IV. La santé mentale au risque de l’activation

Les transformations des politiques de psychiatrie et du travail social vers la santé mentale s’inscrivent dans le contexte historique de crise majeure du mode de régulation fordiste de l’état providence en lien avec l’extension de nouveaux risques sociaux dont l’« exclusion » puis la « précarité ». Ces transformations entrent dans le cadre de réformes, initiées par l’Etat, pour tenter de sortir de cette crise, réformes inspirées de différents modèles des pays nordiques : celui dit de la « Troisième voie » et le positive social state d’Anthony GIDDENS62, celui d’Etat providence de Gosta ESPING-ANDERSEN et notamment son appel à une « nouvelle architecture » des Etats providence européens63, ou encore celui de Fritz W. SCHARPF et Vivien A. SCHMIDT qui proposent d’aller vers un Etat providence moins vulnérable et plus compétitif64.

Selon le sociologue américain Neil GILBERT65, le modèle dominant dans les démocraties occidentales serait en train de passer d’un Etat pourvoyeur de bien-être (welfare state) à un Etat responsabilisant (enabling state), ou Etat Social Actif, sous prétexte que l’Etat nécessite une perpétuelle adaptation à des changements structurels de la société moderne et du système capitaliste contemporain66. Que ce soit en Allemagne, Belgique, Etats-Unis, Royaume-Uni ou France, la notion d’Etat Social Actif renvoie à une très ancienne conception du collectif, qui est à la base du libéralisme britannique dont le célèbre dicton de Margaret Thatcher (« there is no society, there are only individuals ») fut l’emblème. Ce dicton propose un renouvellement de la justice sociale classique de l’Etat providence - la solidarité comprise comme responsabilité collective du bien-être/mal-être des individus - en une notion nouvelle où la solidarité est pensée comme une manière de donner à chaque individu les moyens lui permettant de réduire au maximum la charge nette qu’il représente pour les autres. En retour l’individu doit peser le moins possible sur l’ensemble des autres individus et donc diminuer ses appels à la solidarité collective67. Cette forme de justice sociale que certains appellent « solidarisme responsabiliste »68 ou encore « solidarité de responsabilisation »69 montre que le principe de responsabilité des individus envers la société s’est substitué au principe de solidarité de la société envers ses membres70. L’Etat social doit aujourd’hui s’adapter aux situations particulières, personnaliser ses moyens dans le but de suivre au plus près les problèmes des personnes en difficulté, permettre aux individus de reprendre pied dans la société. Cette dernière serait devenue un réseau de trajectoires individuelles d’existence, selon notamment les tenants du courant néoexistentialiste 71 , toutes orientées vers l’accomplissement de soi (le soi étant compris comme identité authentique). Il s’agit alors, par exemple, et concernant les demandeurs d’emploi, de promouvoir l’employabilité des chômeurs et des inactifs72 en établissant de nouveaux liens entre politiques sociales et politiques du marché du travail (les premières se voyant subordonnées aux secondes).

Dans cette conception du social, chaque trajectoire individuelle d’existence peut être perçue comme un fil qui tisse la société des individus, donnant à voir un « tissu social » qui, sans être irréductible à l’ensemble des trajectoires qui le forme, sert de support à chacune de ces trajectoires. Dans ce maillage de trajectoires individuelles d’existence, chaque fil est tissé dans le but de s’accomplir, en tant que « personne », en tant qu’auto-identité dynamique (Anthony GIDDENS73 développe l’idée de self-identity). La société est aujourd’hui considérée comme étant d’autant plus juste qu’elle permet aux individus de devenir les acteurs de leur propre existence. L’Etat social actif peut être ainsi considéré comme le « support des supports » permettant de rendre la société aussi juste que possible, par la visée de certains objectifs normatifs et par l’utilisation d’instruments adéquats. « C’est cette notion de support, contrairement à des notions distinctes comme l’intervention ou l’encadrement, qui spécifie l’actualisation contemporaine de l’Etat libéral dans sa vocation activatrice ou proactive : l’ESA [Etat Social Actif] se réfléchit lui-même comme le support de second degré, pourrait-on dire, des trajectoires individuelles d’existence – support destiné à « orchestrer » l’entrelacement dynamique de ces trajectoires de telle sorte qu’elles s’auto-accomplissent le plus possible, à la faveur d’un support de premier degré (le tissu social lui-même) ajusté à la nature propre de ces trajectoires. »74 D’une part, chaque individu prend en charge sa propre trajectoire, et d’autre part la société lui offre le cadre optimal lui permettant de réaliser ce projet.

