III. Vers une sociologie des processus d’individuation

Cette thèse de doctorat s’inscrit dans la lignée des analyses sociologiques qui s’intéressent aux transformations de l’individuation. Un certain nombre de ces analyses sont menées, entre autres, depuis de nombreuses années au CRESAL puis aujourd’hui au sein de l’équipe n°3 de la nouvelle unité du CNRS « MODYS », par Jacques ION, Bertrand RAVON et Christian LAVAL130. Ces études visent à interroger la figure contemporaine de l’individu fragile et cependant acteur de sa propre reconnaissance. Nous allons voir en quoi la sociologie pratiquée dans ce laboratoire m’a été particulièrement utile pour travailler ma méthodologie de recherche face aux enjeux posturaux qui sont les miens (ne pas psychologiser la sociologie, ne pas sociologiser la psychologie).

Contrairement à la sociologie clinique, qui fait des rapports entre le socius et la psyché l’objet principal de ses études, il ne s’agit pas pour nous de chercher à affirmer la notion de sujet dans la sociologie (pour, éventuellement, en retour légitimer un éventuel usage psychologique). Nous souhaitons nous différencier de cette sociologie131 qui, tout en cadrant les individus comme sujets, n’interroge jamais les phénomènes sociaux et normatifs qui relèvent de ce cadrage : « à la recherche d’une meilleure articulation entre le destin singulier et l’histoire sociale, la sociologie clinique qui prend pour objet les romans familiaux (De GAULEJAC, 1999), oublie que les pratiques méthodologiques (le récit de vie), sur lesquelles elle fonde ses connaissances savantes, sont également des pratiques qui visent l’émancipation du sujet, pratiques socialement et historiquement situées. »132 Ainsi, la sociologie clinique ne pense pas son inscription historique en tant que discipline, aux deux sens foucaldiens du terme, comme dispositif scientifique et comme dispositif de subjectivation133.

Alors que pour la sociologie clinique, l’objet de la clinique est l’objet de la psychologie par excellence (l’individu), pour nous, l’objet de la clinique c’est le social (clinique du social). Autrement dit, penser les technologies de la clinique contemporaine comme l’usage d’une psychologie appliquée au social, nous permet de sortir d’un psychologisme d’intervention qui serait porté uniquement sur le sujet.

Dans la perspective d’une telle sociologie, il pourrait nous être fait la remarque que nous tentons de sociologiser la clinique. Il serait en effet facile de tomber, à l’inverse, dans le piège d’une sociologisation de la clinique au nom de la prise en compte du caractère social et historique des dispositifs psychologiques. Les lectures (critiques) d’ouvrages de sociologie critique des projets et dispositifs de développement de l’action psychologique et sociale134, nous ont évité de tomber dans une posture qualifiée essentiellement par une asymétrie imposée de fait entre sociologues et psychologues. Il ne s’agit pas pour nous, dans cette recherche, de devenir un sociologue critique qui pense la psychologie en dénonçant, par exemple les nouveaux dispositifs de type clinique comme un avatar de la psychologisation des rapports sociaux135. A notre sens, ces dispositifs produisent autant de liens sociaux que de sujets136. Tout du moins, ces productions nous semblent simultanées. Dans la mesure où, comme nous l’avons vu plus haut, le chercheur ne peut pas suivre cette simultanéité, ce qui lui ferait prendre une double casquette de psychologue et de sociologue (voire une triple si on rajoute celle qui critique les deux premières), et si le sociologue souhaite, tout de même, dégager un phénomène social de ce double mouvement (de psychologisation et/ou de sociologisation), il ne peut le faire que dans l’alternance. Tel est le prix d’une vision transversale qui ne subordonne pas la lecture d’un objet à un autre.

Pour ce qui est de cette recherche, notre méthodologie s’inscrit donc dans celle proposée par notre équipe de recherche, qui tend plus vers une sociologisation et une historicisation de la psychologie. Nous avons accepté de jouer le jeu de cette sociologie car, comme nous allons le voir, elle propose, « contre les discours qui déplorent l’inertie de la société civile, la montée de l’individualisme ou le déclin des institutions (DUBET, 2002)137, de s’attacher plus particulièrement à la reconfiguration et à la reformulation des espaces et des temps de l’action – aussi bien individuelle que collective – lorsqu’elle doit intégrer la contrainte de l’existence d’individus singuliers irréductibles à leurs statuts institutionnels »138. Ce qui nous intéresse, c’est qu’elle porte une attention particulière aux réseaux d’attachements139 reliant les agents entre eux et aux problèmes (tant du côté de l’institution que de celui des personnes) qui les mobilisent. Pour travailler la question de ces réseaux, et tout en cherchant à éviter les impasses posturales de la sociologie clinique autant que ceux de la sociologie critique, nous avons alors également repris à notre compte la démarche proposée par Luc BOLTANSKI140 qui propose d’opérer un passage de la sociologie critique à la sociologie de la critique, pour nous inscrire dans le champ de la sociologie de la clinique141.

Notes
130.

Cf. par exemple : ION J., « Individualisation et engagements publics », dans CORCUFF P., ION J., DE SINGLY F., (2005), op. cit, p. 88-112 ; RAVON B., « Vers une clinique du social ? » , dans SOULET M.H.(coord.), (2006), La souffrance sociale, nouveau malaise dans la civilisation ?, coll. Res Socialis, Editions Universitaires Fribourg Suisse ; ION J., LAVAL C., RAVON B., (2007), op. cit., p. 157-168.

131.

De GAULEJAC V., (1999), L’histoire en héritage, Paris, Desclée de Brouwer et De GAULEJAC V., (2005), La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement moral, Paris, Seuil.

132.

RAVON B., « Vers une clinique du lien défait ? », dans ION J., et al, (2005), op. cit., Paris, Dunod, p. 32.

133.

FOUCAULT M., (2001), L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil.

134.

Cf. la notion de « psychologisme » de Robert CASTEL (1973). Cf. également Jean-Baptiste POMMIER qui dénonce l’ « inflation du registre psychologique » (« Quand les « aidants » demandent de l’aide : soutien aux intervenants ou soutien à la relation ? », dans ION J. et al., (2005), p. 161-197), ou encore Didier FASSIN (2004), qui souligne la « sanitarisation » du social (dans Des Maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, Editions La Découverte).

135.

Tel est l’argument de l’ouvrage collectif dirigé par Didier FASSIN, (2004), op. cit.

136.

Nous rejoignons ici la posture d’Emilie HERMANT (2004), « un peu » psychologue, « beaucoup » latourienne.

137.

Dans cette perspective, nous nous joignons à la démarche proposée par Bertrand RAVON : « Plutôt que de partir des contraintes et des rapports de domination qui pèsent sur ces acteurs, on décrira au contraire les compétences critiques et les capacités réflexives qui les conduisent régulièrement à dénoncer les injustices, à critiquer les institutions et à mettre en place de nouvelles actions. » RAVON B., (2008), op. cit., p. 10.

138.

Extrait de l’argumentaire du séminaire de recherche MODYS 3, « Action publique et processus d’individuation », auquel nous avons participé tout au long de ce travail.

139.

LATOUR B., dans MICOUD A., PERONI M., (2000), op. cit., p. 189-207.

140.

BOLTANSKI L., (1990), L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métaillé.

141.

RAVON B., « Vers une clinique du lien défait ? », dans ION J., et al, (2005), op. cit., p. 25-58.