3. Le Groupe Santé Mentale Précarité et le Projet d’Etablissement n°2 : la psychiatrie convoquée à la réinsertion d’un public en « souffrance psychique d’origine sociale » (1998-2000)

Dès sa publication, le travail de Christian LAVAL et Pierre VIDAL-NAQUET a certainement du faire l’objet de nombreuses discussions informelles dans ces différentes institutions mais nous n’en avons pas recueilli de trace objective. Ce n’est qu’une année plus tard, fin 1999, début 2000, que nous avons pu retrouver son incidence sur les institutions concernées. Entre temps, au CPA, un certain nombre de groupes pluridisciplinaires d’une quinzaine de professionnels représentant tous les secteurs du département ont été constitués « quelque peu auto-désignés par leur intérêt pour la question, et leurs compétences » 204 et ce, dans le but de discuter des grands axes qui vont constituer le second Projet d’Etablissement du CPA prévu pour 2002. Un de ces groupes a pris le nom de « Groupe pluridisciplinaire Santé Mentale Précarité ». Ce groupe est placé sous la responsabilité de Mr TABARY qui a accepté cette nouvelle charge selon ses propos « dans la continuité de mon expérience de responsable technique du dispositif RMI et parce qu’il n’y aurait eu personne d’autre sinon. »

En même temps, Mr TABARY reçoit une demande externe en provenance d’une de ses amies, membre du Cercle Condorcet, et inspectrice de la DDASS. Depuis quelques mois, cette dernière n’a de cesse de recevoir dans ses locaux des réfugiés bosniaques qui lui demandent asile. Ne sachant plus quoi faire avec tant de demandes et tant de souffrances en lien à des traumatismes aussi bien liés à la migration qu’à la guerre, l’inspectrice souhaite les envoyer à l’hôpital psychiatrique. Il faut donc selon elle mettre en place un protocole permettant de recevoir en toute urgence ce public demandeur d’asile. A l’époque, le Centre d’Accueil Permanent (CAP205) du CPA n’existe pas et ce public n’ayant pas d’adresse fixe, il ne peut pas être orienté vers les services intrahospitaliers qui répondent à la règle : une adresse correspond à un secteur psychiatrique qui correspond à un service intrahospitalier. Se pose donc la question du service psychiatrique qui est le plus en mesure de les recevoir. Sans réponse, l’inspectrice de la DDASS se tourne donc du côté de son ami psychiatre qui lui précise que cette question peut être travaillée dans le Groupe Santé Mentale Précarité.

Dès le départ des réflexions du groupe, Mr TABARY s’inscrit dans la continuité des idées phares développées par les deux sociologues, idées qui lui semblent pertinentes du point de vue de son expérience du dispositif « Psychologue RMI » : « Il fallait qu’on travaille avec les CHRS. Le discours qu’on entendait ici à l’hôpital c’est que la souffrance qui résulte de la précarité est un problème à résoudre là où ça émerge, c'est-à-dire dans le social, et donc qu’on n’avait, nous psychiatres, rien à y faire. Je leur disais donc que la précarité est une maladie ; et que les psychologues RMI avaient compris ça depuis longtemps déjà ! Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la psychiatrie publique ne doit s’occuper que de la psychose et le social du reste. » Ainsi, dans le premier compte-rendu du Groupe Santé Mentale Précarité, il est spécifié la volonté d’ouvrir la réflexion aux institutions sociales considérées préalablement comme « partenaires » de la réflexion.

‘« [Recommandation du GSMP :] Ouverture du groupe aux partenaires sociaux afin d’enrichir nos réflexions et de trouver un langage commun. Il apparaît que d’après les expériences de partenariat avec les travailleurs sociaux de plusieurs d’entre nous (Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel, Centre social), cette collaboration permet une déculpabilisation des partenaires. « La psy non plus n’a pas de solution ». Les échanges sont du coup davantage basés sur une réflexion commune que sur la recherche de solution. Les équipes de psychiatrie semblent avoir un petit avantage : elles ont l’habitude d’être confrontées à l’ « incurabilité ». »
Compte-rendu du GSMP du 14 mars 2000, p. 4-5.’

