S’affranchir de l’institution psychiatrique : un souci de réflexivité et de contextualisation

« Le CSMP permet de repenser le projet du patient. Il arrive qu’on élabore alors un nouveau projet. Du coup peut-être que le soin est pensé différemment et peut-être qu’on aborde le patient autrement. Au CSMP, ce n’est pas une seule façon de penser la prise en charge, par toujours le même médecin, toujours la même infirmière, comme on le voit dans les services. On peut pratiquement tout dire sans être jugé. Par exemple, on peut dire sans crainte de jugement qu’on n’a pas vu telle ou telle chose ou qu’on n’y a pas pensé. Parfois c’est juste de repenser le traitement tout simplement, en disant « ben voilà, il a des complications, il vieillit, il a moins besoin ou il n’a plus besoin d’un certain produit, etc. » Donc c’est une réélaboration complète de la prise en charge que nous faisons ensemble à partir de nos méthodes de travail. C’est une démarche qui est plus juste, je pense que ce que nous faisons d’habitude. […] Paradoxalement, du moins ça peut sembler paradoxal mais ça ne l’est pas en fait, au Carrefour, on repense la problématique de la personne souvent plus en termes de pathologie qu’on ne le fait dans les services. Ca c’est intéressant quand même. Dans les services aujourd’hui, c’est surtout une prise en charge du quotidien, d’un fonctionnement, d’un accompagnement mais pas forcément du fond des choses. […] Le fond des choses pour moi c’est la pathologie bien sur, mais la pathologie comprise comme une structure de pensée. On peut dire qu’un tel est psychotique mais si on ne dit que ça, on ne va pas avancer. Par contre si on cherche à comprendre vraiment là où il en est, à quel stade il en est, qu’est ce que ça veut dire pour lui d’en être là, est-ce qu’il est prêt à élaborer quelque chose avec nous, avec les capacités qu’il a aujourd’hui sur le plan cognitif, etc., alors on voit les choses de manière globale. C’est dans ce sens là que le CSMP nous permet de travailler et de revoir nos pratiques dans les services. » (Entretien individuel avec Mme PARTSON).

Les référents du CSMP semblent s’inscrire dans une certaine quête de liberté et d’ouverture qui consiste à contextualiser leur pratique en allant à la rencontre d’autres professionnels du soin. Cette quête passe par des espaces de réflexivité où ils peuvent faire l’expérience à la fois d’être eux-mêmes (parler en son nom propre dans les espaces dialogiques offerts par le CSMP) et d’avoir un esprit critique sur leurs pratiques (ce qui suppose de prendre distance d’avec sa situation personnelle). Ce double mouvement de publicisation et d’objectivation de soi participe alors à la « déconstruction » de leurs rattachements institutionnels, autrement dit à une sorte d’ « affranchissement » vis-à-vis de l’institution psychiatrique224. Ils trouvent dans l’espace de réflexivité offert par le CSMP, les moyens de prendre la distance critique nécessaire à l’objectivation de leur situation que cela soit à un niveau institutionnel ou au niveau de la relation d’aide elle même. « Aujourd’hui, on ne parle que de faire des projets et de monter des réseaux. L’autre jour, j’ai lu une étude sociologique qui montre qu’à force de placer le patient au centre du réseau, on l’étouffe. Ca c’est un risque auquel on a affaire ici au CSMP. Au CMP en revanche c’est un autre problème. On sent bien que ces gens ont besoin de temps, il leur faut du temps. Alors que nous, c’est l’inverse, on doit proposer une action, on doit aller vite, on a des contraintes administratives, on doit faire des contrats. » 225.

