II. La posture de recherche : de l’anthropologie dans la clinique à une sociologie de la clinique

‘« Wittgenstein a dit : ce dont on ne sait parler il faut le taire. Je crois qu’on pourrait dire à aussi juste titre : ce dont on ne sait parler, il faut le chercher. »
ELIAS N., (1991), Mozart sociologie d’un génie,
Paris, Ed. du Seuil, p. 239. ’

La double commande - institutionnelle du côté du CSMP - et scientifique - du côté du CRESAL - au principe de cette thèse invite à préciser ma démarche, bien spécifique, au sein de ma propre trajectoire personnelle et professionnelle afin de préciser l’intérêt de mon approche, son enjeu et ses limites.

La proposition de travail à l’origine de cette thèse de doctorat est redevable d’un certain nombre d’expériences cliniques, que j’ai vécues en France et à l’étranger (au Viêt-Nam et en Biélorussie) en tant que stagiaire psychologue puis en tant que psychologue et coordinateur d’activités psychosociales. Bien que cette thèse soit une thèse de sociologie et d’anthropologie, il est impossible de ne pas y sentir la marque et l’influence de ma formation de psychologue, une formation avant tout nourrie par une vision éclectique de la psychologie.

J’ai réalisé mes études de psychologie dans un établissement privé d’enseignement supérieur qui prépare à « l’exercice du métier de psychologue dans les domaines de la santé, de l’entreprise, de l’éducation et de la justice »101. Plus que l’apprentissage technique d’une profession, cette école invite l’élève à bricoler au fil des années son propre métier, sa propre pratique (c’est une école de psychologues praticiens), sa propre professionnalité, en allant chercher, dans les domaines d’expertise étudiés, les solutions pragmatiques lui permettant de donner du sens aux nombreuses situations cliniques qu’il rencontre dans les stages obligatoires. L’école sollicite un travail de subjectivation quasi permanent à travers toute une technologie de l’analyse de la pratique (groupe de parole, rapports d’analyse du contre-transfert, travaux de groupes portant sur la dynamique des groupes, etc.). Réflexivité, subjectivation et expertise pourraient être les maîtres mots de cette formation. Mais pour quoi faire ?102

A travers une tendance manifeste à la marchandisation et à la médiatisation du « devenir soi»103, la psychologie clinique semble trouver sa place aujourd’hui dans un marché florissant. De la prise en charge psychologique habituelle à l’accompagnement psychothérapeutique des victimes en passant par le coatching, les stages de bien-être et les multiples formes de séjours où l’on apprend à « lâcher prise » ou à gérer son stress et sa vie amoureuse, les psychologues sont partout et interviennent sur tout : ils s’insèrent dans l’intimité au travers des médias (voir le succès du magazine Psychologie et l’augmentation des pages « psy » dans les journaux de la presse féminine mais aussi masculine), interviennent à domicile ou dans la télé-réalité (toutes les émissions « prime time » disposent aujourd’hui de « leur psy » venant mettre en mots les maux des invités), ils sont pris à partie dans la justice (de plus en plus de « psy » sont présents dans les tribunaux pour effectuer des expertises victimologiques, voir aussi l’augmentation du nombre de criminologues en France), techniciens dans l’entreprise (du chargé de recrutement au directeur en ressources humaines), ils importent et s’exportent, ils font de l’humanitaire et du sanitaire, tant de choses pour une seule profession.

Tout se passe comme si la psychologie apparaissait comme le support suprême de l’individu qui aspire à devenir souverain de lui-même. Au cours de mes études de psychologie, j’ai cependant assez rapidement fait l’expérience du paradoxe que contient le support « psy », dès lors saisi comme technologie.

