Une investigation microsociologique

Le travail de terrain a consisté d’abord à nous approprier les concepts et les méthodes des cliniciens de la précarité puis à suivre les acteurs dans leurs réunions, leurs interventions et leurs réflexions. Notre approche du terrain a été de mettre en œuvre une microsociologie, inspirée de celle proposée par GOFFMAN lorsqu’il analyse les cadres de l’expérience164. Un cadre d’expérience est compris comme « un dispositif cognitif et pratique d’attribution de sens, qui régit l’interprétation d’une situation et l’engagement dans cette situation, qu’il s’agisse du rapport à autrui ou à l’action elle-même »165.

Nous avons articulé cette microsociologie à l’histoire dans laquelle l’action prenait sens, à sa généalogie : « le présent porte une charge, un poids qui vient du passé, et qu’il faut réactualiser aujourd’hui pour comprendre ses enjeux actuels. Analyser une pratique contemporaine, c’est la saisir à partir du socle historique qui l’a constituée ; c’est s’efforcer de comprendre sa structure actuelle à partir de ses transformations antérieures. Le passé ne se répète pas dans le présent, mais le présent joue, et invente, à partir du legs du passé. »166

Notre méthode repose en définitive sur trois formes d’observation :

  • (1) la lecture de l’ensemble des « corpus doctrinaux de référence » ;
  • (2) le suivi des acteurs ;
  • (3) la réalisation d’entretiens.

(1) la lecture de l’ensemble des « corpus doctrinaux de référence »167 autour desquels les différents protagonistes du CSMP s’entendent et s’engagent : tout ce à quoi les cliniciens sont attachés (archives de comptes-rendus de réunion, projets de service, ouvrages et articles théoriques de référence, textes de loi et règlements, rapports de l’action publique, journal de l’établissement). Cette lecture concerne 292 documents168.

Concernant plus particulièrement les 135 comptes-rendus de réunion du CSMP (de 2000 à 2007), nous avons réalisé systématiquement les analyses suivantes : suivi des participations aux différentes réunions : nous avons pu ainsi identifier sur une longue période les personnes les plus actives ainsi que celles qui jouent un rôle central dans la coordination entre les différentes instances ; analyse des thèmes abordés au cours des différentes réunions : la liste de ces thèmes a été construite par itérations successives, l’ensemble de ces comptes-rendus ayant été retranscrit sur une frise reprenant les principales activités abordées ; analyses de contenu, comme par exemple l’occurrence de certaines activités qui permettent de préciser à quel moment des thèmes d’élaboration du dispositif ou des questions techniques sont apparus.

Ces différents traitements restent cependant partiels, la richesse de ces comptes-rendus aurait pu nous conduire à effectuer une analyse de contenu par traitement de texte ou autres, mais nous nous sommes contentés de réaliser ceux qui nous apparaissaient les plus pertinents afin de répondre aux questions que nous nous posions. Nous avons plutôt privilégié la solution consistant à recourir aux témoignages oraux pour recouper, compléter et éclairer les corpus doctrinaux de référence. Ces formes de recueil de données sont complémentaires dans la mesure où les entretiens sont relatifs à la mémoire des personnes avec tout ce que celle-ci comporte de sélectivité et de partialité. Les acteurs interviewés reconstruisent leur histoire en la racontant en fonction de leurs valeurs et de leurs intérêts. A l’inverse, les corpus doctrinaux de référence permettent de retracer l’histoire au rythme de leurs éditions dans une temporalité beaucoup plus en proximité avec les événements qu’ils reconstruisent. L’oubli et la rationalisation postérieurs sont moindres et surtout, ils donnent à voir la manière dont les acteurs argumentent, se justifient, débattent, inventent des procédures et processus que nous avons placés au centre de notre travail. Ces traces ne sont pas pour autant totalement neutres et innocentes. Un compte-rendu de réunion remplit des fonctions, notamment de contrôle d’activités, qu’il faut avoir présentes à l’esprit. De plus, ces documents ne rendent souvent pas, ou peu compte des relations informelles qui se trament dans l’action et qui y jouent un rôle très important, même si parfois nous pouvons lire entre les lignes.

Enfin, une autre limite à cette exploration des comptes-rendus se situe dans la qualité des fonds à disposition. Si nous avons pu consulter la totalité des comptes-rendus de réunions des différentes instances du CSMP (réunions bureau et plénière) depuis leurs entrées en fonction (janvier 2000), les comptes-rendus de ces réunions n’ont pas été systématiquement rédigés, notamment au début du dispositif.

