1. Le responsable du CSMP : un psychiatre militant du « social »

Le responsable du Carrefour Santé Mentale Précarité, Jean-Jacques TABARY, est un militant. Ancien secrétaire-adjoint du Parti Socialiste de Bourg-en-Bresse, trésorier du Cercle Condorcet192 de la même ville, ancien chef de secteur psychiatrique, ancien président de la Commission Médicale d’Etablissement (CME) du Centre Psychothérapique de l'Ain (CPA), il a siégé et siège encore dans de nombreuses instances décisionnaires, en tant que « simple » citoyen ou en tant que professionnel. Tout au long de sa carrière de psychiatre, il semble s’être engagé, progressivement et de plus en plus, dans la lutte contre les inégalités et pour les personnes qui se trouvent « à la marge ». Il s’est très tôt intéressé en tant que professionnel à la problématique des limites dedans/dehors, inclus/exclus. Jeune interne, sa thèse de médecine portait sur les enveloppements thérapeutiques appelés « Pack » ou « Packing ». Ce qui est particulier à cette technique par rapport à d'autres indications thérapeutiques, c'est la mise en jeu de la problématique du corps (de ses limites, de son image, de sa symbolisation) dans ses multiples dimensions physique, psychique et sociale193.

Un rapide regard sur son emploi du temps révèle qu’il s’investit encore aujourd’hui dans de nombreuses activités extraprofessionnelles qui toutes prolongent cependant ses activités cliniques. Pour lui, il parait évident « parce qu’on s’occupe de la précarité, de s’intéresser au social » 194. S’intéresser au social, c’est participer par exemple aux multiples assemblées générales des associations porteuses des CHRS locaux, aller aux manifestations organisées par les institutions sociales (les anniversaires comme les colloques en passant par les manifestations sur la voie publique – sans pour autant se mélanger systématiquement aux manifestants), c’est participer aux débats publics, faire partie du Comité d’Administration d’associations tel que Vivre en ville 195 et s’il le faut prendre position publiquement auprès d’un préfet ou auprès des services de l’Etat (DDASS) lorsque la survie de ceux qui sont considérés comme « partenaires sociaux » est en jeu196. Bref, ses activités vont bien au-delà des tâches dévolues à un praticien hospitalier et elles participent certainement à l’impression de proximité établie avec les professionnels de nombreuses structures sociales du département. Lorsque le « Docteur » TABARY entre dans une salle de réunion ou de colloque, les salutations et les marques de respect, comme les plaisanteries, vont bon train. Un petit mot pour l’un comme pour l’autre sans pour autant tomber dans les tours de bras démagogiques. « Je trouve que je ne suis pas assez dans le relationnel mais je n’aime pas faire ça » se plait-il à dire. « Il faudrait que je sois encore plus dans l’hypocrisie et que j’aille frapper aux portes des institutionnels mais je crois que je suis finalement assez timide, peut-être trop, je ne sais pas, mais je préfère plutôt garder le contact avec les patients et on n’a pas tant de temps que ça. Il faudrait que je fasse que ça sinon. En plus, le ma-na-ge-ment, ça n’est pas vraiment mon truc. »

De cet homme se dégage un indéniable charisme qui, parce qu’il est aussi empreint d’une certaine pudeur et modestie, laisse à penser que le cœur de son savoir-faire est à chercher du côté de l’art du contact. Nous nous sommes assez rapidement aperçus que les « rigolades » et interpellations, lancées sans en avoir l’air dans différents contextes et aux assemblées qui l’écoutaient, portaient généralement sur une critique sévère, bien souvent cynique, des organisations, des administrations, des réseaux, des procédures et des règles juridiques. Il existe chez Mr TABARY une ligne de tension forte entre un intérêt pour le cadrage de l’activité clinique (la politique de soin, l’organisation des soins, les formations) et un intérêt pour ce qu’il appelle le « trajet du patient », la clinique en tant que telle. Pour Mr TABARY, dans la mesure où le patient circule dans les différents mondes que sont la santé, le social, le travail, le logement, il faut qu’à son tour le professionnel circule dans ces mondes pour aller en quelque sorte cueillir la souffrance de l’individu, là où elle émerge. Cette idée fondamentale est au cœur de l’intervention du CSMP.

En même temps, ce qui peut paraître paradoxal lorsqu’on rencontre Mr TABARY pour la première fois, c’est que l’activité produite par ce médecin, sans perdre de vue le devenir des personnes en situation de précarité, est largement orientée par des objets administratifs. Mr TABARY n’est pas moins que médecin psychiatre dans un CMP, responsable d’un service pour patients psychotiques, responsable du CSMP, membre de deux comités de santé mentale rattachés à la ville de Bourg-en-Bresse, référent technique dans différents Comité de Pilotage et Comité Technique de réseaux santé/social dans le département. Bref, peu d’instances liées à la santé mentale et au (travail) social sur son secteur d’intervention ne lui échappent.

Cette tension entre une intense activité clinique et une présence à toutes les instances de son cadrage institutionnel est la rencontre d’une histoire et d’une activité permanente. Cependant, si ce personnage est une figure incontournable du CSMP, les voix qui se sont mêlées pour créer et faire vivre ce dispositif sont nombreuses. Le CSMP est né d’une longue maturation collective dont quatre temps inauguraux nous ont semblé tout particulièrement importants afin de comprendre la nature de l’intervention qui traverse ce dispositif.

Notes
192.

Les Cercles Condorcet sont des associations de citoyens, généralement rattachées à des villes où siègent des instances décisionnaires. A Bourg-en-Bresse et selon notre interlocuteur, le Cercle Condorcet réunissait une dizaine de personnes autour de débats et de réflexions sur les grands problèmes de société. Ce groupe était également chargé de fournir des préconisations à la Ligue de l’enseignement, ligue dont l’objectif est « d’inviter les citoyens à s'associer dans la lutte contre les inégalités, à débattre et à être acteurs dans la cité afin de construire une société plus juste, plus libre et plus solidaire visant à l'émancipation de tous » (Extrait du site internet de La ligue de l’enseignement).

193.

Enracinée dans les différentes cultures du maternage et de l'hydrothérapie à travers le monde, cette technique de soin a été revisitée par des psychanalystes, tel que Pierre DELION, pour devenir une technique au service de la psychothérapie des sujets autistes ou psychotiques. Il s'agit d'envelopper le corps dénudé du patient dans des linges trempés dans l'eau froide et d'être là avec lui au cours du réchauffement, attentif à ce que cette situation particulière va lui permettre d'évoquer, de revivre. Les thérapeutes qui entourent le patient qui se réchauffe jouent en même temps le jeu de se laisser affecter par ce qu’ils ressentent, ils font ainsi de l’élaboration de leur « contre-transfert » un vecteur permettant de soutenir et de maintenir l’individu dans ses corps (physique, psychique et social). Cf. DELION P., (2003), Le packing avec les enfants autistes et psychotiques,Paris, Erès.

194.

Les citations en italiques sont extraites des entretiens.

195.

L’association Vivre en ville à Bourg-en-Bresse est un club d'activités et un service d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) pour personnes handicapées psychiques.

196.

Pour un exemple de témoignage de soutien aux partenaires sociaux du CSMP cf. annexes du chapitre 1 - L’exemple du FAR.