Cette prise de conscience a débuté lors d’un intense travail de recherche en psychologie sociale effectué en deuxième année d’étude de psychologie et qui portait sur La vie communautaire. Particulièrement affecté par la lecture du célèbre ouvrage de FREUD, Malaise dans la culture, j’initiais à partir de ce travail une comparaison entre les processus d’individuation que pouvait offrir une communauté de sœurs cisterciennes dans leur couvent et ceux que pouvait offrir la « communauté » psychologique à travers des psychologues cliniciens d’orientation psychanalytique qui affirmaient la nécessité « de sortir leur divan dans la rue »104. Je percevais à l’époque qu’il existait un lien entre ces processus d’individuation et les technologies religieuses ou scientifiques qui les étayaient, sans pour autant réussir à en dégager suffisamment de sens pour alimenter sérieusement notre recherche : comment pouvons-nous devenir nous-mêmes en rentrant dans le cadre normatif d’une science qui est tout entière orientée par le processus d’individuation de son temps ? Comment devenir authentique à soi-même en répondant à une injonction normative en provenance de la société, extérieure à soi-même ?105

Ce questionnement qui visait à contextualiser la pratique du psychologue m’a poursuivi tout au long de mes études, et m’a conduit à me tourner assez rapidement, parce que j’étais confronté en situation de stage à la différence culturelle, vers la psychologie interculturelle106.

Le psychologue, comme le médecin, véhicule dans sa pratique des valeurs qu’il a intériorisées107. Sa vérité relève d’une forme de rationalité que bien souvent il ne perçoit pas, ce qui peut sembler étrange pour celui qui prétend pouvoir accompagner les individus vers leur « authenticité ». Bien souvent, il substitue une norme à une autre, sans se rendre compte que les principes psychologiques (par exemple d’ouverture à l’autre, d’empathie, d’écoute) constituent une nouvelle normalité sociale108. Cette tendance à « la bonne parole »109 et le refus de considérer leur point de vue comme étant une norme, ne contribuent pas à la rendre visible, ce qui peut engendrer le sentiment de l’absence de norme.

Pour tenter de mieux comprendre, autant pour moi que pour autrui, le paradoxe de l’injonction à devenir soi-même, il m’a fallu aller vers une seconde technologie capable de saisir la première en tant que telle. C’est ainsi que j’ai été amené tardivement à me tourner vers la sociologie, qui par sa dimension critique, m’a permis de mettre la psychologie à distance. Aller, en tant que psychologue, vers la sociologie était donc pour moi un pari, qui consistait à chercher à sortir de la psychologisation de l’objet psychologique. Tenter de ne pas psychologiser les individus que je rencontrais en consultation, tenter de ne pas psychologiser une culture, ou plus généralement encore tenter de ne pas psychologiser le social (en proposant, par exemple, en bon psychologue normatif tout un tas d’injonctions à l’authenticité ou encore d’injonctions à l’autonomie). Cette épreuve de résistance par contournement du psychologisme (en référence au psychanalysme de Robert CASTEL110) a été d’autant plus difficile que parallèlement à la réalisation de mon DEA de sociologie et d’anthropologie, je continuais à recevoir des personnes en consultation dans le cadre d’un dispositif appelé « Appui Social Individualisé ». Face à la contrainte qui était la mienne, à savoir reformuler avec des RMIstes chroniques (parfois plus de 15 ans de RMI) un projet d’insertion socioprofessionnelle en six séances, j’avais tendance à critiquer fortement le dispositif et les conditions politiques par lesquelles il était tenu (entre autres : le Fond social européen ne finançait que 6 séances, exceptionnellement 12 ; ou encore : le bassin d’emploi était tel qu’il s’agissait de travailler au final, et paradoxalement, sur le deuil du retour à l’emploi). Ne pas psychologiser l’individu consistait alors pour moi à ne pas tomber non plus dans le sociologisme par une critique rapide des phénomènes socioéconomiques (pour moi injustes) qui cadraient ma pratique. La question était plutôt alors de savoir comment je pouvais transformer mon engagement, en tant que psychologue, pour la dénonciation des injustices sociales en critiques sociologiques rationnelles ?

