L’émergence des « cliniques de la précarité » est indissociable des transformations des politiques publiques visant à promouvoir la santé mentale en coordonnant psychiatrie et travail social. Elles sont directement issues des évolutions de la définition de la santé comprise comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »38. Dans cette conception de la santé proposée par l’OMS, la santé mentale serait un moyen de parvenir à la santé dans la mesure où elle permet de développer un large éventail d’activités qui relèvent directement ou indirectement du « bien-être ». En 1994, le Haut Comité de la santé publique, tout en retenant cette définition, ajoute l’importance du « caractère adaptatif de la santé » : « santé et maladie sont les résultats de processus faisant intervenir la relation de l’individu à la société. »
D’un point de vue critique, avec de telles propositions, les champs d’intervention de la santé mentale apparaissent comme étant aussi transversaux que son objet est indéterminé (le mal-être, la non santé, tout ce qui ne relève pas de la pathologie). Comme le souligne Alain EHRENBERG, « le caractère adaptatif de la médecine de la santé, impliquant « une élaboration psychologique complexe », est le vecteur introduisant la santé mentale non seulement dans tout le sanitaire, mais aussi dans toute la vie sociale. »39 La santé mentale devient « une référence transversale qui travaille et reformule l’ensemble des relations normal-pathologique : elle est l’expression d’une réorganisation des rapports entre maladie, santé et socialisation. »40 Du même coup, alors que la gestion des risques sociaux liée à l’exclusion dépendait jusque-là des politiques de protection sociale, et plus particulièrement des politiques d’insertion, l’émergence concomitante de la catégorie « précarité » et des nouvelles politiques de santé mentale entraîne une reconfiguration à la fois des technologies de traitement de l’exclusion (le travail social), et des technologies de traitement du mal-être (la psychiatrie).
Du côté du travail social tout d’abord, en France, l’évolution des conceptions de l’intégration sociale, de l’exclusion à la précarité, s’est avérée déterminante sur le cadre institutionnel des pratiques professionnelles. Comme le rappelle Bernard EME41, l’insertion est d’abord née d’initiatives associatives et militantes des années 70 des acteurs de terrain à la recherche de nouveaux modes d’intervention du travail social. Ce n’est que dans un second temps que celles-ci se sont trouvées « instrumentalisées » en quelque sorte par les pouvoirs publics, avec l’élargissement à un groupe toujours plus grandissant de la catégorie « précarité » (chômeurs, travailleurs peu qualifiés, bénéficiaires des revenus minimum, qui ont constitué, à partir de la fin des années 80, tous ceux que l’administration a nommés « publics prioritaires »). Plusieurs transformations de la question sociale ont concouru à orienter les pratiques et favoriser de nouvelles initiatives. La réémergence de la pauvreté (désignée au milieu des années 80 comme « nouvelle pauvreté »), la montée du chômage et de la sélectivité du marché du travail, le chômage de longue et de très longue durée se sont combinés pour modifier profondément, à la fois la tradition du travail social et les initiatives innovantes d’insertion (CHRS42, missions locales), mais aussi les politiques dites « spécifiques » de l’emploi, prenant de plus en plus d’ampleur à partir des années 1980. Ainsi avec l’arrivée du RMI, en décembre 1988, « toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence »43. Comme pour le « bien-être » en santé mentale, à partir de cette loi, l’insertion se retrouve, orientée par l’impulsion des politiques publiques, propulsée dans un champ hétérogène regroupant des mesures qui appartenaient jusque-là à des secteurs bien séparés : insertion par le travail, insertion par l’économique, insertion par le logement, insertion par la santé et insertion par la santé mentale. Promouvoir l’insertion revient alors à compenser les inégalités face à l’éducation, l’emploi, la santé, le logement, tous les déterminants de la « précarité » qui risquent de réduire les chances d’accéder au « bien-être ». La mise en place de ces mesures d’insertion nécessite alors que les travailleurs sociaux se rapprochent des professionnels du « bien-être » : les professionnels de la psychiatrie et de la santé mentale (cf. le cas exemplaire des psychologues RMI44).