(2) le suivi des acteurs (119 temps d’observations impliquées169) : cela a consisté à suivre successivement, le responsable du dispositif, Mr TABARY, à chaque fois que nous le pouvions sur l’ensemble de ses interventions dans le département de l’Ain, puis plusieurs cliniciens du CSMP dans leurs interventions plus ponctuelles auprès des travailleurs sociaux, et enfin différents professionnels de la psychiatrie et du travail social en lien avec le CSMP. A travers le suivi des acteurs, il s’agit pour nous d’envisager l’observation des gens in situ, c'est-à-dire « de les rencontrer là où ils se trouvent, de rester en leur compagnie en jouant le rôle qui, acceptable pour eux, permet d’observer de près certains de leurs comportements et d’en donner une description qui soit utile pour les sciences sociales tout en ne faisant pas de tort à ceux que l’on observe »170.

Notre positionnement ne s’est cependant pas arrêté à observer et à rédiger des comptes-rendus (qui constituent les deux premières phases de l’apprentissage du travail de terrain selon Everett C. HUGHES). Ce dernier171 attire l’attention des chercheurs sur la tension qui existe entre le rôle de membre (qui participe) et celui d’étranger (qui observe et qui rend compte). S’il est impossible d’être psychologue et sociologue en même temps, il est également impossible de rendre simultanées l’observation et la participation. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’adopter la posture dite d’observation impliquée, qui permet à la fois l’engagement du chercheur, son implication dans une participation immédiate, et la prise de distance nécessaire au travail de réflexivité. Parce que, comme nous l’avons vu plus haut, « nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, mais des sujets observant d’autres sujets au sein d’une expérience dans laquelle l’observateur est lui-même observé »172, nous suivrons ELIAS qui propose d’utiliser « les concepts d’ « engagé » et de « distancié » à d’autres plus courants – comme ceux de « subjectif » et d’ « objectif » - qui, pour nous, entretiennent l’illusion d’un abîme statique et infranchissable entre deux entités différentes, le « sujet » et l’ « objet ». »173

En participant, de manière quasi systématique, aux réunions, colloques, temps de formation et lorsque cela était possible aux moments thérapeutiques des cliniciens du CSMP, notre posture de recherche relève de la sociologie impliquée et d’une volonté de recherche de réponses pratiques et théoriques, solides et démocratiques, aux problèmes qui se déclinent pour les acteurs observés (précarité, désaffiliation, rupture des liens, souffrance psychique). Comme le souligne Bertrand RAVON, « plutôt que de construire ces problèmes dans un bel ordonnancement sociologique, cette sociologie se déplace pour analyser les activités (ainsi que leurs caractéristiques morphologiques et doctrinales les plus saillantes), activités qui sont les mieux placées pratiquement pour envisager, théoriser et tenter de réduire ces problèmes. »174

L’intérêt de ces observations impliquées a résidé dans le fait de nous positionner en tant qu’ethnologue indigène, ressource tactique pour pouvoir interagir en situation avec les cliniciens observés. Il ne s’agit pas, en effet, pour moi de nier ma formation de psychologue clinicien, je partage avec les cliniciens observés la même communauté d’expérience. Ma posture impliquée rejoint donc un peu celle de ANDERSON lorsqu’il se proposa d’étudier les hobos175. Il ne s’agit pas d’une observation participante, ce qui supposerait la mise en place d’un dispositif, parfois sophistiqué, pour « se faire accepter » par le groupe étudié nous précise ANDERSON. Il s’agit plutôt d’accepter ma posture d’ethnologue indigène avec les limites évoquées plus haut (notamment de non simultanéité) et les difficultés qu’elles engendrent176.