Le GSMP part du constat qu’il manque sur tout le territoire du département une politique commune de soin. « Chacun [chaque psychiatre médecin-chef] fait ce qu’il veut dans son secteur, même s’il y a parfois des incohérences. Par exemple, dans un certain nombre de CMP évolués on va dire, l’entretien de première intention se fait par les infirmières. Mais il y a encore quelques secteurs, dont je tairai les noms, où les patients doivent attendre un mois voire plus avant de rencontrer le médecin pour un premier entretien. Vous pensez bien que le gars qui est dans l’urgence, il ne va pas revenir et on va le retrouver où ? Et bien au mieux dans un CHRS, au pire il reste dans la rue. » 206 La réflexion du groupe se situe donc d’emblée à un niveau stratégique concernant l’intervention, à la fois centré sur les secteurs psychiatriques à travers les CMP et centré sur l’institution par le fait même de participer à un groupe de réflexion qui va définir le projet d’établissement, et donc la politique de soin de l’établissement. Pour les membres du GSMP, la problématique de la réinsertion des « ex-malades mentaux » nécessite donc une réflexion plus généralisée au niveau de l’hôpital et de sa politique de secteur. Il ne s’agit pas seulement de s’ouvrir sur le social au niveau de la ville de Bourg-en-Bresse, il s’agit de s’ouvrir au social sur l’ensemble du département en s’appuyant sur les secteurs psychiatriques. Cette politique organisationnelle de la clinique est inscrite dans le premier rapport du GSMP remis à la Commission Médicale d’Etablissement (CME) le 30 novembre 2001. Son élaboration constitue une phase importante de montée en généralité locale (départementale) de la problématique du traitement par la « santé mentale » de la « précarité sociale ».

‘« Bilan et analyse de la situation
Contribution du CPA à la réinsertion des personnes en situation de précarité
Elle repose sur 3 axes :
- La réinsertion des patients fragilisés, dont la plupart se situe dans les limites de la précarité, par l’indigence de leurs ressources, par la fragilité des liens sociaux.
- Une offre de soins classique dans les différents lieux, intra et extra hospitaliers, sans spécificité. Exemple : CMP de Bourg 15% de personnes titulaires d’aides (RMI, allocation parent isolé, allocation de fin de droit, etc.…)
- Des participations à diverses actions et expériences, jusque là cloisonnées, pouvant actuellement se regrouper sous le registre des Programmes Régionaux d’Accès à la Prévention et au Soin (PRAPS) : dispositif psychologue RMI, Cellule Technique d’Insertion (CTI), CASU, ORSPERE, Plate forme de la grande Ressouze.
Constat des principaux manques actuels
- Une politique commune au niveau départemental.
- Des actions de réinsertion, axées sur d’autres registres que le soin, le travail et le logement.
- Une déconcentration des actions qui sont actuellement centrées sur les agglomérations urbaines.
- Une meilleure connaissance des populations et de leurs difficultés.
- Une prise en compte améliorée des difficultés liées à la précarité. Actuellement, on oscille entre deux positions extrêmes :
Difficulté de reconnaissance des souffrances liées à la précarité, report de ce problème sur le social et le politique.
Tendance à rechercher une solution universelle dans la psychologisation du problème.
Vers une problématique ciblée
- L’implication de la psychiatrie est en recherche. Elle doit être équidistante entre ces 2 positions et garder sa spécificité, c'est-à-dire :
Le repérage de la maladie mentale là où elle se trouve (indépendamment du contexte social).
La prise en compte d’une clinique de la pathologie directement liée aux conditions de vie défavorables.
Les outils dans le contexte actuel
- Une meilleure connaissance des mécanismes de la pathologie de l’exclusion, qui permettrait d’orienter la recherche, de mieux maîtriser la demande, d’affiner les réponses.
- Une connaissance et application de la loi du 29 juillet 1998 dite « Loi contre les exclusions ».
- Un repérage et un dépistage des « niches » où les personnes démunies ne bénéficient pas des services et des droits auxquels elles pourraient prétendre en tant que citoyen (par exemple difficulté à obtenir les certificats de mainlevée de tutelle).
Identification des populations ciblées
- Personnes en précarité provisoire
Chômage, surendettement, toutes situations où il n’y a pas de dégradation des liens sociaux, ni perte de l’estime de soi.
Les moyens actuels répondent aux besoins, la souffrance psychique ne devant pas être masquée par les difficultés matérielles.
- Zones de précarité chronique : Quartiers difficiles, ZEP, populations mal intégrées. L’implication de la psychiatrie doit rester une disponibilité, voire un regard extérieur, une présence inductrice de compréhension. Mais elle ne doit pas prétendre résoudre les difficultés sociales inhérentes à ces situations, ni se substituer aux organismes implantés sur le terrain. Certaines recommandations, préconisations visant à une présence diffuse et permanente du discours psychiatrique dans ces populations, ne sont pas recevables. Par contre, doivent être étudiés des dispositifs d’aide aux aidants, des conseils techniques, des actions de prévention, des actions individuelles auprès des malades se trouvant dans ces populations.
- Grande exclusion
Jeunes de 18 à 25 ans sans ressource (dispositif de prévention du suicide).
Publics des structures d’accueil : CHRS, les foyers, les hôtels sociaux.
Partenariat plus actif à développer sur le terrain.
Rapport des groupes pluridisciplinaires de réflexion
pour l’élaboration du Projet d’Etablissement n°2,
Groupe Santé Mentale et Précarité, 30 nov. 2001, p. 61-63.’

