Une analyse combinatoire

Les observations exploratoires qui ont été faites pendant les premiers mois de thèse nous ont assez rapidement conduits à constater que le travail des cliniciens rencontrés devait être envisagé comme l’articulation d’un double travail ; un travail « au front » et un travail «réflexif ». Le travail « au front » correspond à l’activité principale des cliniciens, il s’agit du travail « en première ligne » avec les usagers, les patients, les bénéficiaires ou les résidents180. Le travail « réflexif » correspond à l’élaboration, souvent collective, de l’activité « au front » ; il peut s’agir de l’élaboration des savoirs, de l’organisation des activités, de la construction des outils de travail, d’une distanciation réflexive sur la pratique… Si ces observations ne possèdent en elles-mêmes rien de bien nouveau, elles nous ont permis de faire l’hypothèse que si nous voulons comprendre le travail « au front » des agents, nous devons interroger le cadrage de ces activités à la fois au niveau de leurs modalités concrètes d’intervention et au niveau de leur organisation. Pour ce faire, il nous fallait également trouver une méthode d’analyse permettant de croiser différentes données issues d’analyse historique, ethnographique et morphologique.

Les références choisies pour collecter et interpréter « le » terrain ont alors été saisies « ni comme un « tout » qu’il s’agirait de découvrir (ethnologie intégrative), ni comme la configuration narrative d’un soi dans le cadre d’une histoire singulière (ethnographie narrative), mais comme une collection hétéroclite de ressources entre lesquelles les individus doivent se déplacer. »181 Nous avons choisi l’approche ethnographique proposée par Nicolas DODIER et Isabelle BASZINGER, qu’ils appellent ethnographie combinatoire car cette approche permet en circulant sur le(s) terrain(s) de réunir « une jurisprudence de cas propre à identifier les différentes formes d’action dans lesquelles les personnes peuvent s’engager, ainsi que leurs combinaisons possibles »182. Aborder les cliniciens sous l’angle de l’altérité pragmatique permet de dégager un espace d’enquêtes et d’interprétations dans lequel ils sont saisis « dans le cours concret de leurs activités, autrement que sous l’angle de leur appartenance à une entité collective ou, plus largement, d’une position acquise dans un espace social déjà constitué […] [ce qui] implique que l’on ne suppose pas, a priori, ces positions, ou ces appartenances, comme les éléments systématiquement pertinents pour prendre la mesure des possibilités d’agir inventoriées lors des observations ethnographiques. »183

Dans cette perspective, notre recours à l’enquête ethnographique vise à donner à voir, de manière inductive, la dynamique des activités concrètes des cliniciens dans le cadre de références normatives complexes, situationnelles et non unifiées. Les trois parties de la thèse comprennent chacune un certain nombre de monographies184 donnant à voir les activités concrètes, et leurs modalités de cadrage, des cliniciens de la précarité. Ces monographies ne sont pas isolables entre elles. L’ethnographie combinatoire que nous avons mise en œuvre se donne à voir à travers une analyse progressive de ces monographies, analyse qui prend donc sens au fur et à mesure du travail de recherche.

Notes
180.

Comme le souligne Jacques ION, le front de l’action est l’un de « ces espaces spécifiques où s’applique de façon dominante le discours sur la déliaison […] et en cela espaces privilégiés d’observation de ces tentatives où s’expérimente en quelque sorte du « refaire société » » ION J., « Faire du social sans social ? » dans MICOUD A., PERONI M, (2000), op. cit, p. 34.

181.

DODIER N., BASZANGER I., « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique » dans La revue Française de sociologie, n° 1, vol. 38, 1997, p. 49.

182.

Ibid, p. 38

183.

Ibid, p.60-61.

184.

Par monographie, nous entendons une enquête ou une étude « approfondie limitée à un fait social particulier et fondée sur une observation directe qui, mettant en contact avec les faits concrets, participe de l'expérience vécue et relève de la sociologie compréhensive » Trésor de la langue française (http://atilf.atilf.fr). Cf. également KAUFMANN J.-C., (1996), L'entretien compréhensif, Paris, Ed. Nathan Université.