., 2004, p. 31-47. Dans la même veine, certains auteurs parlent plutôt de « fragilité des liens » (CHARRETON G., COLIN V., DUEZ B., « A la rencontre de sujets SDF, demandes de traces ou traces de demandes ? », dans Rupture des liens, clinique des altérités, Psychologie clinique, n°16, 2004) ou de « mélancolisation du lien social » (DOUVILLE O., « Mélancolie d’exclusion. Quand la parole divorce du corps et retour », dans De RIVOYRE F., (2001), Psychanalyse et malaise social. Désir du lien ?, Toulouse, Eres).
DEMAILLY L., BRESSON M. (dir), (2005), Les modes de coordination entre professionnels dans le champ de la prise en charge des troubles psychiques », Convention IFRESI/DREES-MIRE/INSERM avec la participation du CCOMS France.
En plus de la loi du 29 juillet 1998 et les multiples circulaires des Programmes Régionaux d’Accès à la Prévention et au Soin, nous retrouvons cette incitation à la perméabilité entre le sanitaire et le social dans le volet psychiatrique du Schéma Régional d’Organisation Sanitaire, le Plan Psychiatrie et Santé Mentale 2005-2008, le volet « hébergement et réadaptation sociale » du schéma départemental d’organisation sociale et médico-sociale, le programme départemental d’insertion.
Gilles JEANNOT (2005) relève dans un document issu d’une DDASS, plus d’une centaine de dispositifs en lien avec la mise en œuvre de la loi de lutte contre l’exclusion (cf. annexes de l’introduction – Liste (non exhaustive) des dispositifs de la loi de 98). JEANNOT G., (2005), Les métiers flous. Travail et action publique, Toulouse, Octares Éditions, p. 98-99.
ASTIER I., (2007), Les nouvelles règles du social, Paris, Le Lien social, PUF.
Cf. aussi à ce sujet : JAEGER M., (2006), L’articulation du sanitaire et du social. Travail social et psychiatrie, Paris, Dunod.
Par exemple : les risques santé et vieillesse (face à l’augmentation de l’expérience de vie), les secours portés aux régimes en difficulté (régimes spéciaux, intermittents), les risques liés à la transformation de la famille, etc.
Ce contexte de crises de l’Etat providence porte sur : une crise de son financement (à la suite de l’augmentation croissante des coûts de santé, de l’installation durable du chômage de masse, des évolutions démographiques et familiales - vieillissement-), une crise d’efficacité (liée à l’incapacité de l’Etat de résoudre les problèmes d’exclusion), une crise de légitimité puisque la finalité et la gouvernance de l’Etat providence sont devenues confuses entraînant une incompatibilité avec l’ensemble des mécanismes de régulation socio-économique. Cf. CASSIERS I., LEBEAU E., « De l’Etat providence à l’Etat social actif. Quels changements de régulation sous-jacents ? » dans VIELLE P., POCHET P., CASSIERS I. (dir), (2005), op. cit., p. 109.
Cf. aussi ROSANVALLON P., (1981), La Crise de l’Etat providence, Paris, Seuil.
La critique vient, entre autres, des économistes de l'école néoclassique. Selon eux, la protection sociale est une des causes de la crise car les cotisations sociales entraînent des surcoûts salariaux qui freinent l'embauche et incitent le travail au noir. De plus, ils affirment que la protection sociale incite les individus à l'oisiveté ou les déresponsabilise. CASSIERS I., LEBEAU E., ibid., p. 110.
TABOADA LEONETTI I., DE GAULEJAC V., (1997), La lutte des places. Insertion et désinsertion, Paris, Desclée de Brouwer.
MACLOUF P., « L’insertion, un nouveau concept opératoire des politiques sociales ? », dans CASTEL R., LAE J.F, (1992), Le Revenu Minimum d’Insertion, une dette sociale, Paris, L’Harmattan, p. 121-143, et PAUGAM S., « L’exclusion, usages sociaux et apports de la recherche », dans BERTHELOT J.-M., (2000), La sociologie française contemporaine, Paris, PUF, p. 155-171. Cf. aussi PAUGAM S., « Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion, le point de vue sociologique », Genèses, Juin 1998, p. 138-159.
Cf. notamment FRAGONARD B., (1993), Cohésion sociale et prévention de l'exclusion, XIe Plan, Commissariat général du plan.
La notion d’exclusion est cependant beaucoup plus ancienne. Elle apparaît en 1964 dans un essai publié par Pierre BERNARD et Pierre MASSE, secrétaire général au Plan, intitulé Les dividendes du progrès (Ed du Seuil). Elle est également utilisée par Jacques KANFLER dès 1965 dans son rapport L’exclusion sociale, Etude de la marginalité dans les sociétés occidentales, Bureau de Recherches sociales, pour désigner les phénomènes de pauvreté non résolus par la seule croissance économique.
« […] les populations en situation de précarité économique et sociale, connue des travailleurs sociaux, font l’expérience de la disqualification sociale en ce sens qu’elles ont conscience de l’infériorité de leur statut et qu’elles se savent désignées comme des « pauvres », des cas sociaux, ou des inadaptés de la civilisation. La disqualification sociale est donc avant tout une épreuve, non pas seulement en raison de la faiblesse des revenus ou de l’absence de certains biens matériels, mais surtout en raison de la dégradation morale que représente dans l’existence humaine l’obligation de recourir à l’appui de ses semblables et des services d’action sociale pour obtenir de quoi vivre dans des conditions décentes. » PAUGAM S., (1991), La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, p. 216.
Il s’agit pour Robert CASTEL de montrer que l’exclusion constitue la face visible d’un processus dynamique de « précarisation » qui traverse l’ensemble de la société et qui serait lié à la remise en cause des différentes protections qui caractériseraient la société salariale. CASTEL R., (1995) Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard ; Cf. aussi CASTEL R., « De l’indigence à l’exclusion : la désaffiliation » dans DONZELOT J., (1991), Face à l’exclusion, le model Français, Paris, éd. Esprit, p. 137-168.
Cf. à ce sujet WRESINSKI J., (1987), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, séances des 10 et 11 février 1987. Conseil économique et social. Rapport présenté par M. J. Wrésinski, Paris, Direction des journaux officiels.