« Dans notre service, on essaie d’avoir une approche globale de la personne. Ce n’est pas que la santé mais le social aussi. Et là, le CSMP m’apporte beaucoup car au CMP on n’a pas le temps de s’y intéresser. Il y a une différence entre la psychiatrie qui serait essentiellement le traitement des psychoses et la santé mentale qui serait plus large, avec le social, la famille, tout l’environnement de la personne. C’est important pour moi de trouver du sens dans ce que je fais. Du coup, j’essaie de travailler ici [au CMP] ce qu’on fait au carrefour, autour de quelle est notre intention dans le soin ? Comment est-ce qu’on peut-être moins dans le faire et plus dans le soin ? Comment est-ce qu’on peut être dans la réflexion de ce que l’on fait ? […] Avant on faisait beaucoup plus de visites à domicile. Maintenant, il y a plus d’entretiens de première intention et ensuite on oriente les gens. Du coup, on a besoin de plus de temps de réflexivité, de groupes de supervision, d’analyses de la pratique, de réunions cliniques, de temps informel où simplement on discute autour du café… en théorie, il faudrait tout ça, les équipes en ont besoin de plus en plus. Le CSMP permet de nous aider à penser ces questions. Heureusement qu’on arrive encore à trouver du temps pour y aller, mais ça va être de plus en plus dur avec les restrictions budgétaires qu’ils annoncent. » (Entretien individuel avec Mr CHASSEPOT, cadre infirmier de proximité, référent au CSMP.)

Alors qu’autrefois, les professionnels de la psychiatrie étaient rattachés à des systèmes d’appartenance institutionnelle dont l’émancipation de l’intervention, référentielle et organisationnelle était difficile voire impossible226, il semble aujourd’hui avoir la possibilité de s’en affranchir en se rattachant à des dispositifs/projets plus proches de leur conviction en tant que personnes. Le référent ne semble alors pas avoir d’autres possibilités que de devenir un « entrepreneur d’action publique » tel que le décrit Gilles JEANNOT c'est-à-dire qu’il va « bousculer la division du travail administratif et […] retourner les contraintes réglementaires en autant de ressources à mobiliser dans la perspective du retour à la vie normale d’individus singuliers. »227 Il s’agit en quelque sorte de passer d’une situation où les personnes en situation de précarité sont ballottées, comme des « patates chaudes »228, d’institutions en institutions et d’aides en aides, à un ordonnancement de cette offre publique au service d’un parcours individuel. Pour ce faire, il faut devenir entrepreneur d’action sociale, c'est-à-dire composant des ressources, plus que bureaucrate appliquant des règles229. Ainsi par exemple, pour Mr TABARY « un SDF qui arrive dans un CMP, comme dans un CHRS parce qu’il a besoin de parler tout de suite, on ne peut pas lui dire revenez dans quelques jours, semaines voire quelques mois. Il faut l’accueillir tout de suite. » Il s’agit pour les référents du CSMP d’offrir à la fois une disponibilité d’écoute mais également une disponibilité pratique, ce qui sous-entend une réorganisation préalable du service (ici pour réaliser dans l’urgence des entretiens de première intention). De plus, idéalement selon Mr TABARY il faut offrir, au moment opportun, toute une gamme de ressources rendues disponibles par l’un ou l’autre des multiples dispositifs de soins et/ou d’insertion (par le logement, l’emploi, les aides financières)230. Nous retrouvons alors au CSMP l’idée émise par Gilles JEANNOT qu’ « « accompagner » une personne c’est alors s’investir dans la machine bureaucratique pour que ce ne soit plus la personne qui s’inscrive dans la routine administrative mais les moyens qui soient mis à sa disposition. »231 Si les référents jouent le jeu de l’institution, pour autant cette nouvelle forme de collectif n’est plus imposée du sommet à la base, elle semble s’élaborer à partir des engagements personnels et des biographies individuelles. « Les échanges avec les autres professionnels du CSMP permettent de nous connaître en dehors de la relation hiérarchique de l’institution. Depuis que je suis au carrefour, c'est-à-dire depuis le début, je vis beaucoup moins par procuration du milieu médical. On est souvent tiraillé entre les différents médecins du service. Par exemple moi j’en ai un qui dit sans arrêt « il faut faire » et l’autre à l’inverse qui reste campé sur « il faut penser ». Et nous on est au milieu. C’est bizarre. Mais avec le carrefour, je me recentre plus sur mon travail alors qu’en même temps j’ai une vision beaucoup plus élargie de ce que font les autres. J’évite d’avoir un seul regard car c’est mortifère. Un jour, un patient m’a dit que je parlais comme Chirac ! En fait mon discours était tellement standardisé que je ne m’en rendais plus compte, et il a fallu que ce soit un patient psychotique qui me le rappelle ! Le carrefour nous permet de repenser ce genre de chose et du coup d’essayer de voir ce qui est important pour nous, bien au-delà des problèmes de hiérarchie. Je crois que je peux dire qu’en fait le carrefour a contribué à revaloriser mon identité professionnelle. […] Par ailleurs, je suis engagée dans pas mal d’associations dont une association culturelle autogérée qui fait du théâtre en plein air. Je m’investis beaucoup dans des projets participatifs qui mélangent des usagers, des professionnels et des bénévoles. J’ai travaillé avec l’association « vivre en ville » par exemple qui est un prolongement de l’UNAFAM. Pour moi, la psychiatrie est très réductrice, elle enferme les gens dans des étiquettes psy. On ne fait pas ça au CSMP, du moins on essaie, c’est déjà pas mal. […] J’ai aussi fait partie du Conseil Général, du coup j’ai vu l’autre côté, le côté plus social. Tout ça, ça m’a permis d’entendre des choses sur la psychiatrie. C’est très intéressant d’être aussi en dehors. Je suis aussi conseillère municipale et je milite pour mettre en place un forum social, citoyen au niveau de la communauté de Communes de Montrevel. Enfin bref, je suis dans pas mal de choses et je retrouve bien ce côté militant au CSMP. C’est important même si on n’en parle jamais trop, tout le monde le sait. On entend souvent dire que c’est le dernier bastion du CPA où on réfléchit encore… c’est dire comme c’est grave quand même pour une institution qui travaille sur l’être humain. » 232

