II. Le parcours de vulnérabilité du « sujet social » : l’objet des cliniques de la précarité ?

Aujourd’hui, au-delà de son caractère polysémique et des nombreux recouvrements des termes qui lui sont généralement associés (pauvreté, exclusion, inégalité, inéquité, désaffiliation, solidarité, protection, etc.), la catégorie de « précarité » a pris dans la société française une importance croissante. Nombreux sont ceux qui, comme le soulignait BOURDIEU, considèrent que « la précarité est aujourd’hui partout, […] le nombre [de précaires] s’accroît chaque jour, à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence »31. On l’associe empiriquement à certains âges de la vie (personnes âgées dépendantes, orphelins et enfants abandonnés, adolescents difficiles, etc.), au genre (femmes victimes de violence, harcèlement moral, etc.), à des problèmes physico-pathologiques (maladies chroniques ou invalidantes, épidémies), à des problèmes socio-psychologiques (alcoolisme et diverses addictions, souffrance psychique, dépression, etc.), à des facteurs proprement sociaux (pauvreté, illettrisme, migrations, délinquance, logement, emploi, etc.), voire des événements potentiellement traumatiques (violences contre les personnes, maltraitance des enfants, attentats, catastrophes naturelles, accidents biographiques, exils, etc.). Ainsi, la précarité peut être vécue indifféremment comme une atteinte plus ou moins organique, psychique, sociale, morale voire politique.

Pour certains auteurs, la précarité serait une forme culturelle d’anticipation (on parle de prévenir le risque d’apparition de la précarité) qui s’allie, selon les discours, à la « flexibilité » qui serait la condition moderne du progrès ou à cette « insécurité » fondamentale qui serait désormais le lot de la plupart. La notion de précarité serait indissociée de celle de « vulnérabilité » tant elle a à voir avec l’incertitude d’un avenir, d’un possible, qui finit toujours par toucher la personne elle-même dans ses pratiques les plus quotidiennes, dans son parcours le plus ordinaire32.

Si la précarité est associée de la sorte aux « maux ordinaires » de notre société, c’est qu’elle n’est pas sans lien avec une certaine radicalisation de la modernité, l’extension du néolibéralisme et de certains processus d’individuation qui l’accompagnent (injonctions sociales à la responsabilité personnelle, l’autonomie, le souci de soi, l’authenticité)33.

La notion de « précarité » interroge certes le pathologique mais, bien souvent, en négatif, elle porte sur le normal et les différents degrés de souffrances qui traversent toute vie ordinaire en société. Si aujourd’hui, il s’agit de devenir soi, par soi-même, et d’atteindre le « bien-être », l’échec de ce processus d’autoréalisation de soi entraine une forme de « mal-être », de « souffrance psychique », saisie notamment par un certain nombre de professionnels de la santé mentale qui disent s’inscrire dans le champ des « cliniques de la précarité ».

Selon ces professionnels, avec les « cliniques de la précarité », « il ne s’agit plus de décrire la personnalité du sujet isolé de son environnement, mais de décrire le « sujet social », c'est-à-dire d’analyser à la fois son vécu par rapport à la société et le contexte socioculturel qu’elle lui impose »34. Les travailleurs sociaux, comme les professionnels de la psychiatrie, ont affaire dans leur travail quotidien à des personnes qui, du fait de leur précarité, ne sont pas en mesure de formuler une demande d’aide. Naviguant entre une ingérence de principe et une attente de demande en bonne et due forme, ces professionnels tentent alors d’inventer des pratiques thérapeutiques dont l’originalité consiste notamment dans le fait qu’elles contextualisent, en permanence et sociologiquement, les symptomatologies qu’elles observent ainsi que leur risque de résurgence. Cette contextualisation semble passer par une prise en compte systématique de la vulnérabilité des attachements (famille, culture, travail, droits, santé, argent, etc.) de la personne en situation de précarité, à commencer par les attachements que constituent les différentes prises en charge sanitaires et sociales.

