I. Le terrain de recherche : le Carrefour Santé Mentale Précarité du département de l’Ain

Département frontalier, proche de grandes agglomérations (Lyon, Genève), composé de bassins industriels pour certains sinistrés et de nombreuses zones rurales parfois assez enclavées88, l’Ain regroupe une population diversifiée et de plus en plus exposée aux risques psychosociaux liés à la précarité sociale. Ainsi le Centre Psychothérapique de l’Ain (CPA) constate un fort accroissement des demandes de soin psychique (violences, conduites addictives, repli, marginalisation, autodestruction...) relatives à des conditions de travail difficiles, des tensions conjugales, des problèmes avec les enfants, des angoisses et incertitudes quant à un lendemain précaire, des violences liées à la situation de chômage, ou encore à l’exil. Ces demandes se font alors aux dépens des patients fréquentant habituellement les Centres MédicoPsychologiques (CMP) du département tels que les « dépressifs », les « psychotiques », les « alcooliques »… Parallèlement, l’hôpital psychiatrique de l’Ain voit dans les cinq Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) du département un des principaux pourvoyeurs de l’hébergement des malades après leur hospitalisation. La problématique qui émerge de ce double mouvement est que les établissements de soins que sont les CMP doivent aujourd’hui intégrer une problématique habituellement réservée aux travailleurs sociaux, et en même temps, les CHRS doivent intégrer, dans l’accompagnement social qu’ils assurent, une réelle démarche de soin.

A la fin de l’année 2004, confronté à cette problématique de coordination entre psychiatrie et travail social depuis plus de six années, le responsable du CSMP, Jean-Jacques TABARY, interpelle Bertrand RAVON sur les conseils de Christian LAVAL, sociologue à l’ORSPERE89. L’évolution du dispositif CSMP nécessite, pour les cliniciens du CSMP, de mener une recherche permettant notamment de saisir « les enjeux sociologiques liés à la transformation de la psychiatrie publique au front de la précarité sociale »90.

Lors de notre première rencontre avec Mr TABARY, il nous est apparu d’emblée que ce dispositif constituait un véritable laboratoire en ce qui concerne les transformations des pratiques cliniques d’accessibilité à la prévention et aux soins, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que ce dispositif est le seul en France à posséder des ramifications sur l’ensemble des secteurs et intersecteurs psychiatriques d’un département, il implique des territoires institutionnels diversifiés (secteur psychiatrique, circonscription d’action sociale, canton, communauté de communes) qui tentent de se constituer en réseau. Ce faisant, il met au travail des professionnels d’horizons divers, ce qui permet de poser la question des professionnalités et la mise à l’épreuve de différentes appartenances institutionnelles. S’il existe, en France, de nombreux dispositifs similaires, ils œuvrent généralement à l’échelle d’une ville, voire de quelques arrondissements (Paris, Lyon, Marseille). De plus, du fait de cette territorialisation, le CSMP est confronté à une précarité autant « urbaine » que « rurale ». Ensuite, parce que le CSMP est un des plus anciens dispositifs de ce type sur la centaine répertoriée sur le territoire français en 2010, et parce qu’il revendique91 une affiliation à la « clinique psychosociale »92, il donne à voir un très bon exemple de dispositif « sociopsychique » dont nous avons parlé plus haut. Enfin, parce que le CSMP entretient des liens de familiarité avec d’autres dispositifs étudiés par un certain nombre de psychologues et de sociologues93 qui partent également des pratiques ordinaires des cliniciens pour comprendre ce qui se trame dans la relation d’aide, son analyse nous permettra de contribuer aux analyses des relations entre psychiatrie et travail social en veillant à observer les similitudes et divergences nous permettant de comprendre quels sont les processus d’individuation qui les traversent.

La recherche empirique, sur lequel se fonde ce travail de thèse de doctorat, a bénéficié d’une allocation de recherche de la Région Rhône-Alpes, dans le cadre du programme annuel de recherche « Émergence ». En 2004, le CRESAL94 a répondu à cet appel d’offres régional, en proposant une étude intitulée « Travail social, santé mentale et nouvelles professionnalités »95 portant sur « le développement des dispositifs d’accompagnement clinique de la souffrance psychique relative à la précarité sociale ».

En juillet 2005, l’étude a été acceptée et a débuté en janvier 2006. Ce n’était pas ma première expérience de recherche au sein du CRESAL. J’avais réalisé, dans ce même laboratoire en 2003-2004, mon DEA de sociologie et d’anthropologie96. Ce contrat avec la région Rhône-Alpes était particulièrement attrayant car il permettait de concilier un véritable travail de recherche fondé sur des observations de terrain et un objet particulièrement proche des expériences professionnelles que j’avais pu acquérir jusqu’alors en tant que psychologue clinicien (notamment au front de la précarité et dans le département de l’Ain), ou en tant que coordinateur d’activités psychosociales.