Le référent du CSMP est en quête permanente de réflexivité et de contextualisation. Comme « l’intellectuel » décrit par Bertrand RAVON, « il tient sa force de l’expression publique de sa réflexion sur un monde troublé, laquelle distance au monde est fondée sur son autonomie, sa distance aux appartenances, sa « dissidence dans l’enracinement » (WALZER). »233 Bien souvent engagé politiquement (nous l’avons vu avec Mr TABARY, cela ressort également dans les propos de Mme LECONTE), son militantisme trouve écho dans les possibilités de prises de positions critiques à l’égard de l’institution psychiatrique (nous reviendrons en détails sur l’objet de ces critiques dans les chapitres 6 et 7).

‘Mme PARTSON : « J'ai fait de l'humanitaire chez MSF puis à la MAP, Médecine Aide Présence. Même en France d’ailleurs de toute façon quand j'ai postulé au CPA je cherchais également à travailler dans des circuits médico-sociaux. La compréhension de la psychiatrie, pour moi, c'était forcément de manière pluridisciplinaire. Il faut une assistante sociale, un circuit psychiatrique ne peut pas fonctionner seul.
G. PEGON : penses-tu que l'humanitaire t’a apporté quelque chose, une certaine dimension, que tu retrouves dans le carrefour ?
Mme PARTSON : oui, je pense. Dans les deux cas, il y a une vraie volonté de soin au départ. En faisant de l'humanitaire, à plus ou moins long terme, les professionnels se retrouvent dans un circuit dans lequel ils sont piégés, c’est comme au CSMP. Mais ils essaient de travailler quand même, parce que ce sont des ONG, et qu’ils ont une vraie volonté politique d'être dans le pays. Il faut savoir qu’ils se battent pour y aller quand même et qu’après les ONG se battent entre elles sur le terrain. Mais bon c’est autre chose. Il faut bien penser que pour connaître un pays il faut certes s’intéresser à la santé mais aussi à d’autres choses comme le scolaire, l’éducation, par exemple. Si tu maîtrises les choses qui tournent autour de la santé, ou en tout cas si tu sais ce qui s'y passe, alors tu peux agir dans le pays en termes de développement. […] Faire de l’humanitaire, ça donne des ouvertures sur la santé en général, de manière globale. On ne voit plus le soin de la même façon je trouve. Au carrefour, c’est pareil, on n'a pas le nez dans le guidon et on n’est tous d’accord pour ne pas l’avoir. Du coup, je ressens une certaine reconnaissance de cette manière de voir les choses. Je n'ai pas cette reconnaissance au niveau du CMP. Je l’ai au carrefour et au niveau de l’extérieur par tout ce qui est social, tout ce que je fais à l'extérieur. Lorsque je viens au conseil général et que je parle avec les assistantes sociales, on me demande mon avis, j’ai une certaine importance, alors qu’au CMP on ne me demande pas mon avis, je dois juste faire mon travail et c’est tout, mais quel travail ! »
Entretien individuel avec Mme PARTSON,
cadre infirmière de proximité, référente du CSMP.’