En sociologie, contrairement aux sciences dites « naturelles » mais comme en psychologie, les objets de l’analyse sont bien souvent des « sujets ». Norbert ELIAS avançait à propos des chercheurs en sciences sociales : « Leur propre participation, leur engagement conditionne par ailleurs leur intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de scientifiques. Car, si pour comprendre la structure d’une molécule on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un de ses atomes, il est indispensable, pour comprendre le mode de fonctionnement des groupes humains, d’avoir accès aussi de l’intérieur à l’expérience que les hommes ont de leur propre groupe et des autres groupes ; or on ne peut le savoir sans participation et engagement actifs. »111 En ce qui me concerne, cet engagement actif auprès du groupe étudié va quasiment de soi mais constitue en même temps une sorte de piège à penser. Comme le souligne Philippe CORCUFF « en tant qu’individus dotés d’une pluralité de dimensions, nous ne sommes pas que des sociologues, mais aussi des citoyens comme les autres, et nos traductions d’analyses sociologiques dans l’espace de ce qui nous apparaît politiquement souhaitable ne peuvent qu’être affectées par nos expériences biographiques, nos inclinaisons éthiques ou nos intuitions politiques. »112 Ne pas psychologiser ou sociologiser donc, c’est à dire reconnaître la capacité politique de la technologie, quelle qu’elle soit, psychologique ou sociologique.

Cependant, là encore, d’une technologie à l’autre, on n’échappe jamais vraiment à « l’air » normatif de son temps. Il s’agit donc aussi, en sociologue, d’avoir à l’esprit que cette démarche de dé-psychologisation participe peut-être d’une nouvelle caractéristique du cadre sociologique des psychologues.

Ainsi, j’écrivais dans mon mémoire de DEA de sociologie et d’anthropologie113 :

Un constat sociologique : le renouveau des approches anthropologiques dans la clinique contemporaine :
Depuis quelques années, nous pouvons observer une certaine augmentation de la production d’ouvrages collectifs où anthropologues et psychologues se réunissent sur des thématiques cliniques communes telles que l’ouvrage collectif dirigé par René Kaës « différence culturelle et souffrances de l’identité » (1998), ou encore de manière plus parlante, l’ouvrage collectif, (qui est dirigé par des cliniciens anthropologues), « ruptures des liens, cliniques des altérités » (2003). A regarder ces ouvrages cliniques de plus près, il semblerait que la distribution des textes se fasse de manière telle que ce soit bien souvent l’anthropologie qui ouvre la marche des discussions. La clinique aurait-elle aujourd’hui besoin de se démarquer d’elle-même, pour se laisser introduire, par l’anthropologie, auprès de familles migrantes ? Tel semble être le cas pour un certain nombre de psychologues cliniciens (Benslama F, 2004, Douville O, 2004), qui considèrent aujourd’hui que l’anthropologie en tant qu’elle a à « produire une connaissance, dégagée des préjugés, des systèmes de valeur propre à telle ou telle société »114, peut apporter à une psychologie clinique, qui aurait parfois tendance, à tomber dans l’« ethnicisation ».
[…] En ce qui concerne cette étude [de DEA] et dans le même mouvement initié par les psychologues cités ci-dessus, il s’agit de tenter de créer une rencontre entre anthropologie et psychologie qui prend en compte, de manière critique, la fabrication idéologique des référents conceptuels, comme le référent ethnique, et ce afin de considérer les conflits subjectifs et leurs inscriptions sociales, dans l’histoire et le politique. ’