Nous constatons à la lecture de cet extrait que le Groupe Santé Mentale Précarité commence à cadrer et orienter ses activités de manière tous azimuts à la fois en direction des soignants, des aidants, des individus, des collectivités et de la recherche. Cette démarche de cadrage repose sur une conception originale du traitement clinique de la précarité qui consiste à dire que plus l’exclusion est grande, plus les connexions entre les mondes doivent être activées.

‘« Orientations proposées
En établissant le bilan, un constat a été fait que le personnel du CPA participait à diverses actions menées dans le cadre de la réinsertion et de la lutte contre la précarité (petits-déjeuners « causants » au CMP de Bourg, construction d’une goélette à Ambérieu…), ces expériences n’étaient connues qu’au niveau d’un seul secteur.
- Au service des soignants : Création d’un lieu ressource
Centralisation et diffusion des informations et expériences
Le lieu ressource permettrait de centraliser et diffuser l’ensemble des informations des secteurs, les expériences et les textes législatifs (collaboration avec la bibliothèque médicale).
Gestion des relations avec les partenaires institutionnels
Un tel lieu permettrait de gérer efficacement les relations avec les partenaires institutionnels (exemple : COTOREP207). Il animerait une politique de recherche psychiatrique sur cette population ciblée (groupe de recherche, statistiques…) et développerait des projets d’action collective.
Outil dynamique au service des secteurs
Ce lieu ressource pourrait être l’occasion de regrouper 5 ou 6 personnes mobiles d’origine pluridisciplinaire. Il devrait être avantageusement complété par un dispositif analogue dans les CHG208 avec lesquels il fonctionnerait en partenariat.
- Au service des « aidants » : Structure « Carrefour Santé Mentale Précarité »
Lieu de rencontre avec les organismes demandeurs d’aide et d’intervention psychiatrique.
Vocation : Recueil des demandes, évaluation, faisabilité, élaboration de réponses dans des actions de prévention, de formation, de conseil, d’élucidation, de dépistage. Il s’agit d’une structure dont l’initiative ne relève peut-être pas du CPA mais qui pourrait être initiée dans le cadre du PRAPS.
Démarche projet :
Elaborer un projet de structure de soin avec plusieurs niveaux d’entrée en fonction du type de patient.
Monter ce projet avec les principaux partenaires de la « structure carrefour » pour permettre d’évaluer les patients et de les orienter soit vers la psychiatrie, soit vers les organismes sociaux (idée d’un « CHA de misère »).
- Au service des individus : CMP et autres structures
Le CMP classique reste le lieu d’accueil privilégié : l’accueil des populations démunies nécessiterait quelques aménagements dans la flexibilité, une meilleure tolérance aux irrégularités (non respect des horaires) inhérentes à certaines de ces populations. Formation sociale plus approfondie chez les soignants.
Les autres structures de soins : Hôpital de jour, CATTP, hospitalisation complète.
Développer une meilleure accessibilité aux personnes dont la pathologie est directement liée à la situation sociale.
L’hospitalisation complète doit s’enquérir systématiquement du suivi du patient (article 73 de la loi contre l’exclusion).
- Au service des collectivités : Présence institutionnelle
Présence des soignants dans les institutions, de préférence au niveau communal : commission d’attribution HLM ; contrat de culture et de loisirs avec les clubs sportifs et associations culturelles ; partenariat et réseaux avec les structures d’éducation, les tribunaux, les organismes de tutelle de majeurs protégés ; citoyenneté et respect du droit de vote, des droits dans le cadre des lois de 68, 90, etc.
- Au service de la recherche : axes à développer
Participation aux enquêtes de l’Observatoire Régional Rhône-Alpes sur la Souffrance Psychique En Rapport avec l’Exclusion (ORSPERE) ; documentation spécifique ; évaluation de recherche dans le cadre du PRAPS.
Rapport des groupes pluridisciplinaires de réflexion
pour l’élaboration du Projet d’Etablissement n°2,
Groupe Santé Mentale et Précarité, p. 64-65.’