(3) la réalisation d’entretiens (31 entretiens auprès de 32 professionnels177) avec les différents acteurs impliqués dans l’histoire et la construction de la démarche clinique du CSMP (responsable, fondateurs du dispositif, membres du bureau, chercheurs ayant joué un rôle important dans l’histoire du dispositif). Pour réaliser les entretiens, nous avons travaillé avec deux guides : un en direction des professionnels de terrain des structures sanitaires et sociales, et l’autre en direction des coordinateurs et inspecteurs DRASS/DDASS, directeurs d’institutions sanitaires et sociales (CMP, CHRS, foyers sociaux), membres du bureau du CSMP. L’intérêt de ces entretiens, pour deux populations différentes, a été de mettre en œuvre une démarche comparative à partir des places de chacun (en fonction des perceptions qu’ils pouvaient avoir des usagers/bénéficiaires/patients et de leur(s) problématique(s), de l’histoire du projet/de l’établissement/de l’association, du fonctionnement actuel du projet/de l’établissement/de l’association, de la trajectoire professionnelle et de la place du professionnel dans la structure, de la situation du réseau santé mentale précarité au regard de leur pratique professionnelle, des stratégies mises en œuvre dans leur pratique de clinicien et/ou de travailleur social, et des transformations de leur pratique engendrées par le réseau178). Les comparaisons issues de l’analyse des entretiens nous ont permis d’établir des ponts entre différents couples de savoirs qui traditionnellement s’opposent : savoirs profanes/savoirs savants, savoirs locaux/savoirs institués, savoirs expérimentaux/savoirs académiques, savoirs spécialisés/savoirs universels, ou pour reprendre les catégories de Michel CALLON, « recherche de plein air »/« recherche confinée »179.

Notes
164.

GOFFMAN E., (1991), Les cadres de l’expérience, Paris, Les Editions de Minuit.

165.

JOSEPH I., (1998), Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, p. 123.

166.

CASTEL R., (1994), « La notion de problématisation comme mode de lecture de l’histoire », ronéoté, cité par RAVON B., (2008), op. cit., p. 28.

167.

DONZELOT J., MEVEL C., WYVEKENS A., (2003), Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris, Le Seuil, p. 248.

168.

L’ensemble des corpus doctrinaux de référence étudiés est récapitulé dans un tableau placé dans les annexes de l’introduction.

169.

Cf. annexes de l’introduction - Tableau récapitulatif des observations impliquées effectuées.

170.

HUGHES E.-C., (1996), Le regard sociologique. Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel CHAPOULIE, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

171.

Ibid, p. 275.

172.

LAPLANTINE F., (1996), La description ethnographique, Paris, Nathan, p. 21.

173.

ELIAS N., (1993), op. cit., p. 63.

174.

RAVON B., dans ION J. et al., (2005), op. cit., p. 33.

175.

« … Encore fallait-il être capable d’entrer en contact avec les individus, de susciter leur parole, de les pousser à évoquer leur histoire : c’est ici que l’on devine à quel point l’appartenance intime d’Anderson à la population hobo dut lui faciliter la tâche. Il put… puiser dans sa connaissance des expériences vécues pour inventer des tactiques de relations et d’interview. » ANDERSON N., (1993), Le hobo, présentation d’Oliver SCHWARTZ, Nathan, p. 13-14.

176.

Je partage ainsi complètement cette observation d’Abdelkader BELBAHRI : « L’ethnologue indigène est un observateur qui n’est pas perçu comme totalement étranger aux groupes étudiés et, inversement, lui-même est partagé entre l’identification au milieu et au monde intellectuel et professionnel auquel il appartient. On pourrait arguer que c’est un peu un « traître » en gestation. Son statut est en fait beaucoup plus problématique. Vis-à-vis de ses pairs, il pense qu’il doit se soumettre au respect d’un minimum de règles nécessaires à un travail scientifique, et qu’il est tenu de faire preuve d’un surplus de légitimation pour tenir son rôle dans le milieu académique. Il est dans la même situation que ce reclus décrit par Goffman, qui se met à pratiquer un sport de manière intensive et obsessionnelle pour prouver qu’il obéit à la lettre aux règlements de l’institution et qu’il ne ressemble aucunement aux autres reclus. Cette attitude est décrite par l’auteur d’Asiles comme un phénomène de suradaptation. Ce type de sociologue a une grande familiarité avec son milieu. Cette grande proximité, qui généralement est un handicap pour un chercheur, peut être transformée en ressources par l’ethnologue indigène, à condition qu’il sache adopter un mode d’échange souple. Cette méthode de travail lui est permise précisément par sa grande insertion dans le milieu. » BELBAHRI A., « Figures du militantisme Beur », dans ION J., (2001), op. cit., p. 93.

177.

Cf. annexes de l’introduction - Tableau récapitulatif des entretiens menés et guides d’entretien.

178.

Ces guides ont été placés dans les annexes de l’introduction.

179.

CALLON M., LASCOUMES P., BARTHE Y., (2001) Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, Paris, Editions du Seuil.