Mon mémoire de DEA visait à étudier l’actualité des transformations de la pratique de psychologues cliniciens confrontés aux conséquences « psychiques » de rupture des liens (sociaux, culturels, voire politiques) engendrées par des événements de grande envergure (migrations, exils, violences, traumatismes). A travers l’étude d’un dispositif de soin d’aide aux migrants appelé « Entraide Sociale Multifamiliale » 115, j’ai pu mettre en évidence que les pratiques des psychologues étaient caractérisées d’une part par leur métissage - la pratique se référait à une pleine appartenance à plusieurs identités cliniques (hypnose éricksonienne, théorie familiale systémique, victimologie, ethnopsychiatrie, etc.) et, d’autre part, par une écoute collective de la souffrance des individus – la pratique était fondée sur une entraide en réseau associant familles, école et professionnels sanitaires et sociaux. Ces constats débouchaient sur l’hypothèse que nous tenions peut-être là un trait constitutif des nouvelles formes de pratiques psychologiques qui se caractérisent par leur vocation pluri-compréhensive, hypothèse qui me tient toujours dans cette présente recherche.

Cependant, je faisais également le constat que cette vocation présente un risque pour la psychologie car à mal comprendre le métissage, la clinique, prise dans le marché et la médiatisation du devenir soi, peut aisément tomber dans une pratique clinique patchwork à vocation omni-compréhensive. La psychologie, à travers certaines formes de victimologie notamment, se risque à se prendre pour une science « mère » cherchant à faire coexister simultanément la médecine, le droit, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, etc. Ce faisant, elle laisse la place à un psychologisme hygiéniste qui à mon sens pourrait recycler certaines formes de construction religieuse proches de l’idéologie.

Ainsi je concluais mon DEA en confirmant la nécessité d’une démarche vers la socio-anthropologie afin de continuer à approfondir les manières permettant au psychologue d’éviter ce fonctionnalisme par une démarche de la désappropriation, entre autres, idéologique, qui consiste à tenter de se dégager, de manière critique, des préjugés et des systèmes de valeur propres à telle ou tellesociété. Il va donc de soi que si l’approche de ce métissage de la clinique, de cette « hyper-complexité » clinique ne peut se faire sans ce jeu de focales (passage de la clinique à l’anthropologie clinique, puis passage à la sociologie de la clinique) celle-ci trouve sa limite dans la reconnaissance d’un minimum de complexité (notamment en termes de passage d’un champ disciplinaire à l’autre, d’un niveau d’analyse à l’autre) en deçà duquel l’idéologie totalitaire peut remplacer la tentative d’intelligibilité.

Bref, comme le dit Robert CASTEL « […] un équilibre psychique ne constitue jamais une donnée définitive interne dont l’achèvement n’est pas fixé a priori. Une analyse est bien « interminable » en ce sens : le travail d’élucidation de soi et de transformation de soi qu’elle instaure n’est jamais achevé. »116 Il fallait donc poursuivre, aller plus loin en faisant pleinement l’expérience de ce que les sociologues appellent la « réflexivité sociologique » afin de continuer à prendre conscience d’une partie des présupposés de la clinique contemporaine et de leurs effets sur la connaissance élaborée.

Comme le soulignent Philippe CORCUFF, Jacques ION et François De SINGLY « en prenant conscience des limites des concepts utilisés, on saisit mieux le domaine de validité des énoncés scientifiques produits. Par la réflexivité sociologique, on localise davantage le savoir, et en le localisant on le rendrait plus rigoureux. S’il y a des présupposés, en amont de la connaissance sociologique, il y a aussi des usages sociaux et politiques de cette connaissance en aval. C'est-à-dire que cette connaissance peut être utilisée : 1e) au sens le plus faible du point de vue de l’utilité sociale de la sociologie, comme un moyen de justification d’une politique (c’est sans doute, malheureusement, le plus courant) ; ou 2e) en un sens plus intéressant pour ce qui est produit par la recherche sociologique, comme une ressource éclairant un problème et son traitement politique »117. Je rejoins les auteurs dans cette deuxième perspective qui avait déjà été pointée par DURKHEIM : « « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. » Et il ajoutait, en héritier des Lumières : « la science peut nous aider à trouver le sens dans lequel nous devons orienter notre conduite » »118. La sociologie, est donc pour moi une « aide », un étayage permettant de ne pas tomber dans les travers d’une supposée « politique scientifique » (quelle que soit finalement la science, psychologie ou sociologie) qui viendrait se substituer à la logique démocratique. Cependant, s’il ne s’agit pas de tomber dans ces travers, il n’en reste pas moins que toute science est, et doit rester à mon sens, une politique agissante, une manière en quelque sorte de construire du vivre ensemble, de la démocratie. Il y a donc en permanence « interférence entre le savoir sociologique et l’action politique orientée vers le progrès social et démocratique »119.