Cette activation des connexions entre les mondes est rendue possible grâce au travail de traduction initié par les sociologues de l’ORSPERE et visible à travers la mise en œuvre d’un double transfert de compétences : d’une part nous observons une forme de sociologisation des soignants qui doivent recevoir une « formation sociale plus approfondie », qui assurent une présence dans les collectivités, qui se constituent en « lieu ressource » en dehors de l’hôpital ; d’autre part nous observons une forme de sanitarisation des aidants (travailleurs sociaux) qui rencontrent les soignants pour leur demander « conseil », qui se forment auprès d’eux pour améliorer leurs actions de prévention, de dépistage auprès des « personnes en situation de précarité ».

Là encore, notons que le « public cible » n’est plus celui des « ex-malades mentaux » mais celui « des personnes en situation de précarité ». Cette catégorie est maintenant communément partagée. La nouvelle norme « fonctionnelle » de traitement qui accompagne l’émergence de cette catégorie consiste à dire que les professionnels ne sont plus libres de pratiquer comme bon leur semble, quitte à ce que cela se fasse de manière isolée dans l’ignorance des uns et des autres. Il s’agit plutôt de comprendre comment ils peuvent travailler collectivement à travers l’élaboration de partenariats, la mise en commun de réflexions autour des pratiques et des cas rencontrés, la création de dispositifs. Pour ce faire, établir un réseau « nécessite de mieux déterminer les missions et les limites de la psychiatrie en ce qui concerne l’aide aux aidants » 209. Autrement dit cela oblige à la fois à considérer la nature précise de ce qui fait être le professionnel, son identité propre, et en même temps ce qui l’attache aux autres.

Notes
204.

Rapport annuel 2000 du CSMP, p. 1.

205.

Le CAP est le centre d’accueil, d’orientation et d’urgence psychiatrique du CPA.

206.

Entretien individuel avec Mr TABARY.

207.

COTOREP : Commission Technique d'Orientation et de Reclassement Professionnel.

208.

CHG : Centre Hospitalier Général.

209.

Rapport des groupes pluridisciplinaires de réflexion pour l’élaboration du Projet d’Etablissement n°2, Groupe Santé Mentale et Précarité, p. 65.