Les référents du CSMP font bien souvent de leurs expériences personnelles, qu’il s’agisse de leur expérience de la vie sociale, politique, ou de l’action publique, une forme d’engagement public234 qui leur permet de se situer personnellement dans le monde, d’avoir une vision singulière de leur pratique professionnelle. Ainsi, simultanément à la singularisation/personnalisation des usagers, nous observons une recherche de singularisation homothétique des pratiques, et des intervenants eux-mêmes. Les référents n’acceptent pas vraiment que leur mission et leur rôle ne soient dictés par l’amont comme c’était le cas traditionnellement dans la psychiatrie publique. Ils revendiquent plutôt le fait que ces missions et rôles soient orientés par l’aval, c'est-à-dire par la « personne », d’où un attrait pour la démarche participative. Ainsi nous rejoignons les propos d’Isabelle ASTIER qui souligne que « « bien faire son travail » dans ce cas nécessite moins de connaître les règlements et de les appliquer à la lettre ou encore d’adhérer à une déontologie professionnelle, que d’accompagner les usagers, comprendre leurs besoins et leurs aspirations et se soumettre à l’évaluation du résultat de son intervention. »235 En même temps, « cette nouvelle forme de travail […] suppose un engagement fort de la part du professionnel, une autonomie affirmée et une prise de risques au quotidien. »236Ainsi pour Mr TABARY : « Dans chaque étudiant, il y a un mai 68. Les référents, je crois que c’est un peu pareil. La précarité doit peut-être rester « hors les murs », hors des bouquins de psychiatrie pour qu’on reste du côté rebelle. »237

Notes
224.

Le terme d’affranchissement est emprunté à Jacques ION : « Ce terme fait d’avantage partie du vocabulaire politique que de celui de la sociologie. Il renvoie ordinairement, comme celui de l’émancipation, à un processus de libération par déprise d’avec les sujétions originelles, processus davantage côtoyé que conquis par celui qui en est alors considéré comme l’objet. Or d’une part, l’usage que nous en faisons n’implique nullement que nous envisageons ce processus de sortie de certaines formes d’attachements comme le résultat d’une intervention extérieure ; mais d’autre part, il ne s’agit pas pour autant de considérer ce même processus, sous l’angle d’une philosophie politique du Progrès, comme le résultat d’une conquête inscrite dans ce qui serait une histoire de la libération de l’esprit humain. » ION J., (2001), op. cit., p. 23-24.

225.

Propos de Mme LECONTE, assistante sociale, référente au CSMP. Réunion plénière octobre 2007.

226.

Cf. notamment à ce propos GOFFMAN E., (1968), Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Editions de minuit.

227.

JEANNOT G., (2005), op. cit., p. 33-34.

228.

Le terme « patates chaudes » fait référence au propos de Jean FURTOS qui a fait de cette problématique à la fois une légitimation et une compréhension de la clinique psychosociale (2000a), principal corpus doctrinal mobilisé par les référents du CSMP (cf. chapitre 2).

229.

JEANNOT G., (2005), op. cit., p. 33.

230.

Entretien individuel avec Mr TABARY.

231.

JEANNOT G, (2005), op. cit., p. 34.

232.

Extrait du cahier de notes personnelles. Propos reconstitués de Mme LECONTE lors d’entretiens individuels et de réunions plénières du CSMP.

233.

RAVON B., « Mobilisations intellectuelles et expression publique : du porte-parole à la parole partagée », dans ION J., (2001), op. cit., p. 162.

234.

ION J., PERONI M., (1997), Engagement public et exposition de la personne, Actes du colloque du CRESAL, Saint-Étienne, 3-5 octobre 1995, Editions de l’Aube.

235.

ASTIER I., (2007), op. cit., p. 149.

236.

Ibid.

237.

Extrait du cahier de notes personnelles. Mr TABARY. Réunion avec l’ORSPERE, mars 2007.