Le sociologue, comme tout à chacun, doit être en mesure de « se percevoir soi-même comme un homme parmi d’autres »120. Reconnaître cela, c’est faire la part belle aux relations que l’individu entretient avec autrui. C’est donc en même temps se rattacher aux approches relationnistes de l’individualité, au relationnalisme méthodologique, qui consiste à penser que l’individu est « fabriqué » dans et par des relations sociales historiquement situées. Les « individus » comme la « société » sont perçus dans cette perspective comme étant des entités secondes, constituées par les relations sociales. Comme l’a bien montré ELIAS, ces termes désignent un processus à la fois relationnel et évolutif. La science qui prétend analyser ces relations ne peut pas s’extraire de l’attachement de ses scientifiques au monde qu’ils habitent et qu’ils analysent121. Je le répète donc, autant pour moi que pour autrui : impossible d’échapper à la sociologie de son temps.

J’ai eu la chance, entre mon DEA et ce travail de thèse de retourner au Vietnam pour y vivre une expérience professionnelle en tant que coordinateur d’activités psychosociales. Cette expérience, très fortement chargée politiquement122, m’a permis de me confronter à la mise en œuvre de dispositifs d’action publique, et plus précisément de dispositifs cliniques au front de la précarité sociale en lien avec le VIH-SIDA.

Quelques jours avant de commencer ce travail de thèse, je rencontrais, en psychologue, de nombreux patients séropositifs vietnamiens qui me racontaient leur histoire personnelle, familiale et « culturelle », souvent marquée par de violentes ruptures, et qui, à travers la rencontre, venaient rechercher quelque chose en eux-mêmes, de leurs propres questions et affects, en lien à des soucis personnels, familiaux ou amoureux. Alors que j’étais une nouvelle fois confronté à la « différence culturelle », émergeaient à la fois des problématiques liées à l’histoire de la personne et des problématiques concernant l’engagement à la fois intime et politique de ces personnes au sein de la société ou du dispositif d’accueil dans lequel ils étaient suivis. Sans tenter de répondre à ces problématiques par une solution communautaire ou encore par l’utilisation de pratiques traditionnelles faisant référence à la « culture » de ces personnes, il s’agissait de proposer, pour les cliniciens avec qui je travaillais, une écoute sous différentes formes, visant toujours à aider à l’élaboration singulière du rapport à soi et aux autres123. La dimension « culturelle » n’était pas pour autant écartée de nos rencontres mais n’était pas non plus un point de fixation ou d’ancrage. Et bien souvent, les patients, écoutés dans leur singularité, se vivaient alors, parfois pour la première fois, comme reflet de leur propre culture ce qui leur permettaient de prendre, simultanément, la distance nécessaire par rapport à cette culture. Il m’apparaissait alors que le sujet étranger pouvait ne pas être réduit à un être privé de son « self » culturel, sans pour autant que nous ayons à produire, à travers la psychothérapie, une codification culturellement prescrite de la souffrance et de l’angoisse. Bien au contraire, le sujet étranger devenait situé comme un être de passage, un être de transition, qui venait chercher une nouvelle possibilité de se saisir de lui-même, de ses liens, de ses capacités à devenir soi-même, au milieu d’autres. Cette universalité de la perception de l’autre, qui nous permet en tant que cliniciens d’apercevoir à la fois une unité humaine du système cognitif et du rapport aux interdits majeurs, tout en soulignant la diversité des expressions et des formes culturelles, est rendue possible grâce à la vision anthropologique où le soi est pensé dans sa confrontation à l’histoire et au politique, une confrontation qui prend « le pas sur le sujet culturel, « culturalisé », réduit au splendide isolement que fabrique un usage réducteur et fétichiste de la notion incertaine de « différence culturelle. » »124 L’anthropologie devient dès lors un moyen pour le psychologue de gagner en singularisation dans la relation d’aide en lui permettant d’augmenter son repérage des différentes ressources et attachements de l’individu. En faisant cela, il norme la relation d’aide en plaçant au centre de l’attention clinique un patient considéré comme sujet d’histoire et de droit. Pour le psychologue de la société (contemporaine) des individus, et comme il est dit plus haut, cela est universalisable et devient la norme. Pour le sociologue, cela constitue une observation dont il reste à tirer les traductions pragmatiques en termes de politique d’injonction à devenir soi.