La protection sociale vise à protéger l’individu contre la survenue de divers risques qui sont généralement pour lui des évènements extérieurs (intempérie, maladie, accident, perte d’emploi, etc.). Dans la logique de l’Etat Social Actif, l’individu, acteur de ce qui lui arrive, est considéré comme sujet d’un risque pour lequel il a eu un rôle plus ou moins actif. En même temps, dans la mesure où la collectivité joue le rôle de dispositif de mutualisation des risques, à chaque déconvenue touchant un individu, c’est l’ensemble de tous les individus qui est frappé. C’est donc à l’individu lui-même de ne pas faire porter le poids de sa prise en charge à la collectivité, de ne pas affaiblir la solidarité collective en venant y puiser trop de ressources. La solidarité de l’individu envers autrui se joue dans cette prévention des risques qu’il fait encourir à la collectivité. Il s’agit alors pour les gestionnaires des risques, travailleurs sociaux et autres professionnels du « bien-être », d’ « activer » l’individu en agissant auprès de lui, et ce quelque soit sa trajectoire sociale, qu’il soit au chômage, en arrêt maladie, ou bien inséré socioprofessionnellement. L’activation de l’individu vise à prévenir les risques à la fois de chute et de rechute pour qu’il ne tombe pas (encore) plus bas que là où il se situe à un moment donné. Plutôt que d’assister des « bénéficiaires » de l’aide sociale, il s’agit aujourd’hui d’activer des « personnes » par la mise en œuvre de programmes sociaux qui répondent à la double justification de l’efficacité et de l’équité, et qui doivent leur permettre de s’en sortir par elles-mêmes. Cette activation va dans le sens d’une préférence systématique accordée à l’engagement des individus sur le marché du travail (l’activité), voire d’une condition d’activité introduite pour l’éligibilité aux prestations (condition qui prendra différentes formes : contrat, projets de toutes sortes, et évaluations)75. L’individu reçoit l’aide lui permettant de s’autonomiser par lui-même à la condition express qu’il s’active76. Autrement dit, les politiques sociales « ne sont plus seulement là pour distribuer des supports objectivés, toujours indéniablement nécessaires pour permettre l’intégration sociale, mais elles cherchent à offrir des possibilités pour reconstruire des capacités de subjectivation, jugées désormais indispensables à l’autoréalisation des individus, elle-même condition complémentaire de l’intégration sociale. »77

Les politiques d’intégration sociale sont l’objet actuellement de transformations importantes dans un certain nombre de pays du monde développé. Si ce mouvement est en grande partie partagé, la manière de traiter l’intégration au niveau national varie d’un Etat à un autre, ne serait-ce parce que tous les Etats ne possèdent pas le même système de protection sociale et de gestion des risques sociaux78. En France, l’intégration des publics en difficulté sur le marché du travail relève depuis la fin des années 70 du domaine de l’« insertion professionnelle », notion qui apparaît dans un contexte de crise de la régulation fordiste ou de la société salariale. Comme l’explique Robert CASTEL, l’« insertion », catégorie de l’incertitude des Etats sociaux, « se donne comme un problème et propose en même temps une technologie pour le résoudre. Elle nomme à la fois la distance par rapport à l’intégration et le dispositif pratique qui est censé la combler. »79

Dans le cadre des politiques d’intégration, Isabelle ASTIER a déjà pu observer que la notion d’insertion émerge en même temps qu’est créé tout un secteur de politique sociale qui représente un continuum de programmes publics regroupant des « minima sociaux », au premier plan desquels figure le Revenu Minimum d’Insertion, des mesures de politique de l’Emploi, des services et des activités sociales80. Les évaluations de ces dispositifs ont montré que leur efficacité reposait sur des valeurs de « solidarité » et de « citoyenneté » qui passent par des techniques appréhendant de manière globale les différents problèmes conduisant à la « précarité sociale »81. Pour lutter contre cette « précarité », il ne s’agirait plus tant de mettre en œuvre des technologies de l’insertion se limitant, en quelque sorte, aux aspects professionnel ou économique conduisant à l’exclusion, il s’agirait plutôt de favoriser la mise en œuvre de technologies qui visent l’accessibilité à la prévention et aux soins des personnes, en étant capable à la fois de désigner les injustices sociales et de prendre en compte tout un ensemble d’atteintes (perte d’autonomie, chômage, pauvreté, problème de logement, violence, mauvaise santé, ruptures de liens sociaux et familiaux etc.). Permettre à l’individu d’accéder à la prévention et aux soins viserait à réduire les risques de fragilisation de son « bien-être » physique, social et mental, bref de sa « bonne » santé mentale. Cette technologie de l’accessibilité à la fois globale (multisectorielle), individualisée (sur la personne) et située (sur le « bien-être »), nécessiterait la mise en œuvre de nouvelles formes d’organisation entre psychiatrie et travail social (dispositif « sociopsychique », dispositif-réseau, collectifs d’intervention) s’inscrivant dans les nouvelles orientations de l’Etat Social Actif.