Du côté de la psychiatrie ensuite, la question de la santé mentale réapparaît45 en 1985 dans la perspective d’approcher de manière « globale » les « problèmes mentaux » des populations. Cette « approche globale » nécessite l’intégration de réflexions sociologiques qui étaient jusque-là très éloignées des considérations pratiques des psychiatres. Il s’agit notamment de contextualiser socialement l’émergence de « maladies mentales » qui ne nécessitent pas forcément un traitement relevant de la psychiatrie publique46. Cette volonté de contextualiser socialement la maladie mentale se donne également à voir, à partir de 1992, dans la mise en place du tronc commun de formation des infirmiers, et donc la disparition du diplôme d’infirmier en psychiatrie, la déstigmatisation des « malades mentaux » se traduisant d’abord par une despécification de la psychiatrie. Plutôt que d’exercer une psychiatrie surplombante, classificatrice, qui enferme, les pouvoirs publics demandent aux professionnels de la psychiatrie de placer au centre de leurs pratiques le patient, non plus considéré comme un « malade » mais comme une « personne ».
En 1995, année législative fournie où apparaissent notamment le code de déontologie médicale et la charte du patient hospitalisé, paraît le rapport STROHL-LAZARUS47. Pour la première fois en France, des auteurs appartenant à la psychiatrie cherchent à montrer que la « souffrance psychique » des « personnes en situation de précarité », est une souffrance qui peut impliquer, à terme, un recours à des soins, et ce d'autant plus que la situation est depuis longtemps installée, même s'il ne s'agit pas de maladie mentale48. Avec ce rapport, les problématiques de « précarité » et de « souffrance psychique » relèvent directement de la psychiatrie dans le cadre de son redéploiement « santé mentalisé » vers le social. Il ne s’agit plus tant de mettre en œuvre une psychiatrie qui soigne, au sens médical de cure, dans l’institution, que de mettre en œuvre une psychiatrie qui doit prendre soin, au sens de care,dans la communauté, prévenir49 les risques d’apparition de la « souffrance psychique » partout où, dans le social, elle est susceptible d’émerger50. Dans un contexte où la psychiatrie publique se débat avec une diminution sévère de ses moyens (pénurie des psychiatres, restrictions budgétaires, fermeture de lits, manque de structures alternatives), il s’agit de développer tout un ensemble de dispositifs de proximité visant à aller vers les « personnes en souffrance », dans la communauté, en établissant de nouveaux partenariats avec les acteurs sociaux et d’autres secteurs (logement, emploi, culture, services sociaux, droits de l’homme, santé en général, etc.), en renforçant leur place en tant qu’usager de santé mentale (loi du 4 mars 200251), bref en tentant de participer à ce que Bernard KOUCHNER, alors ministre délégué à la santé, propose d’appeler la « Démocratie sanitaire »52. Alors que certains psychiatres voient dans ces pratiques un nouvel outil de normalisation sociale par la psychiatrisation des foules, les cliniciens de la précarité trouvent une légitimité pour leur développement tout en restant critiques des nouvelles formes d’injonction (responsabilisation, activation) qui les traversent. Les nouveaux programmes de santé publique, notamment les Programmes Régionaux d’Accès à la Prévention et aux Soins (PRAPS) puis ensuite les Programmes Régionaux de Santé publique (PRSP) et toute une série de rapports53 proposent d’encadrer le traitement de ces problématiques nouvelles de « souffrances psychiques »54 liées à des situations d’exclusion et de précarité sociale.