Au cours de cette expérience professionnelle, je continuais donc à interroger l’implication normative et « affectuelle » de l’intervention psychologique en prise avec le social125. Autrement dit, et cela conforte en partie ma démarche de problématisation de la recherche, une manière de ne pas psychologiser comme de ne pas sociologiser consiste à interroger les relations complexes qu’entretiennent la psychologie et la sociologie appliquées à l’action publique126. Si l’étude de ces relations part d’un vécu sensible lié à la double posture de celui qui les observe, la sortie de cette posture complexe ne peut se faire qu’en prenant successivement l’une ou l’autre posture. Nous ne sommes jamais qu’une seule chose à la fois. Ma perspective, qui est celle de la sociologie de la clinique (comme nous le verrons plus loin), s’inscrit d’avantage dans la tradition complémentariste de DEVEREUX127 que dans la tradition interdisciplinaire de psychologie sociale ou de sociologie clinique. C’est donc dans un rapport de successivité (les moments psychologique et sociologique se succèdent les uns et les autres) et non de juxtaposition (traiter sur un même plan les « structures sociales » et le « vécu »), que mes deux postures (et non ma double posture) sociologique et psychologique peuvent interférer dans mes pratiques de chercheur et de clinicien128. Cette épreuve de l’interférence, qui constitue pour moi une sorte de thèse dans la thèse, un véritable enjeu en termes de posture professionnelle et de recherche, a été l’objet de vifs échanges avec les chercheurs qui m’ont entouré tout au long de ce travail. Cela a nécessité de resituer en permanence ma posture de recherche et la manière dont elle est interférée par mes autres postures professionnelles, de psychologue ou d’ancien coordinateur de projet psychosocial, et ce à chaque nouvelle entrée sur le terrain d’investigation. J’ai choisi de rendre compte de ce travail réflexif sur ma posture par une restitution régulière, sous forme d’encadrés, tout au long de cette thèse.

Pour résumer ma posture de recherche, en tant que sociologue, il ne s’agit pas pour moi de défendre la sociologie plutôt que la psychologie, ou encore le management (en tant que coordinateur et gestionnaire de projet). Il s’agirait plutôt de tenter d’élaborer une « sociologie » s’ouvrant à différentes dimensions de l'histoire, une sociologie tissant des liens entre les aspects séparés de la vie, au-delà des oppositions traditionnelles sujet/objet, individu/société.

