Dès sa publication, le travail de Christian LAVAL et Pierre VIDAL-NAQUET a certainement du faire l’objet de nombreuses discussions informelles dans ces différentes institutions mais nous n’en avons pas recueilli de trace objective. Ce n’est qu’une année plus tard, fin 1999, début 2000, que nous avons pu retrouver son incidence sur les institutions concernées. Entre temps, au CPA, un certain nombre de groupes pluridisciplinaires d’une quinzaine de professionnels représentant tous les secteurs du département ont été constitués « quelque peu auto-désignés par leur intérêt pour la question, et leurs compétences » 204 et ce, dans le but de discuter des grands axes qui vont constituer le second Projet d’Etablissement du CPA prévu pour 2002. Un de ces groupes a pris le nom de « Groupe pluridisciplinaire Santé Mentale Précarité ». Ce groupe est placé sous la responsabilité de Mr TABARY qui a accepté cette nouvelle charge selon ses propos « dans la continuité de mon expérience de responsable technique du dispositif RMI et parce qu’il n’y aurait eu personne d’autre sinon. »
En même temps, Mr TABARY reçoit une demande externe en provenance d’une de ses amies, membre du Cercle Condorcet, et inspectrice de la DDASS. Depuis quelques mois, cette dernière n’a de cesse de recevoir dans ses locaux des réfugiés bosniaques qui lui demandent asile. Ne sachant plus quoi faire avec tant de demandes et tant de souffrances en lien à des traumatismes aussi bien liés à la migration qu’à la guerre, l’inspectrice souhaite les envoyer à l’hôpital psychiatrique. Il faut donc selon elle mettre en place un protocole permettant de recevoir en toute urgence ce public demandeur d’asile. A l’époque, le Centre d’Accueil Permanent (CAP205) du CPA n’existe pas et ce public n’ayant pas d’adresse fixe, il ne peut pas être orienté vers les services intrahospitaliers qui répondent à la règle : une adresse correspond à un secteur psychiatrique qui correspond à un service intrahospitalier. Se pose donc la question du service psychiatrique qui est le plus en mesure de les recevoir. Sans réponse, l’inspectrice de la DDASS se tourne donc du côté de son ami psychiatre qui lui précise que cette question peut être travaillée dans le Groupe Santé Mentale Précarité.
Dès le départ des réflexions du groupe, Mr TABARY s’inscrit dans la continuité des idées phares développées par les deux sociologues, idées qui lui semblent pertinentes du point de vue de son expérience du dispositif « Psychologue RMI » : « Il fallait qu’on travaille avec les CHRS. Le discours qu’on entendait ici à l’hôpital c’est que la souffrance qui résulte de la précarité est un problème à résoudre là où ça émerge, c'est-à-dire dans le social, et donc qu’on n’avait, nous psychiatres, rien à y faire. Je leur disais donc que la précarité est une maladie ; et que les psychologues RMI avaient compris ça depuis longtemps déjà ! Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la psychiatrie publique ne doit s’occuper que de la psychose et le social du reste. » Ainsi, dans le premier compte-rendu du Groupe Santé Mentale Précarité, il est spécifié la volonté d’ouvrir la réflexion aux institutions sociales considérées préalablement comme « partenaires » de la réflexion.