Comme le soulignent Sandra LAUGIER et Pascale MOLINIER, le mot care, courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par soin, attention, sollicitude, concernement55. Le concept de care fait référence aux travaux d’un certain nombre de féministes56, pour la plupart philosophes, qui s’intéressent à l’action de se préoccuper des personnes vulnérables, en particulier celles « dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue et quotidienne »57. Pour Joan TRONTO, « au niveau le plus général, la sollicitude connote une forme d’engagement […] Premièrement, elle implique de tendre vers quelque chose d’autre que soi : elle n’est ni autoréférentielle ni autocentrée. Deuxièmement, elle suggère implicitement qu’elle va conduire à entreprendre une action. […] Le care est à la fois une pratique et une disposition.»58
Nous pensons que les cliniciens de la précarité mettent en œuvre une pratique spécifique de soin qui relève du care dans la mesure où ils donnent à voir une activité soucieuse de se laisser guider par autrui (par leurs attachements et en premier lieu par leur attachement réciproque) afin de maintenir et réparer leur « monde », de sorte que tous puissent y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend le corps des personnes en situation de précarité (comme celui des cliniciens), les personnes en situation de précarité (et les cliniciens) et leurs environnements, tous éléments qu’ils cherchent à relier ensemble en un réseau complexe, en soutienà la vie59 . La mise en œuvre d’une telle pratique de care dans le champ de la santé mentale ne va pas de soi et reste peu décrite dans la littérature scientifique. Du fait que les cliniciens se laissent guider par les personnes qu’ils accompagnent, cette pratique de care semble indissociable de l’émergence de formes peu connues de réseaux sanitaires et sociaux de sociabilité où s’entrecroisent différents niveaux de solidarité, individuel et relationnel, d’une part, collectif et institutionnel, d’autre part60. Alors qu’il semble s’agir dans ces réseaux de sociabilité de maintenir quelque chose d’un « lien social basique », d’une « inclusion », selon les termes de Patricia PAPERMAN61, les cliniciens de la précarité font simultanément face à des épreuves quotidiennes en lien avec les nouvelles politiques d’activation qui traversent aujourd’hui la santé mentale.
Selon la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
Cf. http://www.who.int/topics/mental_health/fr/
EHRENBERG A., « Les changements de la relation normal-pathologique, A propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », dans Les impasses de la politique culturelle, Revue Esprit, mai 2004, p. 142-143.
Ibid, p. 144.
EME B., « Aux frontières de l’économie : politiques et pratiques d’insertion », Cahiers internationaux de sociologie, vol CIII, 1997, p. 313-333.
CHRS : Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.
Article 1er de la loi sur le Revenu Minimum d’Insertion.
Cf. LAVAL C., Les réaménagements de la relation d’aide à l’épreuve de la souffrance psychique. L'exemple du dispositif RMI en région Rhône-Alpes, Rapport MRIE, novembre 2002.
La notion de « santé mentale » était en effet déjà présente dans la circulaire de la psychiatre de secteur du 15 mars 1960. A l’époque, et par l’utilisation de ce terme, il s’agissait de déstigmatiser les patients présentant une pathologie psychiatrique lourde en montrant que même les grandes pathologies étaient susceptibles d’évoluer favorablement vers le retour à un certain équilibre psychique. Ce terme était associé aux structures dites « dispensaires de santé mentale » ; ce qui, dans l’esprit, permettait d’alléger l’impact de la catégorie « psychiatrie », qui faisait peur et avait une nette connotation négative.
Rapport de conférence « L’avenir de la santé mentale », Stockholm, 16 au 18 avril 1985, cité par J.-L. ROELANDT, « Psychiatrie citoyenne et promotion de la santé mentale », dans Psychiatrie et santé mentale. Innovations dans le système de soins et de prise en charge, Revue française des affaires sociales, n° 1 – janvier-mars 2004, p. 206-207.
Rapport STROHL-LAZARUS, (1995), Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », DIV/DIRMI.
Ibid, p. 16.
Nous pouvons observer que la psychiatrie « santé mentalisée » commence à s’orienter, dans les textes, vers des pratiques de prévention, d’une part à travers le rapport JOLY, Prévention et soins des maladies mentales (Conseil économique et social, 1997) et, d’autre part, à travers une circulaire qui demande la création d’un réseau national de cellules d’Urgence Médico-Psychologiques.
Cf. en 2001 le rapport mondial sur la santé, Santé mentale : non à l’exclusion, oui aux soins (Organisation Mondiale de la Santé), et les rapports de ROELANDT en 2001 et 2002 qui signeront définitivement la volonté politique de passer de la psychiatrie à la santé mentale.
ROELANDT, (2002), La démocratie sanitaire dans le champ de la santé mentale, la place des usagers et le travail en partenariat dans la cité, rapport remis au ministre délégué à la santé.
Cf. le rapport ROELANDT, (2002).