La question de l'individu en situation de précarité doit être posée dans son processus historique ainsi que celle de son traitement clinique comme production sociale et ce, dans le but d’affiner notre compréhension des possibilités du moment. Là où réside un piège postural en ce qui me concerne c’est qu’aujourd’hui, et c’est une des hypothèses fortes de mon parcours (que je tente de mettre à l’épreuve via ce travail de thèse), les cliniciens, dont je fais partie, semblent s’appuyer sur la démarche ethnographique pour faire de la clinique et ce notamment à travers toute une rhétorique autour de l’attachement, de l’adressage, de l’amarrage, de l’accrochage, etc. Afin d’aller au fond de cette démarche clinique, il m’a semblé qu’il fallait être tout entier sociologue avant de pouvoir redevenir clinicien. Ce faisant, je ne peux pas nier le fait que cette démarche de thèse participe, d’une certaine manière, à ce mouvement de la psychologie vers l’anthropologie, mouvement que j’ai retrouvé sur le terrain de cette recherche et qui du coup m’a positionné en tant qu’observateur (très) impliqué, comme nous le verrons plus loin. Je partage ainsi la posture de recherche qui consiste à dire, avec Gilles HERREROS, que la sociologie doit posséder la propriété d’intervenir en aidant les acteurs à se transformer eux-mêmes129, et j’ajouterai, à commencer par soi lorsque l’on est soi-même acteur.

Notes
101.

Extrait du site internet de l’Ecole de Psychologues Praticiens où j’ai réalisé mes études de psychologie.

102.

Cf. l’argumentaire de l’Ecole de Psychologues Praticiens, placé dans les annexes de l’introduction, pour une idée plus précise des champs d’intervention des psychologues sortis de cette école.

103.

EHRENBERG A, (1998), La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, p. 209.

104.

Comme le promeut par exemple le directeur de l’Ecole de Psychologues Praticiens Jean-Pierre CHARTIER à travers un certain nombre de ses ouvrages concernant la clinique des adolescents difficiles.

105.

Je remercie cependant ici mes camarades (Julie AUTRAN, Maud LECONTE, Astrid FAYOT, Karim NASSIA, Alix SOMPAYRAC), devenus pour la plupart des amis, de n’avoir pas tué l’intuition dans l’œuf et, bien au contraire, pour m’avoir toujours encouragé à poursuivre ce questionnement.

106.

Cf. l’extrait d’introduction de mon mémoire de fin d’étude de psychologie placé dans les annexes de l’introduction.

107.

PARSONS T., (1955), « Structure sociale et processus dynamique : le cas de la pratique médicale moderne », Eléments pour une théorie de l’action sociale, Paris, Plon, p. 193-255.

108.

Pour François De SINGLY ((2003), Les uns avec les autres, Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Hachette littératures, p. 99), ce sentiment d’absence de norme est à mettre en lien avec la montée en puissance de l’affirmation d’un soi authentique qui ne supporte pas d’être référé à ce que jadis l’on appelait un rôle (le rôle du père, le rôle du psychologue). Chacun aujourd’hui croit définir par lui-même sa pratique.

109.

La bonne parole. Quand les psys plaident dans les médias est le titre d’un ouvrage de Dominique MELH consacré à la psychologisation (éd. de la Martinière, 2003).

110.

CASTEL R., (1973), Le psychanalysme, Paris, Flammarion.

111.

ELIAS N., (1993), Engagement et distanciation, Contributions à une sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, p. 29.

112.

CORCUFF P., « Une social-démocratie libertaire, en rupture avec le capitalisme », dans CORCUFF P., ION J., DE SINGLY F., (2005), Politiques de l’individualisme, entre sociologie et philosophie, Paris, Textuel, p. 137.

113.

PEGON G., (2004), op. cit.

114.

DOUVILLE O, (2004), op. cit., p. 31.

115.

Ce dispositif est un service proposé par une association appelée SystHèmes (Villeurbanne, 69). Il vise à accompagner des familles dites « précaires », « lourdes » ou encore « de migrants sociaux » dont les enfants présentent des troubles du comportement et des difficultés scolaires.

116.

CASTEL R., (1981), La gestion des risques, Paris, Les Editions de Minuit, p. 167.

117.

CORCUFF P., ION J., DE SINGLY F., (2005), op. cit, p. 14.

118.

Ibid.

119.