Dans ce contexte, si les individus aujourd’hui sont tous soumis à ces nouveaux processus d’individuation qui relèvent de l’activation, comment font, d’une part, les individus fragilisés qui n’arrivent pas à prendre en charge leur propre trajectoire, à réaliser leur projet, à se responsabiliser par eux-mêmes, à prévenir les risques qu’ils font encourir à la société, et d’autre part, les professionnels de la protection sociale qui doivent, à la fois pour eux-mêmes et pour ces individus fragilisés, porter ces nouvelles injonctions à l’autonomie. Si, en suivant Robert CASTEL, au nouveau risque social « précarité » répond la technologie « santé mentale », en quoi la coordination des champs de la psychiatrie et du travail social, processus participant au déploiement de la santé mentale, constitue une nouvelle technologie de l’intégration sociale venant faire face au risque « précarité » ? Plus exactement en ce qui concerne notre projet de recherche, comment cette solidarité de responsabilisation agit-elle sur les acteurs de la protection sociale, les cliniciens de la précarité ? Quelles conséquences peut-on observer du point de vue de la relation d’aide et du cadrage des activités cliniques ? S’il s’agit de prendre en charge la souffrance de « nombre d’individus, [qui] en raison de leur trajectoire biographique comme de la nature des exigences du système socio-économique, ne peuvent, momentanément ou durablement, ressortir d’une logique de l’activation »82, comment les cliniciens font-ils pour négocier l’émergence d’une réponse technologique (la santé mentale) relevant justement de cette même activation ?

Si la critique est parfois facile : « l’avènement du problème social de la santé mentale des exclus doit moins être envisagé comme une forme de psychiatrisation des pauvres que comme un aspect du phénomène plus général de production d’un sujet libéral – responsable, autonome, se gouvernant lui-même, sachant s’adapter et faire face à l’insécurité sociale… - auquel participe en particulier le vaste champ des professionnels de la santé mentale »83, il n’existe pas, ou peu, d’analyses effectuées à partir de descriptions ethnographiques des pratiques cliniques au front de la précarité et de la santé mentale84. Reste donc à analyser, dans le cadre des politiques d’intégration sociale de l’Etat Social Actif, le traitement clinique de la précarité permettant à chaque individu à la fois de se prendre en charge par lui-même (perspective libérale) et de s’attacher au monde (perspective relevant de la solidarité).

Notes
62.

GIDDENS A., (1994), Beyong Left and Right : The Future of Radical Politics, Stanford, Stanford University Press.

63.

ESPING-ANDERSEN G., (2001), A New Welfare Architecture for Europe ?, Rapport, http://www.socsci.auc.dk/ccws/students/Esping-A.report_2001_.pdf

64.

SCHARPF F.W., SCHMIDT V.A, (2000), Welfare and Work in the Open Economy, Oxford, Oxford University Press.

65.

GILBERT N., (2002), Transformation of the Welfare State : The Silent Surrender of Public Responsibility, New York, Oxford University Press, p. 43.

66.

CALLINOS A., (2001), Against the Third Way : An Anti-capitalist Critique, Cambridge, Polity Press.

67.

ARNSPERGER C., « L’Etat social actif comme nouveau paradigme de la justice sociale. L’avènement du solidarisme responsabiliste et l’inversion de la solidarité », dans VIELLE P., POCHET P., CASSIERS I. (dir), (2005), op. cit., p. 279-300.

68.

ARNSPERGER C., (2005), op. cit.

69.

SOULET M.-H., « Une solidarité de responsabilisation », dans ION J., (2005), op. cit., p. 86-103.

70.