Cf. Le Plan Santé Mentale KOUCHNER, (2001), L’usager au centre d’un dispositif à rénover, document de synthèse du groupe de travail ministériel, Prise en charge de la souffrance psychique et des troubles de la santé mentale dans les situations de précarité et d'exclusion.
En 2003, les rapports PARQUET (Souffrance psychique et exclusion sociale, rapportremis à la secrétaire d’Etat à la lutte contre la précarité et l’exclusion ) et CLERY-MELIN, KOVESS, PASCAL (Plans d’action pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale, remis au ministre de la sante, de la famille et des personnes handicapées) légitiment ces nouvelles pratiques dite « santé mentale précarité » en montrant que le lien entre trouble psychique et exclusion fonctionne dans les deux sens.
« La souffrance psychique survient lorsque les mécanismes d’adaptation et de défense du sujet sont dépassés, lorsque les habiletés sociales sont mises à mal. Ce débordement des capacités d’adaptation peut être la conséquence d’évènements et de situations traumatisants ou déstabilisants marquées et identifiables dans le temps ou être secondaire à la répétition ou au cumul d’évènements et de situations dont le caractère traumatique et déstabilisant est moins évident. » Rapport PARQUET, (2003), op. cit., p. 31. Un autre rapport fera des constats similaires concernant un lien fort entre trouble psychique et précarité (marginalisation) : « [...] s’il n’est pas établi que les difficultés sociales produisent systématiquement des problèmes de santé mentale, il est largement démontré cependant que leur présence rend la guérison beaucoup plus improbable, une fois que ces problèmes sont constitués. Enfin la présence d’un trouble psychiatrique grave et durable peut entraver considérablement l’intégration sociale d’un individu, même si une prise en charge adéquate, médicale et sociale, permet parfois d’en éviter la marginalisation. » Rapport CLERY-MELIN, KOVESS, PASCAL, (2003), op. cit., p. 8.
LAUGIER S., MOLINIER P., « Politiques du care » dans la revue Multitudes, n°37-38, Politique du care, Micropolitiques de l’habitat non-ordinaire, Editions Amsterdam, Automne 2009, p. 74.
GILLIGAN C., (2008), Une voix différente, Paris, Champs-Flammarion ; LAUGIER S., MOLINIER P., PAPERMAN P., (2009), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot.
Ibid, p. 74.
TRONTO J., (2009), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, Editions La Découverte, p. 143-145.
Cette proposition s’inspire de la définition du care proposée par Joan TRONTO et Berenice FISCHER dans « Toward a feminist theory of care », in ABEL E., NELSON M. (dir), (1991), Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives, State Universtity of New-York Press, Albany, NY, p. 40.
Ces différents niveaux sont décrits par Claude MARTIN dans un article où il avance la notion de social care. Cette notion permet, selon l’auteur, « d’aborder le problème que soulève l’articulation entre ces formes primaires de solidarité qui ont cours dans les réseaux de sociabilité – le « souci d’autrui » - et les formes socialisées et collectives de solidarités, qui permettent aux individus et aux groupes de faire face aux risques de l’existence. » MARTIN C., « Qu’est-ce que le social care ? Une revue de questions », Revue Française de Socio-économie, 2008/2, n°2, p. 27-42.
« L’attention à l’autre concret, aux particularités des situations appelant une réponse (une réaction, une prise en considération) construit un lien social basique dont l’absence pointe a contrario l’importance et la signification proprement humaine de ces soins et de cette sorte d’attention. Un genre d’attention, une façon de prendre soin qui ancre la valeur de cette particularité dans un monde familier de la sorte qu’en ce point au moins, cet individu reçoive reconnaissance au sens que lui donne A.Honneth. Mais ce n’est pas seulement la constitution de la personne que le care contribue à façonner qui importe ; c’est aussi l’assurance d’un ancrage, d’un sentiment d’appartenance en l’absence duquel il serait sans doute difficile de donner un contenu à ce que faire société veut dire. Cette manière de se relier à chacun comme personne particulière, le souci de maintenir la relation en cas de conflit d’intérêt font de cette orientation envers autrui l’opérateur d’un lien social basique, d’une inclusion. » PAPERMAN P., « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans PAPERMAN P., LAUGIER S., (dir.), (2005), Le souci des autres. Ethique et politique du care, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 294.