‘« [Recommandation du GSMP :] Ouverture du groupe aux partenaires sociaux afin d’enrichir nos réflexions et de trouver un langage commun. Il apparaît que d’après les expériences de partenariat avec les travailleurs sociaux de plusieurs d’entre nous (Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel, Centre social), cette collaboration permet une déculpabilisation des partenaires. « La psy non plus n’a pas de solution ». Les échanges sont du coup davantage basés sur une réflexion commune que sur la recherche de solution. Les équipes de psychiatrie semblent avoir un petit avantage : elles ont l’habitude d’être confrontées à l’ « incurabilité ». »Le GSMP part du constat qu’il manque sur tout le territoire du département une politique commune de soin. « Chacun [chaque psychiatre médecin-chef] fait ce qu’il veut dans son secteur, même s’il y a parfois des incohérences. Par exemple, dans un certain nombre de CMP évolués on va dire, l’entretien de première intention se fait par les infirmières. Mais il y a encore quelques secteurs, dont je tairai les noms, où les patients doivent attendre un mois voire plus avant de rencontrer le médecin pour un premier entretien. Vous pensez bien que le gars qui est dans l’urgence, il ne va pas revenir et on va le retrouver où ? Et bien au mieux dans un CHRS, au pire il reste dans la rue. » 206 La réflexion du groupe se situe donc d’emblée à un niveau stratégique concernant l’intervention, à la fois centré sur les secteurs psychiatriques à travers les CMP et centré sur l’institution par le fait même de participer à un groupe de réflexion qui va définir le projet d’établissement, et donc la politique de soin de l’établissement. Pour les membres du GSMP, la problématique de la réinsertion des « ex-malades mentaux » nécessite donc une réflexion plus généralisée au niveau de l’hôpital et de sa politique de secteur. Il ne s’agit pas seulement de s’ouvrir sur le social au niveau de la ville de Bourg-en-Bresse, il s’agit de s’ouvrir au social sur l’ensemble du département en s’appuyant sur les secteurs psychiatriques. Cette politique organisationnelle de la clinique est inscrite dans le premier rapport du GSMP remis à la Commission Médicale d’Etablissement (CME) le 30 novembre 2001. Son élaboration constitue une phase importante de montée en généralité locale (départementale) de la problématique du traitement par la « santé mentale » de la « précarité sociale ».
‘« Bilan et analyse de la situationNous constatons à la lecture de cet extrait que le Groupe Santé Mentale Précarité commence à cadrer et orienter ses activités de manière tous azimuts à la fois en direction des soignants, des aidants, des individus, des collectivités et de la recherche. Cette démarche de cadrage repose sur une conception originale du traitement clinique de la précarité qui consiste à dire que plus l’exclusion est grande, plus les connexions entre les mondes doivent être activées.
‘« Orientations proposéesCette activation des connexions entre les mondes est rendue possible grâce au travail de traduction initié par les sociologues de l’ORSPERE et visible à travers la mise en œuvre d’un double transfert de compétences : d’une part nous observons une forme de sociologisation des soignants qui doivent recevoir une « formation sociale plus approfondie », qui assurent une présence dans les collectivités, qui se constituent en « lieu ressource » en dehors de l’hôpital ; d’autre part nous observons une forme de sanitarisation des aidants (travailleurs sociaux) qui rencontrent les soignants pour leur demander « conseil », qui se forment auprès d’eux pour améliorer leurs actions de prévention, de dépistage auprès des « personnes en situation de précarité ».
Là encore, notons que le « public cible » n’est plus celui des « ex-malades mentaux » mais celui « des personnes en situation de précarité ». Cette catégorie est maintenant communément partagée. La nouvelle norme « fonctionnelle » de traitement qui accompagne l’émergence de cette catégorie consiste à dire que les professionnels ne sont plus libres de pratiquer comme bon leur semble, quitte à ce que cela se fasse de manière isolée dans l’ignorance des uns et des autres. Il s’agit plutôt de comprendre comment ils peuvent travailler collectivement à travers l’élaboration de partenariats, la mise en commun de réflexions autour des pratiques et des cas rencontrés, la création de dispositifs. Pour ce faire, établir un réseau « nécessite de mieux déterminer les missions et les limites de la psychiatrie en ce qui concerne l’aide aux aidants » 209. Autrement dit cela oblige à la fois à considérer la nature précise de ce qui fait être le professionnel, son identité propre, et en même temps ce qui l’attache aux autres.
Rapport annuel 2000 du CSMP, p. 1.
Le CAP est le centre d’accueil, d’orientation et d’urgence psychiatrique du CPA.
Entretien individuel avec Mr TABARY.
COTOREP : Commission Technique d'Orientation et de Reclassement Professionnel.
CHG : Centre Hospitalier Général.
Rapport des groupes pluridisciplinaires de réflexion pour l’élaboration du Projet d’Etablissement n°2, Groupe Santé Mentale et Précarité, p. 65.