EWALD F., KESSLER D., (2000), « Les noces du risque et de la politique », Le débat, n°109, p. 71, cité par SOULET M.-H. dans ION J., (2005), op. cit., p. 87.

71.

Avec des auteurs tels que BECK, BECK-GERNSHEIM, GIDDENS, cité par ARNSPERGER C., (2005), op. cit., p. 281.

72.

ORIANNE J.-F., (2005), Le traitement clinique du chômage, Thèse de doctorat de sociologie, Louvain-la-Neuve, Université Catholique de Louvain.

73.

GIDDENS A., (1991), Modernity and Self-Identity, Cambridge, Polity Press.

74.

ARNSPERGER C., (2005), op. cit., p. 282-283.

75.

Comme le souligne SOULET, « l’Etat social a donc dû activer ses ressources en développant le principe de la contrepartie : donnant donnant. D’Etat-bailleur, nous sommes passés à un Etat-souteneur. Plutôt que de verser catégoriellement des prestations à des populations cibles dans l’indistinction des situations particulières, donnons à chacun les moyens spécifiques qui lui sont nécessaires pour faire face aux aléas de son existence et pour reprendre place au sein de la société, tel est le mot d’ordre de cet Etat attentionné. » SOULET M.-H. dans ION J., (2005), op. cit., p. 87-88.

76.

Pour plus de détails sur le passage du modèle de justice sociale solidariste (Etat providence) au modèle responsabiliste (Etat social actif), cf. annexes de l’introduction - Tableau comparatif entre les politiques de protection sociale de l’Etat providence et l’Etat Social Actif.

77.

Ibid, p. 92.

78.

Cf. à ce propos le Rapport 2008 de Mental Health Europe (MHE), From Exclusion to Inclusion – The Way Forward to Promoting Social Inclusion of People with Mental Health Problems in Europe. An analysis based on national reports from MHE members in 27 EU Member States, disponible en ligne sur le site du MHE.

79.

CASTEL R., (1995), op. cit, p. 435.

80.

ASTIER I., (2007), op. cit.

81.

Les études évaluatives menées en France depuis plus de quinze ans montrent que les résultats en termes d’insertion professionnelle des « bénéficiaires » de ces politiques ne sont jamais négligeables : Cf. BOUDER A., CADET J.-P., DEMAZIERE D., (1994), « Evaluer les effets des dispositifs d’insertion pour les jeunes et les chômeurs de longue durée. Un bilan méthodologique », Documents Synthèse CEREQ, n°98, ou BARBIER J-C., PEREZ C., « Evaluer l’efficacité organisationnelle d’un dispositif public : l’exemple des Plans locaux d’insertion économique » dans GAZIER B., OUTIN J-L., AUDIER F., (1999), L’économie sociale, formes d’organisation et institution, XIX Journées de l’AES, Paris, L’Harmattan, Tome I, p. 82-96.

82.

SOULET M.-H., « La reconnaissance du travail social palliatif », dans la revue Dépendances, n°33, décembre 2007, p. 15.

83.

SICOT F., « La santé mentale comme mode de gestion politique de l’exclusion ? La psychiatrie au chevet des assistés dans le cadre d’une protection sociale renouvelée », dans BRESSON M., (2006), La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, p. 81.

84.

Les études relativement récentes intégrant un questionnement sur les problématiques à l’articulation du travail social, de la psychiatrie et de la santé mentale s’intéressent plutôt aux représentations de la santé mentale (cf. par exemple la recherche menée par Claudie HAXAIRE (2002) au Centre de Recherche Psychotropes, Santé Mentale, Société, qui s’intéresse aux « Représentations de la santé mentale et de la souffrance psychique par les médecins généralistes et leurs patients », Projet de recherche MiRe/DREES), aux déterminants sociaux des problèmes de santé psychique (cf. les travaux d’Alain ERHENBERG, (1998), op. cit., ou encore ceux présentés dans l’ouvrage dirigé par Michel JOUBERT, (2003), Santé mentale. Ville et violences, Ramonville Saint-Agne, Erès), aux transformations de la place des usagers des services de santé mentale (DODIER N, (2002), « Les transformations de la place des usagers de santé mentale », Projet MiRe-DREES) ou encore à la formation des psychiatres (PINELL P., « Analyse sociologique de la formation des psychiatres en France, (1968-2000) », Cahiers de recherche de la MiRe, La Documentation Française, n°15, avril 2003).