Je rejoins ici les propos de Bertrand RAVON qui écrit également que c’est « l’exercice de la démocratie qui invite à faire de la sociologie (ou toute autre science sociale ou humaine), et non pas l’inverse. » RAVON B., (2008), Le souci du social, Mémoire pour l’Habilitation à Diriger des Recherches, Université Lumière Lyon II. p. 5.

120.

ELIAS N., (1991), Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, p. 10.

121.

RAVON B., (2008), op. cit., p. 5

122.

Mon employeur était le Groupement d’Intérêt Public ESTHER (Ensemble pour une Solidarité Thérapeutique et Hospitalière en Réseau). Présidé à l’époque par Bernard KOUCHNER, ce GIP était placé sous la double tutelle du ministère de la santé et du ministère des affaires étrangères. Il s’agissait pour moi d’une part de faciliter des partenariats hospitaliers entre hôpitaux français et hôpitaux vietnamiens, et, d’autre part, de mettre en œuvre des consultations et réseaux psychosociaux pour des personnes vivant avec le VIH-Sida. Je travaillais pour ce faire avec les services de santé vietnamiens avec qui les négociations politiques et éthiques allaient bon train (par exemple : sur les critères de sélection des patients pouvant recevoir un nombre limité de médicaments, ou encore sur le droit de parole des associations de patients dans l’élaboration de la politique nationale de soin).

123.

Ma posture de psychologue clinicien est très fortement inspirée de l’anthropologie clinique, telle qu’elle est conçue et proposée, par exemple, par Olivier DOUVILLE, et de la critique de certaines formes d’ethnopsychiatrie qu’elle véhicule. Cf. pour un développement plus approfondi de l’anthropologie clinique DOUVILLE O., (2004), op. cit., dont nous reprenons à notre compte ici certaines des idées clefs. Cf. aussi le Journal des psychologues n°258, L’anthropologie clinique, juin 2008, consacré à ce sujet.

124.

DOUVILLE O., (2004), op. cit., p. 45.

125.

Cette interrogation a fait l’objet d’une communication : PEGON G., (2005), « Le métissage de la clinique, vers une nouvelle forme d'accompagnement psychosocial de la personne ? », communication au IIème congrès du RESEAU ASIE dans le cadre de l'atelier Méthodologie de l'approche clinique thérapeutique ou de recherche en Asie. Quels outils ? Quelle pratique ?, 28, 29, 30 septembre,Centre de conférences internationales, Ministère des Affaires Etrangères, Paris.

126.

RAVON B., (2008), op. cit., p. 93.

127.

Je suis ainsi particulièrement attaché à la posture méthodologique proposée par DEVEREUX qui consiste à dire que l’explication d’un phénomène doit procéder d’une analyse double, mais jamais simultanée, des faits, et d’une manière qui mette bien en évidence la complémentarité des deux points de vue sociologique et psychologique : « Lorsque l’explication sociologique d’un fait est poussée au-delà de certaines limites de « rentabilité », ce qui survient n’est pas une « réduction » du psychologique au sociologique, mais une « disparition » de l’objet même du discours sociologique. » DEVEREUX G., (1985, œuvre originale, 1972), Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, p. 25. La question que DEVEREUX pose est donc comment prendre successivement deux places différentes (par exemple celle du psychanalyste et celle de l’anthropologue) par rapport à l’objet sans réduire l’une à l’autre et sans les confondre. DEVEREUX G., (1967), De l’angoisse à la méthode, dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion.

128.

Nous reprenons ici à notre compte la proposition de Bertrand RAVON qui consiste à dire que la sociologie et la psychologie interfèrent « dans leur immanence pratique et non dans leur positionnement disciplinaire ». RAVON B., (2008), op. cit., p. 93-94.

129.

HERREROS G., (2008), Au-delà de la sociologie des organisations, Sciences sociales et intervention, Ramonville Saint-Agne, Editions Erès.