Le terme d’attachement mobilisé ici, et dans le reste de la thèse, ne fait pas référence à la théorie psychologique de l’attachement de John BOWLBY35 essentiellement basée sur une conception dyadique de la relation mère/enfant mais plutôt à la théorie sociologique de Bruno LATOUR36 qui s’intéresse aux relations entre individus, objets et environnement. Ce qui nous intéresse ce n’est pas seulement de comprendre la nature des attachements, qui sont un moyen pour atteindre un but, mais de comprendre comment ces attachements donnent forme, (re)configurent et transforment, de manière non prédictible, singulière et contextualisée, les relations entre sujets et objets, comment elles produisent de nouvelles modalités d’attachement37. Nous ne pensons pas que ces attachements soient externes aux agencements, aux dispositifs-réseaux, ils en sont constitutifs.

Cette thèse interroge ainsi la manière dont les cliniques de la précarité prennent pour objet la vulnérabilité des attachements du « sujet social ». Parce que, comme nous le verrons, cette vulnérabilité des attachements se donne à voir, en premier lieu, pour les professionnels de la psychiatrie et du travail social, dans les vécus d’impasse de prise en charge qu’ils partagent lorsqu’ils se constituent en collectifs d’intervention, nous serons tout particulièrement attentifs au regard que portent les cliniciens au parcours de vulnérabilité de la personne en situation de précarité. Autrement dit, nous verrons comment le parcours de vulnérabilité des attachements de la personne devient l’objet de toute l’attention clinique du fait même que les problématiques d’attachement plongent les professionnels du réseau sanitaire et social de cette personne dans des situations d’impasse.

Notes
31.

BOURDIEU P., (1998), « Le mouvements des chômeurs, un miracle social », Contre feux, Paris, Raisons d’agir, p. 95 et 102-104.

32.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 49.

33.

Cf. par exemples : GIDDENS A., (1994), Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan ; BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

34.

DARCOURT G., (2008), dans Les cliniques de la précarité, Préface, p.IX.

35.

Pour BOWLBY, l'attachement est un besoin primaire, comme le fait d'être nourri. Pour s'attacher à un adulte, le bébé développe un ensemble de réactions et comportements afin de s'assurer de la présence, de la proximité et de la disponibilité de la figure maternelle. Cet attachement existe chez tous les primates, mais il est vital pour les humains qui sont les plus démunis à la naissance, les plus longtemps dépendants de soins d'un adulte. Cependant l'attachement, loin de n'être qu'une dépendance, est un moyen pour l'enfant de développer un sentiment de sécurité qui lui rendra possible l'exploration du monde autour de lui puis l'autonomie.

36.

« […] la question ne se pose plus de savoir si l’on doit être libre ou attaché, mais si l’on est bien ou mal attaché […]. S’il ne s’agit plus d’opposer attachement et détachement, mais les bons et les mauvais attachements, il n’y a qu’un seul moyen pour décider de la qualité de ses liaisons : s’enquérir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, apprendre à être affecté par eux. […] Seuls m’intéressent et me rassurent ceux qui parlent de substituer des attaches à d’autres, et qui lorsqu’ils prétendent défaire des liens morbides, me montrent les nouveaux liens salvateurs, sans jamais attirer l’attention sur le sujet maître de soi, maintenant sans objet. » LATOUR B., « Factures/factures : de la notion de réseau à celle d’attachement », dans MICOUD A., PERONI M., (2000), Ce qui nous relie, Saint-Étienne, L’aube éditions, p. 192.

37.

Plutôt que de s’intéresser au poids des déterminismes entre l’individu et la société, Bruno LATOUR « […] s’intéresse à la multitude de ce qui fait agir. Dans le premier cas on va parcourir l’espace qui va des sujets aux structures sociales, dans le second on va parcourir des espaces qui ne rencontrent jamais ni l’individu ni la société puisque toutes les mises en mouvement dépendent de la nature des attachements et de la capacité qu’on leur reconnaît de faire ou non exister les sujets qui leur sont attachés. Aux sociologies qui jouent sur la gamme des libertés et des déterminations, s’oppose une sociologie des ‘’faitiches’’, des moyens, des médiations, autrement dit, là encore des bons et des mauvais attachements » LATOUR B., dans MICOUD A., PERONI M., (2000), op. cit., p. 195.