Le « devis » initial de cette recherche était composé de deux volets scientifiques : un volet socio-historique porté principalement par le responsable du projet, Bertrand RAVON, appuyé par Christian LAVAL ; un volet sociologique effectué par moi-même et constituant l’objet de ma thèse, sous la double direction de Jacques ION et de Bertrand RAVON. Précisons que les deux volets de cette recherche ont évolué conjointement à travers des séances de travail organisées spécialement pour l’occasion ou encore grâce aux nombreux échanges qui se sont tenus lors de l’atelier « Attachements et nouveaux dispositifs d’intervention sociale » et des séminaires « Politique de l’individu » (2006-2007) puis « Processus d’individuation » (2007-2008) qui ont lieu mensuellement au sein de l’équipe n°3 du laboratoire MODYS97 tout au long de la période de recherche98. Le volet sociohistorique du projet visait à effectuer un repérage historique des relations entre psychiatrie et travail social et à dégager quelques lignes de transformation des cadres d’action dans le travail social99. Le volet sociologique de cette recherche consistait à étudier, de manière qualitative et impliquée, « l’actualité des transformations de la pratique d’acteurs sanitaires et sociaux confrontés aux conséquences « psychiques » de « rupture de liens sociaux » »100.

Notes
88.

Cf. à ce sujet un article du responsable du CSMP, Jean-Jacques TABARY, « Néo-ruralité et souffrance psychosociale »,dans la revue Rhizome n°28, Ruralité et Précarité, octobre 2007.

89.

Nous reviendrons sur la nature des liens qui tiennent le CSMP et l’ORSPERE dans le chapitre 1.

90.

Mr TABARY lors de notre première rencontre (octobre 2004).

91.

Cf. TABARY J.-J., « Quels soins offrir à celui qui ne demande rien ? L’exemple du CPA de Bourg-en-Bresse. », dans la revue Rhizome, n°3, décembre 2000, p. 10-11.

92.

COLIN V., FURTOS J, « La clinique psychosociale au regard de la souffrance psychique contemporaine », dans JOUBERT M., LOUZOUN C. (dir), (2005), Répondre à la souffrance sociale, Ramonville Saint Agne, Erès, p. 99-115.

93.

BENASAYAG M., SCHMIT G., (2003), Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte ; HERMANT E., (2004), op. cit. et « De l’autre côté du miroir. « Sacks, vous êtes un cas ! » Le chirurgien qui a opéré la jambe d’Oliver Sacks », Introduction à la conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers ; JOUBERT M., LOUZOUN C., (2005), op. cit. ; MARTIN J.-P., (2006), « L’institution du tiers dans les pratiques cliniques », dans LAVAL C., RAVON B. (coord.), Réinventer l’institution, Rhizome n°25, 2006, p. 37-39 ; PRYEN S., (2008), « Travailler ensemble sur un territoire, les difficultés multiples rencontrées par des familles de milieux populaires. Enjeux et tensions d’une forme spécifique de travail thérapeutique en réseau – La clinique de Concertation », Rapport de recherche soutenu et sollicité par l’association Ecole et Famille, Saint Ouen l’Aumône ; et de manière générale cf. les différentes présentations de dispositifs dans la revue Rhizome où sont disposés les points de vue de professionnels de la santé, du social, institutionnels et chercheurs en sciences humaines et sociales.

94.

CRESAL : Centre de Recherche et d’Etudes en Sociologie Appliquée de la Loire.

95.

RAVON B. (dir), ION J., LAVAL C., PEGON G., TABARY J.-J., (2007), « Travail social, santé mentale et nouvelles professionnalités. Le développement des dispositifs d'accompagnement clinique de la souffrance psychique relative à la précarité sociale », Contrat Emergence, Région Rhône-Alpes, Projet n°1267.

96.

PEGON G., (2004), Clinique de l’exil, métissage de la clinique. Approche socio-anthropologique des transformations de la pratique de psychologues cliniciens au sein d'un dispositif psychothérapeutique d'aide aux migrants, mémoire pour l’obtention du Diplôme d’Etude Appliquée en sociologie et anthropologie de l’Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Bertrand RAVON.

97.

Sous le nom de MODYS (MOndes et DYnamiques des Sociétés) la nouvelle UMR n° 5264 a été créée le 1er Janvier 2007 à partir d'une démarche volontaire de chercheurs du CNRS et d'enseignants-chercheurs des Universités Lyon2 et Jean-Monnet de Saint-Etienne. Cf. http://www.modys.fr

98.

Un récapitulatif des appuis techniques reçus dans le cadre de ce travail de thèse est disponible dans les annexes de l’introduction.

99.

Ce travail a débouché entre autres sur la publication d’un numéro des cahiers de Rhizome, Réinventer l’institution ((déc. 2006), Cahier de Rhizome n°25, Bron, ORSPERE), puis d’un article ION J., LAVAL C., RAVON B., « Politiques de l’individu et psychologies d’intervention : transformation des cadres d’action dans le travail social », dans CANTELLI F., GENARD J.L (coord), (2007), op. cit., p. 157-168.

100.

Selon les termes initiaux de notre projet de thèse en 2005.